D’un mot à l’autre
Lors de son périple chinois, émue, sans doute, par le spectacle sublime de la grande muraille, d’une voix vibrante d’émotion, Ségolène Royal a prononcé un substantif audacieux mais tellement mimi : la bravitude. Depuis, en guise d’offensives dérisoires, beaucoup ont ironisé et ironisent encore aujourd’hui, à la manière de Laurence Parisot, présidente du Medef, ignorant ou feignant d’oublier que tous les mots de la langue française ont d’abord été des néologismes.
C’est l’usage et la pertinence qui participent à la consécration d’un néologisme au moment où ce dernier est consacré par les plus prestigieux dictionnaires. Mais il est une évidence qui échappe à quelques-uns : le Larousse et le Petit Robert sont des dictionnaires de référence édités par des sociétés privées. Chaque année, les millions de lecteurs qui les consultent attestent le capital-crédit dont ils s’honorent ; néanmoins, ces dictionnaires ne disposent d’aucun statut officiel, au même titre, d’ailleurs, que les milliers de dictionnaires proposés, chaque année, par les maisons spécialisées. Rien ne devrait s’opposer, par conséquent, à ce qu’un riche extravagant amoureux des mots et des formules décide, un beau matin, de financer l’édition de son propre dictionnaire sans pour autant prétendre inventorier formellement les mots de la langue française. Le seul dictionnaire officiel est celui de l’Académie française, institution pour laquelle, en 1762, le néologisme constituait le "langage rustique, grossier comme est celui d’un paysan ou du bas peuple". Or, depuis 1694, huit éditions complètes seulement ont été publiées ! La huitième date de 1935, et depuis 1986, l’Académie française a laborieusement publié deux tomes de la neuvième édition, le reste en fascicules parvenus, entre deux apoplexies, jusqu’au nom commun « patte ». En d’autres termes, si l’on devait attendre l’Académie française et sa vieillitude symptomatique pour espérer promouvoir un renouvellement vivifiant de la langue française, nous finirions probablement boiteux privés de béquille pour exprimer de façon précise les concepts modernes indispensables non seulement à l’enrichissement des esprits, mais aussi à celui de la langue française et de ses cent trente millions de locuteurs.
Quelle que soit la langue, les néologismes pénètrent le vocabulaire à tout moment,(1) et le langage politique n’échappe pas à cette règle ; au contraire, on voit régulièrement apparaître de nouvelles expressions et de nouveaux néologismes qui facilitent la diffusion et la compréhension de concepts nouveaux. Il a toujours été permis, espérons qu’il en sera toujours ainsi, d’user d’un vocabulaire marqué au coin du moment. En son temps, Aristote, lui-même, considérait le néologisme comme instrument de l’élocution. Horace a revendiqué le droit d’exprimer par des signes neufs des idées jusqu’alors restées dans l’ombre « en forgeant des mots nouveaux ». En France, dès le XVe et surtout durant le XVIe siècle, les néologismes n’ont jamais cessé de se développer. Rabelais, Racine en firent un usage aussi prolifique que magnifique. Les poètes de la Pléiade, eux aussi, innovèrent magistralement dans le vocabulaire lyrique ainsi que des contemporains comme Henri Michaux ou Raymond Queneau.
Du reste, Ségolène Royal n’aurait-elle pas prémédité ce néologisme ? La question mérite d’être posée car les rapports de communication sont souvent des rapports suggestifs, pour ne pas dire persuasifs. Les mots revêtent, en effet, un pouvoir de nature magique : ils font croire, ils font rêver, ils font penser et agir. Par conséquent, utiliser un mot pour un autre, ou créer un mot est une manière de changer la perception du monde qui nous entoure, et par là, de contribuer à le transformer. C’est une façon de relier le présent au futur en éclairant d’un jour nouveau ce qui est en devenir. C’est ce que Ségolène Royal semble exprimer dans la façon originale avec laquelle elle prépare les élections du printemps prochain.
