Rachida Dati : en danger de rupture
Préambule
C’est en observateur de la France que je propose la présente analyse. Il n’est pas de mon ressort de juger ou de condamner. Toutefois, en ami, je m’interroge. Je prie le lecteur de tenir cette analyse pour ce qu’elle est, c’est-à-dire une suite d’observations neutres, et non pour ce qu’elle n’est pas, soit une attaque politique contre un membre du gouvernement.
Le Monde rapporte une petite phrase qui pourrait paraître anodine si elle ne venait pas du président de la République. Pour la mise en contexte de cette phrase, citons à nouveau Le Monde : « Confrontée à une passe difficile avec des démissions en cascade dans son cabinet et des révélations dans la presse sur les déboires judiciaires de deux de ses frères, Omar et Jamal, Rachida Dati a crânement fait front, sous le regard de ses deux parrains, Simone Veil et Albin Chalandon ». Affirmant son soutien à la ministre, M. Nicolas Sarkozy a précisé davantage la feuille de route de cette dernière : « J’ai voulu un certain nombre de textes que Rachida a fait passer d’excellente façon, j’en souhaite d’autres : je pense notamment que la pratique des dénonciations anonymes n’est pas compatible avec l’idée que je me fais d’un État de droit et d’une République aboutie ». Permettez-moi de revenir sur cette dernière déclaration, plus loin, dans mon exposé.
Première constatation. Cet aveu de soutien du président de la République est-il, pour le moins, téméraire ou non ? Ce soutien aurait dû être manifesté, au premier chef, par le Premier ministre, après consultation auprès du président. Or tel n’est pas le cas : le Premier ministre, dont les interventions se sont faites plutôt rares en les circonstances, ne s’est nullement commis. Si la situation devait s’aggraver, quelle postule pourrait ou devrait adopter le président de la République ? Tolérer ou décider un retrait préventif de la ministre dont le but serait de sauver l’intégrité du Conseil des ministres ou de protéger le principe d’impartialité de l’appareil judiciaire ?
Deuxième constatation. Le cabinet politique de la ministre Dati a semblé vivre une crise de transition. Démissions, déclarations publiques d’organismes rattachés au ministère de Mme Rachida Dati et analyses diverses d’observateurs ou journalistes de toute allégeance politique. Pour illustrer ce propos, Midi Libre analyse en ces termes les démissions en cascade au sein du cabinet de la ministre : « Officiellement, le directeur est parti pour des raisons "privées", parce que son projet de remariage et ses enfants ne lui permettaient pas de se consacrer à 100 % à cette exigeante ministre. Quant aux trois autres, leurs décisions a été prise "d’un commun accord" avec Patrick Gérard, nouveau venu à la tête du cabinet. Mais les sources anonymes critiquent le caractère "autoritaire" de la ministre et ses manières jugées abruptes ou cavalières à l’égard d’un corps judiciaire, hauts magistrats ou avocats, habitué à être traité avec la déférence due à ces princes de la République ».
Ce qui était du domaine « privé », dans le cas de la démission du directeur, ne l’est plus. Dans une petite phrase, l’air de rien, nous apprenons que le directeur est en projet de remariage et que ce projet ne peut occuper tout son temps. Le lecteur vient d’être associé au secret de famille du directeur en question. Pourtant, certains quotidiens n’avaient pas hésité à voir dans cette démission au-delà des raisons personnelles du directeur : selon L’Est républicain du samedi 7 juillet 2007, « depuis plusieurs jours les rapports entre ce magistrat expérimenté et la ministre de la Justice s’étaient dégradés, au point que l’intéressé décide hier de jeter l’éponge. En fin de journée, Michel Dobkine a réuni tous ses collaborateurs pour annoncer son départ, en expliquant : "J’en ai assez de me faire insulter toute la journée" », précisait le journal.
En ce qui concerne les autres démissions, prises « d’un commun accord », un détail vient en colorer les faits : le recours à des sources anonymes. Et ces sources sont volubiles, à tout le moins. La ministre est autoritaire, ses manières sont abruptes, voire cavalières, à l’égard du corps judiciaire. Il semblerait que ce corps judiciaire reproche à la ministre une rupture de ton, ce qui devrait s’inscrire parfaitement dans la rupture voulue par le nouveau président de la République. Cela tendrait à confirmer les commentaires non avérés du directeur du cabinet, cités par L’Est républicain. Elle s’en est expliquée dans ce point de presse.
Derrière ces sources ne se cache-t-il pas en réalité une profonde division idéologique sur la nouvelle administration de la justice et sur les orientations qu’entend prendre le nouveau gouvernement en la matière ? Par expérience, au cours de mes dernières trente années vécues au sein du gouvernement du Québec, j’ai appris à relativiser ces sources anonymes et ces crises transitoires en début de mandat. Une telle crise est plus grave, et plus symptomatique d’un fonctionnement erratique, en milieu de mandat. La gestion du changement est difficile et contraignante. D’abord pour la personne en autorité qui doit la mener à terme. Et pour les fonctionnaires qui doivent l’accepter et la soutenir. La Fonction publique réagit, en général, très mal ou très lentement au changement. Que ce soit en France ou partout ailleurs dans le monde.
Troisième constatation. Le malheur n’arrive jamais seul. Voilà maintenant que la presse révèle dans toute sa crudité une partie de la vie privée de la ministre qu’elle aurait, j’imagine, souhaité maintenir dans l’ombre : deux de ses frères sur onze ont des déboires avec la justice. Jamal, 34 ans, doit comparaître devant la Cour d’appel après avoir été condamné en première instance pour trafic de stupéfiants. Il avait été condamné en 2001 à trois ans dont 18 mois ferme pour un trafic d’héroïne. Omar, 35 ans, fait lui aussi l’objet d’une procédure pour trafic de stupéfiants. Il est placé sous contrôle judiciaire depuis juin 2005 après avoir été interpellé dans le cadre d’un trafic de cannabis. Dans ce dernier cas, les faits portent sur un trafic de drogue de « moyenne importance ».
Selon SOS racisme, la ministre « paie, dès son arrivée, le prix fort d’être la première personne issue de l’immigration maghrébine à accéder à une telle responsabilité ». Ce commentaire ne se justifie guère. La situation familiale n’était pas inconnue de la ministre avant d’accepter ses responsabilités. Elle devait bien se douter, à moins d’une grande naïveté de sa part, qu’un jour ou l’autre, cette situation éclaterait au grand jour. Par contre, question plus importante : le président de la République connaissait-il la situation familiale de la ministre avant de lui confier la responsabilité de Garde des sceaux. Si oui, il a fait preuve d’une grande témérité. Si non, il y aurait lieu de revoir, conformément à son désir de rupture, la procédure des nominations ministérielles au sein de son propre gouvernement.
Ce qui pourrait apparaître singulièrement cruel, dans les circonstances, est que ces faits éclatent au moment même où la ministre a fait adopter une loi contre la récidive : « Je suis déterminée à lutter contre la récidive », a expliqué Rachida Dati. « La justice sera plus ferme lorsque nous aurons redonné un sens à la sanction ». Force est de constater que la Garde des sceaux affiche une détermination sans faille : « Ma responsabilité est d’assurer une réponse de fermeté pour stopper la spirale de la récidive ». Ses frères en délicatesse avec la justice placent-ils, insidieusement, leur sœur ministre en position délicate avec le pouvoir exécutif (enquêtes policières) et avec l’appareil judiciaire ?
Pour clore cette avalanche d’événements fâcheux, pour le moins, samedi, après s’être emparés d’un hélicoptère et pris en otage son pilote à l’aéroport de Cannes-Mandelieu, les complices d’un détenu de prison, Pascal Payet, sont venus, peu après 18 heures, le cueillir sur le toit d’un local technique de la prison de Grasse, dans les Alpes-Maritimes. La ministre a visité dimanche matin la prison de Grasse, où elle s’est enquise des circonstances de l’évasion. Elle est repartie en fin de matinée sans faire de déclaration. Qu’aurait-elle pu dire dans les circonstances ? Pourtant, le jour même de l’évasion, soit samedi, la ministre avait déclaré, lors d’une rencontre informelle avec les gardiennes et gardiens, au centre pénitentiaire de Rennes, une prison de femmes, qu’ « en dépit de l’absence de grâces (cette année) nous n’avons aucun incident à déplorer. Nous vous le devons », a-t-elle dit. « Tant que je serai à la tête de ce ministère je serai toujours à vos côtés et ma porte vous sera toujours ouverte », a-t-elle ajouté.
Quatrième constatation. Dans sa feuille de route, le président de la République a confié à la Garde des sceaux de lui présenter des textes sur : « les dénonciations anonymes qui ne sont pas compatibles avec l’idée qu’il se fait d’un État de droit et d’une République aboutie ». Il faut bien comprendre que l’affaire Clearstream veille en filigrane dans ce commentaire présidentiel. En janvier 2006, Nicolas Sarkozy porte plainte pour dénonciation calomnieuse : « Je veux savoir qui m’a mis sur ces fichiers et pourquoi ». Quelles instructions donnera le président de la République, qui est partie civile dans une affaire dont il se dit « victime », à la Garde des sceaux ? D’autant plus que nous savons maintenant, de manière plus précise, que les faux listings de comptes ainsi que des courriers, adressés au printemps 2004 au juge Renaud van Ruymbeke, accusaient à tort des industriels, des politiques, dont Nicolas Sarkozy, et des membres des services de renseignement d’avoir touché des pots-de-vin dans la vente de frégates militaires françaises à Taïwan en 1991.
Interrogé lors d’un point de presse, en marge de sa visite en Tunisie, pour savoir s’il allait retirer sa plainte, le chef de l’État français a répondu : « Non ». C’est là son plein droit tout en poursuivant : « Vous êtes les premiers [les journalistes] à stigmatiser toute forme d’intervention des politiques sur la justice et vous êtes les premiers à demander de la part des politiques et de quelqu’un qui est en même temps président du Conseil supérieur de la magistrature, un commentaire. Où est la logique ? ». Plus inquiétante serait la remarque du président sur les dénonciations anonymes, rapportées par Le Monde : « Alors que le chef de l’État, avec d’autres personnalités, avait été accusé faussement, sur dénonciation anonyme, de détenir des comptes occultes chez Clearstream, le président a ajouté : "On m’appelle à être le garant des libertés, eh bien en voilà une : ne pas permettre aux revanches de se manifester de façon anonyme". »
Nul doute que la Garde des sceaux, dans le dossier de Clearstream, devra naviguer avec délicatesse et circonspection. Or voilà justement ce que lui reprochent les fonctionnaires du corps judiciaires. Le Garde des sceaux doit préserver le principe inaliénable que nul n’est coupable avant procès. Le président qui donne des instructions aux Gardes des sceaux sur des revanches formulées en termes de dénonciations dont il a été victime et dont il s’est constitué partie civile, le Garde des sceaux qui reçoit instructions de présenter au président de nouveaux textes sur ces dénonciations, un corps judiciaire excédé par la gestion de la ministre, tout cela augure-t-il une stricte neutralité du système judiciaire et un droit à un procès juste et équitable aux personnes qui seront poursuivies, si tant est que de telles poursuites puissent être mises en marche un jour ?
Conclusion. La Cour suprême du Canada, dans un important jugement, rappelait l’importance pour les juges de pratiquer l’impartialité. Permettez-moi, en tant qu’observateur étranger et en guise de conclusion, de vous rappeler ce principe fondamental cité en rappel par la Cour suprême canadienne : « Le serment que prononce le juge lorsqu’il entre en fonctions est souvent le moment le plus important de sa carrière. À la fierté et à la joie se mêle en ce moment le sentiment de la lourde responsabilité qui accompagne cette charge. C’est un moment empreint de solennité, un moment déterminant qui restera gravé dans la mémoire du juge. Par ce serment, il s’engage à rendre la justice avec impartialité. Ce serment marque la réalisation des rêves d’une vie. Il n’est jamais prononcé à la légère. Durant toute leur carrière, les juges canadiens s’efforcent d’écarter les préjugés personnels qui sont le lot commun de tous les humains pour faire en sorte que les procès soient équitables et qu’ils paraissent manifestement équitables. [...] Il est juste et bon que les juges soient tenus de respecter les plus hautes normes d’impartialité car ils sont appelés à statuer sur les droits les plus fondamentaux des parties. Cela vaut autant pour les litiges entre les citoyens que pour ceux entre les particuliers et l’État. Tout commentaire fait par un juge à l’audience est pesé et évalué par la collectivité et par les parties. Les juges doivent être conscients qu’ils sont constamment jugés et ils doivent faire tout leur possible pour remplir leur fonction avec neutralité et équité. Cela doit être la règle cardinale qui guide leur conduite ».
Au regard de la situation difficile de la Garde des sceaux et au regard de l’implication personnelle du président, est-ce que toutes les conditions sont réunies pour assurer l’indépendance de l’appareil judiciaire dans des causes qui touchent d’aussi près deux membres importants du gouvernement ? Est-ce que cette cascade d’événements fâcheux, autour de la ministre, n’aura pas pour effet de remettre en cause sa crédibilité ?
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