Un athée peut-il être fanatique ?
Suivant la définition que nous avons donnée au fanatisme dans notre article sur la manifestation du fanatisme dans les trois grandes religions monothéismes, nous osons poser la question de savoir si l’athée peut être fanatique. Cela revient à se demander si l’athéisme est compatible avec le fanatisme ; si on peut trouver des athées qui sont devenus fanatiques.
Rafraîchissons-nous d’abord la mémoire en rappelant la définition que nous avons donnée au fanatisme. Nous avons dis que le fanatisme se dit plus ordinairement d'un zèle outré, et souvent cruel, pour une religion, ou d'un attachement opiniâtre et violent à un parti, à une opinion, etc. Pour Voltaire, le fanatisme est à la superstition ce que le transport est à la fièvre, ce que la rage est à la colère[1].
Nous sommes conscients que pour entreprendre une telle tâche, il faut une connaissance profonde de l’athéisme. N’étant pas athée ou ne l’ayant pas été un moment de notre vie, nous allons nous contenter de ce que disent les athées eux-mêmes de leur doctrine. Sur ce, nous allons voir dans un premier temps le contenu de l’athéisme, ensuite sa spiritualité et aborder enfin la relation entre l’athéisme et le fanatisme.
Athéisme vient du grec a, « non » et theos, « dieu », une doctrine qui nie l’existence de Dieu. Théorie polémique par excellence, fondée sur une négation, l’athéisme est condamné par les croyants qui l’identifient au « mal moral », et récusé par de nombreux penseurs rationalistes qui préférèrent adopter le terme d’agnosticisme. Désignant d’abord l’appartenance à une autre religion — les Romains du Ier siècle qualifiaient les chrétiens d’« athées », entendant par là que ceux-ci rejetaient le culte polythéiste traditionnel —, il constitue une théorie nourrie par la philosophie matérialiste et l’esprit libertin.
En réaction à la vision religieuse qui affirme, à la manière de Pascal, le caractère tragique de l’existence, l’athéisme développe l’image d’une humanité lucide et courageuse, représentée par le personnage mythologique de Prométhée et par la figure littéraire du libertin Don Juan. Comme eux, les athées rejettent l’ordre divin et refusent de se laisser dominer par la peur de la mort.
Résistant à l’angoisse suscitée par la perspective d’un anéantissement, la philosophie athée conçoit sereinement la condition humaine, sans se réfugier dans l’illusion d’un passage vers une autre vie. Pour ce courant de pensée, Dieu n’existe pas et, par conséquent, selon l’expression de Jean-Paul Sartre, l’Homme est « condamné à la liberté »[2]. L’athéisme est une option. Dieu n’est évident pour personne. Cela devrait faire comprendre aux croyants l’athéisme des athées. Le point de départ de l’athéisme n’est pas la raison. C’est un acte fondamental de choix moral, une libre détermination cruciale. L’athée ne devient tel qu’en vertu d’un acte de liberté dans la production duquel il engage sa personnalité tout entière. « L’athéisme est une prise de position qui engage la vie, une attitude de toute la personne, et non seulement une pensée : il implique donc des facteurs extra-intellectuels et au moins dans plusieurs cas, un choix libre »[3]
Croire, c’est tenir pour vraie une proposition. Du point de vue psychologique, l’action de tenir pour vrai peut se manifester diversement, par des conduites ou des déclarations. Logiquement, il y a deux façons (au moins) de nier une croyance : « ne pas croire » ou « croire que ne… pas ». En outre, la phrase « je crois en Dieu » est l’expression d’une confiance globale qui, pour ne pas rester une simple effusion, doit inclure un « je crois que Dieu existe ». Mais la phrase « Dieu existe » n’a que les apparences d’une proposition existentielle, car on ne peut pas désigner un quelque chose qui aurait pour prédicat « être-Dieu ». Le « je crois » n’est pas éliminable par une démonstration ostensive, mais il doit être rendu raisonnablement acceptable par des arguments (tels que l’ordre du monde ou les événements de l’histoire sainte, etc.). Alors, que nie l’incroyant ? Il nie la crédibilité de ces arguments. Sa négation porte essentiellement sur les motifs de crédibilité. L’incroyant ou l’athée ne nie pas que les traditions religieuses puissent être porteuses de valeurs authentiques dont les êtres divins sont le symbole et qui méritent de passer dans l’héritage commun, mais il nie que l’on puisse prendre au sens littéral les jugements de réalité qui définissent la croyance comme telle. De plus, prendre cette croyance comme une vérité peut faire tomber dans le fanatisme. On peut suspendre son jugement, mais, par définition celui qui suspend son jugement ne croit pas[4].