Il faut croire que Laurence Parisot préfère l’euphémisme au néologisme, quand bien même la frontière entre les deux concepts serait quelquefois poreuse. Elle dispose, peut-être, de suffisamment de bravoure pour parvenir à s’exprimer dans un français à peu près correct, mais il est inutile d’incornifistibuler(2) son esprit pour lui faire admettre certains euphémismes affligeants dès lors qu’ils profitent au triomphe illusoire du darwinisme social ambiant, quitte à nous faire accepter l’inacceptable : « défavorisé » pour dire misérable, « plans sociaux » pour évoquer le sacrifice des salariés sur l’autel de la spéculation, et sur celui de la « flexicurité », les droits élémentaires de ceux qui louent leur force de travail et leurs compétences au profit d’entreprises ingrates et cupides. Les clochards sont appelés « SDF » ; les chômeurs furent « demandeurs emploi » avant d’être des assistés puis des fainéants ; les contestataires sont des « kailleras », ceux qui manifestent en colère sont des casseurs ; les victimes du parasitisme bancaire des « endettés passifs »(3), et ceux qui restent fidèles aux valeurs d’égalité prônées par la Révolution française sont rabaissés au statut de bons à rien, étant promoteurs de la ruine universelle d’un pays qu’ils tireraient vers le bas.
Certes, il est important que les mots ne manquent pas à leur fonction de désignation précise et adéquate des choses. Sinon, ce serait promouvoir le mensonge en le nommant par les termes destinés à l’excellence.(4) Mais je préfère, sans hésitation, bravitude à sidaïque ou ripoublique, mots qui salicifient la langue française au bénéfice d’une droite inconnue jusqu’à ce jour, dont le jus se confond maintenant avec celui de la treille lepeniste.
Voilà l’occasion de qualifier le commentaire de la présidente du Medef, et celui de nombreux goutteux neurasthéniques incapables de se libérer du carcan linguistique et du déterminisme économique qui les paralysent : abracadabrantesque, un néologisme rimbaldien épargné par la purification linguistique, et remis au goût du jour par Dominique de Villepin pour le chef de l’Etat dans la pure tradition des pschitt habituels de la chiraquie. Le danger n’est pas dans la néologie, il réside dans ce langage acalorique avec lequel les hommes politiques trahissent la vérité de la réalité. Il est déjà si difficile de s’extirper de la propreté écoeurante du débat politique français, voilà qu’il est maintenant devenu ridicule de cultiver la création. Quand l’expression donne une forme à la pensée, toute idée trouve son aboutissement naturel dans le langage. Ainsi, les mots soulèvent une question de « représentativité » par le langage car ils permettent de penser la réalité plutôt que de la subir. En définitive, l’indispensable de l’homme libre est contenu dans son pouvoir unique de « conceptualiser » en imaginant un autre monde que le sien. Au contraire, l’homme asservi est incapable de « concevoir », il commet la faute logique de juger possible uniquement ce qui est réel, en ne connaissant qu’un environnement fait d’une succession de situations qu’il vit toujours au présent. Cet homme-là est muet, plus asservi encore que le prisonnier bâillonné car incapable de mesurer en conscience l’étendue de sa propre servitude.
1. Quelques exemples de néologismes : cuisiniste (celui qui installe des cuisines), génocide, pacser, alunir, nombrilisme (employé dans France-Soir (20-10-1968), cataphile, ouiste ou noniste, raffarinade, chiraquie, bushisme, busherie, islamophobie, employabilité, démocrature, vidéocratie, sarkospam. Le scientifique Lamarck a créé les mots invertébré, biologie et fossile. De façon moins fréquente, le néologisme peut être un mot forgé de toutes pièces, comme gaz, par le physicien Van Helmont. Mais aussi camérer, verbiser, siester, le verbe to xerox, abribus (marque déposée), e-commerce, courriel, pourriel. Les Québécois ont créé fin de semaine, magasiner, décrochage scolaire. Le mot libertaire a été créé par l’anarchiste Joseph Déjacque.
2. Rabelais dans Le Tiers Livre
3. http://www.blogg.org/blog-31810-date-2005-11-16-billet-les_orleanistes_recidivent-241758.html
4. http://www.monde-diplomatique.fr/2006/08/BRUNE/13820
20 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON