Religion et plaisir (2)
Si l’Islam tolère le plaisir sexuel, il doit être encadré théologiquement. Cependant, une interprétation moins austère de la religion musulmane, érudite et hérétique à la fois peut déboucher sur l’acceptation du plaisir des sens. Quand le Prophète déclare que ce qu’il a le plus aimé, ce sont « les femmes, le parfum et la prière » (remarquons que la prière arrive en troisième position dans la bouche du saint homme), on n’est pas loin de la profession de foi des catholiques rhénans que vantent les chants, les femmes et le vin, (« Lied, Frauen und Wein »). Finalement, tout dépend comment on envisage de prier Dieu ! Omar Khayyâm aimait le vin et les femmes, il n’en respectait pas moins son Dieu. Pour un véritable jouisseur, l’existence de Dieu ne pose pas de problème si elle n’est liée au châtiment, à la mortification et à la repentance. Un fêtard trouverait son compte en un Christ qui au lieu de souffrir sur la croix pour notre salut réitérerait au quotidien les noces de Cana en multipliant à loisir les verres de pastis et les arachides sur le zinc du bistro du coin. Une eucharistie où la fade hostie serait remplacée par une olive anchoitée ou par un canapé au foie gras truffé aurait une dimension conviviale qui n’aurait rien de blasphématoire, bien au contraire. Par contre, « prenez et sucez, car ceci est mon gland » nous rapprocherait par trop de la pensée gnostique.
Hélas, Socrate et surtout Platon ont eux aussi été récupérés par le christianisme en gommant la dimension sexuelle qui se rattachait à leur enseignement. La sentence, « Un homme doit-il se marier ? Quoi qu'il fasse, il se repentira », va dans le sens de la pensée de Paul dans la misogynie. Cela peut être aussi interprété comme un choix assumé de Socrate et comme un aveu à mi-voix de saint Paul sur son orientation sexuelle. Les aphorismes, déclarant le mariage comme un mal nécessaire, n’incitent pas en contrepartie aux plaisirs hétérosexuels officialisés, c’est le moins qu’on puisse dire. La philosophie grecque souvent agnostique, paradoxalement peu sexuée face à des Dieux fornicateurs semble avoir précédé la défiance des chrétiens vis-à-vis du sexe. Le monothéisme s’en affranchit au nom de Dieu et le philosophe grec, en général, affirme son libre arbitre en ne suivant pas les dérives sexuelles de ses Dieux contemporains. En fin de compte, religion et plaisirs sont incompatibles et immiscibles comme l’huile et l’eau. La spiritualité est un effort quotidien qui ne laisse pas de place à la frivolité, seuls les hérétiques sont capables de comprendre le contraire en louant Dieu à travers la chair. L’athéisme n’en libère pas le corps et l’esprit pour autant. Lorsqu’il n’intègre pas dans son expression une mystique de l’esprit toute aussi austère que la foi, l’athéisme se méfie trop souvent du corps, même si cela est dit au nom d’autres valeurs. Porter sa croix a un sens dans le dolorisme chrétien qui dépasse largement le sens du pathos. Le mimétisme de la crucifixion au quotidien dans sa dimension masochiste remplace toutes les autres formes de jouissance.
Notons que les interdits alimentaires qu’ils soient talmudiques, islamiques ou concernant quelques sectes chrétiennes d’outre-Atlantique ne sont qu’un autre type d’interdictions théoriquement voulues par Dieu pour marquer son emprise sur les hommes. Dieu aime faire chier les humains ! En interdisant, Dieu ou du moins ceux qui parlent en son nom, affirme son existence. De fait, les croyances se sont développées au fil des siècles bien avant l’apparition des monothéismes. Dans les sociétés traditionnelles africaines la consommation de certains animaux est aussi taboue. Dans certaines cultures ces interdits concernent les enfants, les femmes et tout particulièrement celles qui sont enceintes. Tout est fait dans les sociétés traditionnelles pour que les hommes adultes aient accès aux meilleurs morceaux et les explications ésotériques veulent donner une légitimité aux interdits. Le monothéisme, pour sa part, applique sa règle à tous les croyants et que ce soit le Carême chrétien dans sa forme mineure occidentale ou extrême dans sa forme éthiopienne ou au travers du Ramadan on retrouve une volonté d’identification et d’appartenance au groupe. L’interdit du porc, de la consommation de vin, de vache ou de tout produit d’origine animale chez les juifs, les musulmans, les hindouistes et les jaïnistes trouve des justifications pseudo-scientifiques a posteriori, mais le principal objet de l’interdiction est l’identification à un groupe et la mainmise du clergé en place sur les fidèles. Il n’existe hélas aucune statistique, mais il serait intéressant de connaître le nombre de fidèles qui bravent les interdits, non par perte de la foi mais par curiosité et satisfaction d’enfreindre la loi divine, ne fût-ce qu’en cachette et au moins une fois dans leur vie. Il existe probablement de par le monde un nombre non négligeable de juifs et de musulmans pas trop regardants sur la pratique religieuse qui mangent du jambon et d’hindous qui consomment du steak mais qui ne s’en vantent pas, tout simplement pour avoir la paix. Mais reconnaissons que quelle que soit la croyance, enfreindre un interdit dépasse en jouissance la valeur de l’interdit en lui-même. Ce n’est pas le saucisson qui est bon en soi, mais le fait d’en manger pour se prouver à soi-même que l’on peut exister en dehors de sa communauté d’origine. L’alcool a meilleur goût quand il est consommé avec discrétion dans un pays musulman ou dans l’Utah des Mormons. Un Pastis allongé avec de l’eau de Zam-zam, la source des lieux saints de l’islam, doit aussi avoir un autre goût, celui du blasphème et de la digression. Se laver le pénis à l’eau bénite de Lourdes après une copulation adultère doit aussi apporter son lot d’excitation.
Que l’on soit croyant ou non, que l’on applique ou non les préceptes d’une religion, on ne fait en sorte que pratiquer une forme d’onanisme de l’esprit quand à court d’arguties, on rejette la sexualité. La condamnation de la pulsion libidinale qui actuellement persiste dans les sociétés laïques n’est que la traduction d’un conformisme comportemental dépassant désormais les contraintes morales imposées par la religion. En empêchant l’autre de jouir, la société religieuse ou laïque renforce son désir de domination, que cette initiative vienne d’un puissant, d’un législateur ou d’un simple citoyen portant un jugement moral sur ses voisins ou compatriotes. Et puis, malgré l’affirmation de Nietzsche, Dieu n’est pas encore mort. Il avait été sérieusement assommé entre la fin du XIXème siècle et le début des années 80. Il était KO debout et il a été sauvé par le Pape polonais et la chute du mur de Berlin, le sida, la CIA qui a inventé, ou du moins grandement aidé l’émergence de l’islamisme politique avec l’aide involontaire de l’Etat d’Israël par son mépris des Arabes. Dieu est de retour et il continue même en avançant masqué sous les oripeaux du laïcisme par la déification de la nature et des droits de la femme. Dieu revient en force, quelquefois sous un autre nom pour agresser le jouisseur et hélas, il ne se développe plus de nouvelles hérésies en son nom en dehors de sectes captivées uniquement par l’argent.
La seule question que devrait se poser le croyant et qui en vaille la peine est la suivante : Pourquoi Dieu m’emmerde-t-il s’il veut que je croie en lui ? Si Dieu était moins narcissique et imbu de lui-même, il lâcherait la grappe de ses fidèles et les laisserait baiser, s’empiffrer sans interdit alimentaire tout en louant son nom. Décidément Dieu est aussi complexe et indécis qu’un homme devant le choix d’une cravate ou d’une femme devant celui d’un réfrigérateur ou d’une robe du soir. Pour un croyant hédoniste, Dieu devrait être aussi présent dans un temple que dans une giclée de sperme.
Pour l’athée le désir de souffrance rédemptrice ne passe pas par Dieu mais par le sentiment de culpabilité qui peut être collectif, entretenu par une vision du monde faisant la part belle au sacrifice et au repentir. L’antiracisme, l’anticolonialisme, la repentance vis-à-vis de l’esclavage et la culpabilité du pollueur face à la nature innocente tiennent de cette mortification laïque qui a pris ses racines au cœur du christianisme. Il n’est pas encore apparu sur la scène médiatique littéraire un nouveau Malraux pour nous déclarer, le XXIème siècle sera jouissif ou ne sera pas. Car ce serait une erreur grossière de réduire la culpabilité au seul domaine religieux. Les laïcs occidentaux en ont récupéré le concept et l’ont modifié, pire, ils l’ont sécularisé. Un seul exemple peut en résumer la portée. Au niveau décibels un nourrisson fait autant de bruit qu’une tablée de convives raisonnables si ce n’est largement plus, sauf s’ils écoutent Led Zeppelin à fond à 3 heures du matin. Mais on ne sonnera pas à la porte du voisin si son gosse braille à pierre fendre toutes les nuits. Par contre, la moindre fête dans un immeuble entraîne souvent des récriminations. En dehors de la gêne sonore, c’est la frustration de savoir que d’autres s’amusent sans vous qui incite à protester, mais c’est aussi le désir de culpabiliser le fêtard. Dans d’autres domaines et en particulier dans celui de la sexualité, le plaisir est mal vu et ressenti comme une agression par ceux qui ne participent pas. Celui qui s’amuse est stigmatisé au nom d’une morale frustrante qui n’a désormais plus besoin de Dieu. Soit il est soupçonné de lubricité, soit il n’est pas assez rentable au niveau économique, soit il crée de la jalousie qui se masque le plus souvent derrière des appréciations morales. Le pire, c’est que pour les athées, il n’y a aucun espoir d’un au-delà meilleur comme compensation à une bonne conduite sur terre. Cette absence d’espérance ne les empêche pas pour autant de prôner une forme de modération dans la jouissance au nom d’une éthique mortifère qui doit chercher ailleurs ses justifications que dans le respect des lois divines. La presse à trop parlé de la société des loisirs, sans s’être aperçue que le loisir n’est encouragé qu’à des fins mercantiles et non pour satisfaire la libido et l’hédonisme des humains. Le loisir n’est concevable désormais que dans une optique économique de création d’emploi et de richesses.
L’invention d’une austère morale laïque a dû venir au début d’une réaction de protection des athées face à la vindicte des croyants qui les accusaient de tous les maux du fait de leur absence de foi. Il fallait montrer qu’il était possible d’être strict et rigoureux sans avoir besoin d’un dieu. Mais aujourd’hui dans de nombreux pays occidentaux, la foi est en perte de vitesse et néanmoins la condamnation de la jouissance perdure pour ne pas dire qu’elle s’amplifie. Les adeptes du moralisme laïc sont le plus souvent agnostiques cela ne les empêchent pas de se comporter avec la même rigueur morale que les Pères de l’Eglise et d’aspirer à une vie monacale dans le respect de la nature. Le désir de désexualiser la société est du même acabit. Au nom du féminisme, de l’égalitarisme, chaque sortie de route, fût-elle minime dans le domaine sexuel, est mise au pilori.
L’absence d’espérance dans un monde futur de type paradisiaque doit cependant être remplacée par quelque chose de suffisamment puissant et attractif pour astreindre les gens à une nouvelle morale. Puisque le Paradis n’existe pas, il faut l’idéaliser sur terre, il faut le remplacer par une espérance attrayante pour faire des disciples. L’écologie dogmatique en quasi déifiant la nature veut créer cette espérance. L’Apocalypse n’est plus celle de Jean prédite à la fin des temps, elle nous guette d’ici quelques décennies si nous n’y prenons garde. Dans les années d’après 1945 jusqu’à la fin de la Guerre Froide, le cataclysme nucléaire était la principale menace contre la survie de l’humanité. Le danger de guerre nucléaire s’estompant, c’est le nucléaire civil qui est désormais mis en avant. La pollution est le deuxième cheval de bataille de cette mouvance qui revisite à sa manière le châtiment promis au Pharaon sous la forme des dix plaies d’Egypte. Pour ses adeptes, Dieu n’est pas mort, il est ressuscité de ses cendres, tel le Phénix, sous un nouvel avatar qui est la nature, mieux l’environnement. Saint François d’Assise parlait aux animaux, les défenseurs de la planète se prosternent devant l’éléphant, le panda et la baleine. Les créatures de la nature sont encore plus respectables que celles de la création divine, car elles n’entrent pas dans une hiérarchie où l’homme jouit d’une place prépondérante du fait d’une volonté céleste. Plus de hiérarchie parmi les espèces donc, à un bémol près que cette optique se présente sous une certaine forme d’anthropomorphisme. Ainsi les dauphins et les bébés phoques sont plus à même de trouver d’ardents défenseurs qu’une variété de mygale ou de rat taupier. Que peut-il rester du plaisir au quotidien quand on croit que notre existence n’a pas plus de valeur intrinsèque que la survie du moindre coléoptère ? N’en déplaise à Blaise Pascal, l’espoir de l’homme n’est dorénavant plus dans le salut de son âme, mais dans celui de la planète.
Enfin, la religion tente de remplacer la satisfaction du corps par celle de l’esprit. Pour cela elle a inventé le concept de charité et de don que l’on retrouve autant chez les musulmans avec la zakat, l’aumône, qui est l’un des cinq piliers de l’islam, que chez les juifs avec l’annulation des dettes, mais surtout parmi les chrétiens qui ont développé une charité dirigée vers le pauvre. Tout cela est fait égoïstement pour obtenir le salut de son âme, mais le miséreux qui reçoit l’aumône en profite tout de même matériellement. Quand elle n’est pas pratiquée par crainte et recherche du salut, la charité débarrassée de ses oripeaux religieux est en fait un déplacement de l’objet de jouissance. Un moyen d’éprouver du plaisir par transfert. Le bonheur d’aider est une forme d’autoérotisme, ou plutôt de voyeurisme attisé par le spectacle du contentement du bénéficiaire.
La morale laïque a récupéré l’orientation altruiste de la charité chrétienne en inventant l’aide humanitaire, qui avant de devenir depuis deux décennies une industrie et une usine à gaz pléthorique et inefficace dans les mains des organisations internationales, des Nations Unies, de l’Union Européenne, d’USAID et des grandes ONG, avait eu le mérite de s’intéresser au sort de l’autre quand il souffre. La cause humanitaire débarrassée de la charité chrétienne est la fille d’Eva Perón avec ses descamisados et de Guy Lux avec l’invention du concept sans frontières. Malheureusement, l’élan altruiste et la solidarité s’émousse de plus en plus, et l’aide aux pays dits en voie de développement est devenue une foire malsaine de carriéristes et de fonctionnaires internationaux grassement payés, faisant des ronds de jambes à une clique de dirigeants et responsables locaux prédateurs de leurs peuples. On peut exprimer de la joie et de la satisfaction en voyant un enfant dénutri revenir à la vie, sauf à se poser la question de son avenir économique, mais quand pour un maigre résultat, il faut assister à des réunions sans fin de soi-disant experts, taper des dizaines de rapports que personne ne lira, arroser de prébendes des homologues et des politiciens locaux pour avoir le droit de faire semblant d’être efficace, alors, le plaisir s’émousse et le cynisme ou le désespoir s’installent.
S’il fallait comparer le rendement efficacité/coût de l’aide humanitaire avec l’économie privée, le bilan serait catastrophique tant le gaspillage et l’incurie sont énormes. L’aide sert le plus souvent à engraisser les prédateurs. On peut légitimement se demander si le prix à payer pour sauver un enfant de la famine doit passer par l’enrichissement illicite d’un seigneur de la guerre ou l’engraissement de fonctionnaires véreux à l’avidité sans bornes. Trop souvent, l’aide internationale est soit pillée, revendue, soit distribuée aux affidés. Le personnel local des ONG, les homologues des « gouvernements » locaux ne pensent dans leur immense majorité que per diem et avantages immérités, et pour les obtenir, ils ânonnent des mots-clés, les sinistres key-words, des Nations-Unies pour montrer leur allégeance au système. Les expatriés passent désormais plus de 70% de leur temps à pondre des rapports, faire des présentations Power Point, des PDF, des tableaux Excel et à jacasser dans les meetings de coordination des Nations Unies. Pendant ce temps, les gens crèvent de faim ou d’autre chose, mais les courbes, les camemberts et les colonnes de statistiques sont parfaits. L’humanitaire est sorti de sa vocation initiale depuis une bonne dizaine d’années, sous la houlette de toute une bande de technocrates loin de la réalité du terrain qui tremblent comme des pleutres devant les petits potentats locaux. Le mal a en fait commencé insidieusement avec le débarquement en Somalie sous le regard des caméras en direct et la pitoyable affaire du sac de riz, exercice narcissique d’un individu en quête de notoriété plus que de dévouement à la cause humanitaire. La plupart des ONG, quant à elles, sont devenues en deux décennies aussi inefficaces et prétentieuses que les agences des Nations-Unies. La principale qualité de l’UNICEF est de savoir vendre des cartes de vœux, pour le reste de ses actions de terrain, on peut franchement douter.
La dimension généreuse et (partiellement) désintéressée ne reste aujourd’hui que chez quelques vieux missionnaires rassis et de rares utopistes œuvrant sur le terrain avec autre chose que du dévouement dans des organisations confidentielles au sein des populations autochtones, sans se soucier de l’avis des politiques. L’humanitaire est malheureusement tombé trop souvent sous la coupe d’arrivistes, de technocrates, de calculateurs et de lâches à la botte de fonctionnaires et de politiciens locaux corrompus et de parasites qui gravitent dans son orbite. Le plaisir d’aider l’autre, celui qui est faible ou fragilisé a quasiment disparu de la planète de l’aide internationale. L’humanitaire a perdu sa dimension à la fois festive et altruiste qui faisait la grandeur de son engagement.
Dieu, lui est toujours là et il continue à emmerder les croyants, alors qu’on pourrait s’attendre de lui un peu plus de compassion.
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