D’après André Comte-Sponville, il y a six arguments principaux qui l’amènent à ne pas croire en Dieu et à ne pas croire qu’il existe :
« la faiblesse des arguments opposés (les prétendues « preuves » de l’existence de Dieu) ; l’expérience commune (si Dieu existait, cela devrait se voir et se sentir davantage) ; mon refus d’expliquer ce que je ne comprends pas par quelque chose que je comprends encore moins ; la démesure du mal ; la médiocrité de l’homme ; enfin le fait que Dieu corresponde tellement bien à nos désirs qu’il y a tout lieu de penser qu’il a été inventé pour les satisfaire, au moins fanatiquement (ce qui fait de la religion une illusion, au sens freudien du terme)[5] ».
Voilà en bref le contenu de l’athéisme, ce que nous pouvons appeler athée. On peut se demander s’il peut y avoir une spiritualité pour les athées. Selon André Comte-Sponville, les athées ont une spiritualité.
La spiritualité des athées
Après la question de l’existence de Dieu, une nouvelle surgit : celle de la spiritualité des athées, question qui, plus que Dieu, la religion ou même l’athéisme, est la « plus importante[6] » selon Comte-Sponville. Sachant que concilier spiritualité et athéisme étonne plus d’uns, il commence par justifier son postulat : « que je ne croie pas en Dieu, cela ne m’empêche pas d’avoir un esprit, ni ne me dispense de m’en servir[7] », de même ne pas avoir de religion, ce n’est pas une raison pour renoncer à toute vie spirituelle, puisque l’esprit est la plus haute fonction de l’homme, qui fait de nous autre chose que des bêtes[8].
Après avoir posé ce postulat, Comte-Sponville revient maintenant au problème de la spiritualité sans Dieu. Pour lui, la spiritualité, c’est la vie de l’esprit et l’esprit selon Descartes est une chose qui pense. C’est une « chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent » [9] . À Comte-Sponville de compléter la liste, « qui aime, qui n’aime pas, qui contemple, qui se souvient, qui se moque ou plaisante[10] » peu importe ce que cette chose peut être. Mais l’esprit n’est pas une substance ; c’est une fonction, c’est une puissance, c’est un acte (l’acte de penser, de vouloir, d’imaginer, de faire de l’humour…), et cet acte au moins est incontestable- puisque toute contestation le suppose.
Etre athée n’empêche guère de poser l’existence de l’absolu entendu comme « ce qui existe indépendamment de toute condition, de toute relation ou de tout point de vue[11] », sinon ce serait tomber dans les pièges du naturalisme, l’immanentisme ou du matérialisme qui récuse tout surnaturel, toute transcendance, tout esprit immatériel y compris Dieu. Il faut aussi reconnaître qu’il existe d’immenses spiritualités qui ne sont en rien des religions, et que si tout est naturel, la spiritualité l’est aussi et que l’esprit fait partie de la nature. Il n’est guère là question de consolation, mais plutôt de libération. L’expérience de la nature, dans son immensité, « aide l’esprit à se libérer, au moins en partie, de la petite prison du moi[12] ». Cela est d’autant plus vrai que, en même temps que tout nous angoisse ou du moins peut nous angoisser, c’est paradoxalement le Tout lui-même qui nous apaise en nous sortant de nous-mêmes de sorte qu’il n’y a plus personne en nous pour avoir peur, ni même pour être rassuré, ou du moins plus personne, en cet instant là, en ce corps-là pour se soucier de la peur ou de la sécurité, de l’angoisse ou du danger[13].
Ainsi se présente ce qu’André Comte-Sponville appelle la spiritualité des athées sans rentrer dans les grands détails. Il parle du mystique et mystère, de l’immanence, le sentiment océanique de Nietzsche et autres choses encore dans son livre L’esprit de l’athéisme, introduction d’une spiritualité sans Dieu. Après cette présentation, ne serait il pas bon de voir quelle relation peut exister entre l’athéisme et le fanatisme d’autant plus que l’athéisme semble prendre l’allure d’un groupe voire une religion ?
Le fanatisme religieux et l'athéisme
La vogue que connurent au XVIIIe siècle les termes de « fanatisme » et de « fanatique » n’a pas laissé d’imprégner les esprits d’une réprobation qui, jusqu’à nos jours, s’est attachée à la défense intransigeante et outrancière d’une communauté, d’un parti, d’une idée, d’une opinion. En dépit de son acception péjorative, la notion même de fanatisme est restée fidèle à son sens initial, dépourvu de malveillance. Que désigne en effet le mot « fanatique », dérivé de fanum (temple) ? Un devin inspiré, chargé d’interpréter les augures. Plus particulièrement, un prêtre du culte de Bellone, qu’un délire sacré pousse à se mutiler et à verser son sang. Que Bellone, plus tard confondue avec Cybèle, soit la déesse du sol, de la patrie, de la guerre laisse entendre assez clairement comment le furieux qui pratique l’automutilation se mue en forcené qui mutile les autres. Ce fut pendant longtemps et pour bien des sociétés une vertu. L’évolution des mœurs, plus de douceur et moins de gloire militaire ou militante, ont fait du fanatisme un vice, qui ne dédaigne pas, à l’occasion, de se dissimuler sous les signifiés plus avenants de fidélité à une cause, d’esprit d’entreprise, de forte personnalité ou de martyre d’un juste combat[14].
Outre qu’elle s’accorde avec le sens original du mot, l’idée qu’il n’y a de fanatisme que religieux trouverait aisément à se confirmer dans le fait que la religion est partout présente où règne le pouvoir de l’esprit sur le corps et l’autorité d’un homme sur ses semblables. Séparer de la jouissance d’une vie qu’il sacrifie au nom d’une vie désincarnée et parfaite idéale, le fanatique en appelle rageusement à l’unité, unité avec Dieu, unité avec l’Eglise, avec l’Etat avec l’Esprit saint. Et il se montre d’autant plus forcené que lui manque l’unité fondamentale, celle qui le réconcilierait avec son corps, avec le plaisir du vivant[15]. Les fanatiques sont souvent des gens à qui il peut y avoir un manque de plaisir sexuel, une solitude affective induisant un dessèchement du cœur et de l'âme, qui les conduisent à privilégier la mort. Tout amour - amour rime avec toujours - a pour but de prolonger la vie, parfois de la donner[16].
De ce qui précède, nous voyons que le fanatique est un fou, un fou de sa doctrine. Il cherche à l’étendre partout peu importe ce que cela va lui coûter. Il est près à mourir et à se donner la mort. C’est ce que nous remarquons dans l’Islam par exemple et dans le Judaïsme de nos jours.
Contrairement au fanatisme, l’athéisme est une doctrine de liberté. L’adhésion n’est pas contraignante. C’est une conviction personnelle. Même si dans le temps il y a eu des moments où les gens ont été forcés à renoncer à leur foi. Cela est dû au fait que l’athéisme de Staline est devenu une religion d’Etat plus encore un savoir. Là on peut parler du fanatisme mais pas de fanatisme au sens religieux. Vouloir établir un lien entre l’athéisme et le fanatisme serait un peu difficile. Mais quand nous considérons l’athéisme comme une religion, on pourra dire que l’athée peut devenir aussi fanatique du moment où il cherchera à imposer sa doctrine aux autres. La religion étant définie comme relation de transcendance divine sans confusion de nature pour ne pas reprendre la définition d’Emile Durkheim, nous pouvons dire simplement que l’athéisme n’est pas une religion quoique la conception de la spiritualité de Comte-Sponville semble un peu tirer sur celle de la religion. Mais lui-même a pris le soin de préciser que c’est une spiritualité sans Dieu donc sans un être transcendant. Etant donné que l’athéisme ne s’impose pas, ce n’est pas au bout d’un raisonnement qu’on devient athée mais plutôt après une expérience personnelle et une conviction personnelle.
Somme toute, l’athéisme n’étant pas une religion mais une doctrine ou une croyance à l’inexistence de Dieu, un esprit libertin, nous pouvons dire qu’il n’a rien de commun avec le fanatisme au point où un athée qui devient fanatique sera considéré comme quelqu’un qui a perdu sa doctrine ou ignore sa doctrine. L’esprit libertin que les athées possèdent est une chose que tout le monde peut bien vouloir avoir. Devant les obligations que les religions monothéistes imposent à leurs fidèles et la façon dont elles manifestent leur fanatisme, bien qu’ayant foi en un Dieu patient et miséricordieux, n’amène-t-il pas à ne plus croire en rien et vivre librement comme les athées sans obligations religieuses ?
[1] Voltaire, Dictionnaire Philosophique, article « Fanatisme », 1764.
[2] Cf. Encyclopédie Microsoft Encarta 2005.
[3] J. Girardi, dialogue et révolution, op.cit. p. 153.
[4] Edmond Ortigues, Athéisme in « Encyclopaedia Universalis », Paris, Editeur, 1996, p326, col. 3.
[5] André Comte-Sponville, L’esprit de l’athéisme, France, Albin Michel, 2007, p142.
[6] André Comte-Sponville, idem, p145.
[7] Ibidem, p145.
[8] Idem, p146.
[9] Idem, p146.
[10] Ibidem, p146.
[11]Idem, p148.
[12]Idem, p159.
[13] Idem, p160.
[14]Raoul Vane gem, fanatisme, in « Encyclopaedia Universalis », Paris, Editeur, 1996, pp273-275.
[15]Idem
[16] Odon Valet op.cit.
93 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON