Allah a-t-il sa place dans l’entreprise ?
Cette question correspond au titre d’un livre écrit par Dounia et Lylia Bouzar, anthropologues du fait religieux (Editions Albin Michel).
L’installation depuis une bonne trentaine d’années de nombreuses personnes de culture ou de religion musulmane en Europe (et particulièrement en France) n’est pas sans poser un certain nombre de questions dont les médias se font régulièrement l’écho et que tout un chacun peut par ailleurs plus ou moins appréhender.
Dans ce contexte général, l’entreprise, à l’instar de n’importe quel autre lieu de rencontre sociale, n’est évidemment pas exonérée de la problématique.
Les auteurs présentent leur ouvrage comme une étude élaborée après recueil d’un maximum de données à travers de nombreuses interviews tant du côté patronal que salarial.
Il se compose essentiellement de 2 parties :
- La restitution des interviews sous deux angles : les discriminations dans le monde du travail et les revendications religieuses dans les entreprises
- Les critères de gestion du fait religieux au travail
Que penser après lecture de cet ouvrage ?
La première impression générale est très positive car il ressort de nombreux témoignages que pour nombre de salariés l’intériorisation de la question religieuse est une chose acquise et que la religion est une affaire privée qui n’a rien à faire sur le lieu de travail.
Evidemment, cette approche n’est pas dans la droite ligne ni des textes internationaux et nationaux traitant de la question ni de l’idéologie relativiste actuellement à l’œuvre mais il est quand même réconfortant de constater qu’un siècle de mise en œuvre imparfaite de l’idéal laïque débouche sur ce constat… Et il serait quand même bien dommage qu’au nom des revendications identitaires de quelques-uns, quelques inconscients rouvrent subrepticement la boîte de Pandore sur laquelle nos aînés ont mis tant de temps pour mettre un couvercle dont l’étanchéité est encore loin d’être parfaite…
La première partie du livre correspond donc à une restitution des interviews : ce travail a le mérite de présenter un point de vue sous les deux angles concernés (bien évidemment à relativiser comme pour tout exercice de ce style dans lequel la subjectivité ne peut être absente).
On peut toutefois s’étonner que dans un ouvrage traitant d’un problème de religion, il y soit fait mention des discriminations racistes (à moins que l’appartenance religieuse ait une connotation raciale ?).
Les revendications religieuses présentées sont en relation avec le jeûne, la prière, le port du foulard, les rites alimentaires et les fêtes religieuses et enfin les dysfonctionnements relationnels.
On note que l’attitude des employeurs varie souvent en fonction du nombre de travailleurs musulmans et que plus ces derniers sont nombreux, plus les employeurs font preuve d’un dangereux laxisme au détriment des autres personnels.
La conclusion de ce chapitre est pour le moins orientée car on y lit que les réactions des employeurs (discrimination ou laxisme) révèlent avant tout le produit de représentations négatives considérant l’islam comme une religion archaïque datant de la vision coloniale… Nombre d’employeurs actuels et de citoyens d’ailleurs n’ont pas vécu cette époque, la connaissent et l’apprécient sous l’angle historique mais ne se reconnaissent pas dans cette approche instrumentalisée de repentance anachronique. Et si c’était plutôt le fonctionnement actuel de l’islam et sa difficulté à s’adapter à une société démocratique et émancipée qui le font considérer comme une idéologie englobante et archaïque ?…
La seconde partie aborde la question du traitement concret du fait religieux dans l’entreprise.
Les délibérations 2008-32 du 3/03/08 et 2009-117 du 6/04/09 de la Halde servent de base à la réflexion.
Deux familles de critères permettant d'encadrer la liberté religieuse ont été identifiées :
- 2 critères liés à la protection des individus
o Sécurité et hygiène
o Liberté d’autrui (interdiction du prosélytisme)
- 3 critères liés à la bonne marche de l’entreprise : compatibilité entre pratique religieuse et
o aptitudes du salarié à remplir sa mission
o organisation nécessaire à la mission
o impératifs liés à l’intérêt commercial
Si le premier (sécurité et hygiène) ne semble pas poser de problème de principe dans son application, on reste plus dubitatif sur les quatre autres qui par essence sont subjectifs et donc source d’innombrables interprétations et appréciations pouvant donner lieu par ricochet à d’innombrables conflits.
Les grilles d’évaluation proposées (combinant les critères et les revendications), tout en étant intéressantes, vont d’ailleurs dans cette direction puisqu’on y relève en permanence que la frontière entre « cas où le critère légal impose une restriction de la liberté de religion du salarié » et « cas où le critère légal doit être interrogé et peut justifier une interrogation selon le contexte » est pour le moins ténue (les seconds étant d’ailleurs nettement plus nombreux que les premiers).
Rien que la formulation de la seconde possibilité « cas où le critère légal doit être interrogé et peut justifier une interrogation selon le contexte » laisse perplexe : qui interroge et qui décide… ?
A titre illustratif, l’exemple suivant « A la cantine, des salariés qui ne mangent pas de viande de porc, au nom de leurs convictions religieuses, refusent de laisser s’attabler des collègues qui en consomment » est apprécié comme un « cas où le critère légal doit être interrogé et peut justifier une interrogation selon le contexte » uniquement par rapport au prosélytisme… alors qu’il faut aussi l’analyser sous l’angle organisationnel puisque ce comportement va certainement engendrer un dysfonctionnement au sein de l’entreprise (ou de l’équipe) qui va être préjudiciable pour la réalisation du travail commun.
Notons d’ailleurs que cette attitude (peu importe la raison) est apparentée à du racisme et devrait tout simplement être sanctionnée à ce titre.
Tout cela donne une impression de « flou artistique » qui ne peut être que préjudiciable à la bonne marche des entreprises car les règles définissant la vie au travail (code du travail et règlement intérieur) sont des choses trop sérieuses pour pouvoir être interprétables à loisir.
Quoiqu’anecdotique, on note également que les auteurs ne présentent pas une curiosité de la délibération de 2009 de la Halde : les entreprises dites « de tendance ».
Les entreprises de tendance (notion européenne) sont des associations, établissements ou entreprises « qui ont des activités professionnelles […] dont l’éthique est fondée sur la religion ou les convictions ».
La Halde rappelle que le principe dans l’entreprise privée est celui de la liberté de religion et de convictions mais indique aussi qu’une attitude de bonne foi et de loyauté est en droit d’être sollicitée du salarié envers l’éthique de l’entreprise de tendance.
Hormis qu’à nouveau la formulation est pour le moins ambiguë, on retrouve bien là cette grande spécialité d’adjoindre immédiatement à tout texte de portée générale des addenda, exceptions et dérogations diverses et variées au bénéfice de quelques-uns ; dans ce cadre, on ne peut donc que conseiller à tout dirigeant d’entreprise classique de transformer sa société en entreprise de tendance…
Pour en terminer et par rapport à la conclusion générale de l’ouvrage, on peut difficilement ne pas citer ce chef d’œuvre de sophisme « Il y aura égalité de traitement le jour où, face à un Hamid qui refuse de toucher des bouteilles d’alcool « parce que c’est ramadan », on aura la même réaction que si c’était un Jean-Pierre qui refuse de toucher de la viande « parce que c’est carême » : d’un point de vue théorique, on ne peut qu’être d’accord sauf que dans le monde réel, il est extrêmement difficile (tout du moins en France) de rencontrer un Jean-Pierre de ce style tandis que les Hamid agissant ainsi semblent avoir une faculté de propagation nettement plus importante…
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