De l’hypermodernité qui vient
Les transformations sociales que subissent nos sociétés modernes depuis plusieurs années nous amènent à repenser la nature même du lien social constitutif du vivre ensemble. Longtemps la sociologie s’est evertuée à trouver de la « société » dans la plupart de nos activités. Mais aujourd’hui, l’objet du chercheur semble filer entre ses doigts. La société perd de sa pertinence et disparaît au profit d’une multiplicité de liens plus horizontaux et beaucoup moins institutionnels. Quid du lien social et de l’individu au sein de cette postmodernité/hypermodernité en marche ?
Pour l’analyse sociologique, deux grands courants de pensée s’affrontent. Ces deux grands courants reposent sur une approche différenciée du social et d’une manière plus large de la condition humaine : d’un côté les tenants d’un holisme méthodologique qui dans la lignée durkheimienne considèrent que la société existe en tant que telle et qu’elle impose aux individus qui la composent de se conformer à des manières d’être, de penser et d’agir particulières ; de l’autre les zélateurs d’un individualisme méthodologique, descendants de Weber, qui au contraire pensent que la société est composée d’individus atomisés qu’il convient d’étudier singulièrement, et dont l’agrégation des comportements individuels constitue l’instigateur de phénomènes sociaux plus globaux. Une multitude d’autres courants de pensée se sont développés, entre ces deux doctrines, mais tous se situent quelque part entre ces deux approches paradigmatiques du social, entre déterminisme et libre arbitre.
Longtemps, la première approche a dominé, notamment en France, sur l’atavisme du cartésianisme rationaliste et des Lumières. La sociologie dite moderne s’est construite et développée sur les bases d’un structuralisme social, faisant plus souvent des individus le point d’arrivée des sciences sociales plutôt que le point de départ du raisonnement.
Pour les postmodernistes ou les hypermodernistes (même si des divergences de vue et d’approche parcourent les deux écoles), les grandes institutions socialisantes et liantes d’autrefois s’effritent au profit de multiples relations plus éphémères, plus changeantes, moins institutionnelles, et qui participent grandement elles aussi à la socialisation et au lien social. Pour résumer la pensée postmoderne, si tenter que cela soit possible, on pourrait dire que pour le courant postmoderne, « la vraie vie est partout sauf dans les institutions » comme le souligne M. Maffesoli, rejoignant ce que disait en son temps Simmel lorsqu’il affirmait que « l’individu ne se résume pas au social. »
Il semble bien qu’aujourd’hui, les chercheurs en sciences sociales s’interrogent sur la pertinence du concept même de société. La société existe-t-elle réellement, ou n’est-elle qu’un idéal-type, une construction théorique propice aux seuls développements analytiques ? Or, quid d’un chercheur qui ne sait plus quoi chercher, qui aurait perdu son outil principal, sinon essentiel ? Il est bien connu que l’on ne trouve que ce que l’on cherche. Pendant longtemps, les sociologues cherchaient la société, ce faisant, ils la voyaient partout : dans la famille, à l’école, au travail, à l’église, dans les réunions syndicales et dans toutes les formes de mobilisation collective. La société sans cesse se rappelait à l’individu, elle le maintenait intégré, elle lui donnait un cadre, des repères sociaux clairement établis, au nom d’un lien verticalisé au social. La socialisation passait par l’institutionnalisation du lien. L’individu était structuré du dehors, et ce dehors en retour lui permettait de se construire et à son tour de se structurer du dedans.
Mais aujourd’hui, les sociologues cherchent ailleurs. Les grandes institutions sociales perdent de leur légitimité, elles sont sans cesse réinterrogées, remises en question. La pérennité institutionnelle cède sa place à la versatilité relationnelle. La famille, l’école, le travail ne sont plus des éléments intégrateurs tels qu’on l’entendait auparavant. Aujourd’hui le moteur de l’intégration, le cœur même du vivre ensemble n’est plus à rechercher du côté d’un lien verticalisé au social. Dire cela n’est pas remettre en cause la solidarité, l’intégration et le vivre ensemble. Dire cela, signifie simplement qu’une transformation profonde et très certainement encore incomprise, pour le moins sous-estimée, se met en place au sein de nos sociétés occidentales. A la norme fordiste qui gouvernait dans les rapports sociaux de l’entreprise, et qui assurait à chacun une place et une position bien attribuées, avec un statut défini à l’avance dans un système fortement verticalisé, se substitue désormais l’exigence de responsabilité, l’exigence d’autonomie. Le travailleur a gagné en liberté, à lui le droit de s’arroger sa journée de travail, de s’approprier son poste, mais à lui également le droit de subir les conséquences d’une réorganisation perpétuelle, d’un échec collectif, etc. En gagnant en liberté, le travailleur contemporain a perdu une part de sécurité que lui octroyait le modèle fordiste. Le même raisonnement peut s’appliquer à la famille et à l’ensemble des autres grandes sphères institutionnelles. L’individu contemporain est plus libre dans ses choix, dans ses désirs, dans ses conduites, mais il est pressé de choisir, de désirer, d’agir en permanence et de plus en plus vite, en sachant se responsabiliser, s’autonomiser. La verticalisation du lien social, modèle dominant de l’analyse des sociétés modernes s’effrite de plus en plus au profit d’une horizontalisation du lien, où chacun tente, essaie, se retire, revient, au sein de relations sociales plus électives. L’individu contemporain (postmoderne/hypermoderne) affiche sa volonté de déborder le cadre institutionnel dans lequel il se sent enfermé, contraint dans sa liberté. Porteur de risque, ce nouveau modèle qui tend à se développer est aussi porteur de nouveauté, de changement radical et d’octroi supplémentaire de liberté. Le problème c’est qu’il laisse sur le carreau ceux qui ne disposent pas des capacités individuelles suffisantes pour s’autonomiser. L’horizontalité du lien procède pour l’essentiel d’un refus de verticalisation obérant, non permissif au libéralisme individuel, mais il opère en substitut d’un lien existant.
L’horizontalité est d’autant plus sollicitée qu’elle vient se conjuguer à une verticalité efficace, quitte à vouloir la remplacer. Mais elle ne la devance pas. L’intégration sociale passe toujours et encore avant tout par une forme instituée au social. Le déscolarisé, le délaissé, l’exclu du monde du travail, aucun ne bénéficie des liens sociaux traditionnels suffisants. Les réseaux de sociabilités, ces nouveaux liens horizontaux, n’opèrent que secondairement, et exclusivement pour ceux auprès desquels les liens institués ont permis de s’intégrer correctement à l’ensemble de l’espace social. L’individu postmoderne s’érige en individu libre, autonome, hédoniste, où le lien communautaire, où l’horizontalité prime sur un lien sociétaire fortement verticalisé. Société affective où les liens de proximité sont en passe de détrôner les liens rationalisés, bureaucratisés tels qu’ils ont été théorisés par Max Weber. La légitimité sociale n’est plus donnée à l’avance par le statut social mais elle doit se gager au quotidien, dans le rapport direct à autrui. A l’impersonnalité des relations rationnelles des sociétés modernes, semble se substituer aujourd’hui une recherche de légitimation directe, dans la relation affective à l’autre. Lien électif plutôt que lien subi. Horizontalité du social plutôt que verticalisation institutionnelle qui amène à réinterroger en profondeur la nature même du lien social et la place de l’individu au sein de cette hypermodernité naissante pour tenter d’en saisir la radicale originalité.
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