Imposture : le RSA
Retour sur l’histoire.
Malgré un système de protection sociale qui offre une diversité de dispositifs de lutte contre la pauvreté, la France redécouvre ces dernières années une forme particulière de pauvreté. Elle ne résulte pas de l’absence d’activité, mais de revenus du travail qui ne couvrent pas les besoins élémentaires d’un ménage ou d’une personne. Ainsi, près d’1,5 million de personnes exerçant une activité professionnelle rémunérée vivent au-dessous du seuil de pauvreté. Ce sont les « travailleurs pauvres ». Au total, il y a en France près de 6 millions de bénéficiaires des minima sociaux qui vivent pour la plupart sous le seuil de pauvreté.
C’est pour répondre aux situations d’extrême pauvreté et d’exclusion sociale liées à l’absence d’activité et de revenus, qu’a été créé le Revenu minimum d’insertion en 1988. Le nombre de personnes vivant du RMI augmente, sans que l’on puisse affirmer que ces personnes restent « emprisonnées » dans le dispositif. En effet, le « flux » (même récurrent) des « Rmistes » est plus important que le « stock » de ceux qui ne sortent pas de la situation d’assistance totale dans laquelle ils ont sombré.
Cependant, depuis quelques années, les nouvelles formes de travail (précaire, à temps partiel non choisi, etc.) ont pour résultat que les revenus issus d’une reprise d’activité professionnelle échouent à accroître suffisamment les ressources totales du foyer pour dépasser l’ensemble des ressources issues des minima sociaux et des droits et avantages qui y sont adossés.
Ainsi, dans une certaine mesure, indépendamment de la volonté des personnes, les gains du travail peuvent se voir disqualifiés par rapport à des prestations sociales versées en l’absence d’emploi qui parviennent, elles, à assurer un niveau de vie moins précaire à leurs bénéficiaires. Aussi paradoxal que cela puisse être, la reprise du travail, avec les dépenses supplémentaires qu’elle occasionne (transports, garde d’enfants) et la perte d’aides sociales diverses qu’elle entraîne, peut avoir un effet d’appauvrissement des personnes et des ménages.
Une mesure sociale pertinente détournée de son objet initial
En 2005, la « Commission famille, vulnérabilité et pauvreté », animée par Martin Hirsch, devenu depuis haut-commissaire aux Solidarités Actives contre la Pauvreté du gouvernement de François Fillon, imagine un panel de réponses aux situations de pauvreté. Au sein de ces réponses, l’une d’entre elles, située à la croisée des analyses sur la pauvreté et des besoins exprimés par les entreprises en termes de main-d’oeuvre et de baisse du coût du travail, est reprise par les politiques en place. Elle fait soudain figure de réponse à une problématique de plus en plus fréquente dans les analyses : le caractère « désincitatif » de la reprise du travail. Il est à noter de ce point de vue que le terme « désincitatif », barbarisme ou néologisme, induit une dynamique, un système acyclique et marque bien le fait que jusqu’à très récemment, le travail ne pouvait être qu’incitatif. Comme si la situation contraire, exceptionnelle jusqu’alors, n’avait pas su donner lieu à une expression appropriée.
L’ancien président de l’association Emmaüs parvient à faire entendre, sous couvert d’un constat présenté comme dénué de jugement de valeur, que, dans certaines situations, la reprise d’une activité professionnelle salariée peut avoir pour conséquence l’appauvrissement des individus et des familles. La réponse qui suit est presque naturelle : il faut faire en sorte que le travail, qui reste dans les pays développés un déterminant essentiel de la socialisation des individus, ne se révèle pas être une cause supplémentaire de paupérisation. C’est ce à quoi la création du Revenu de solidarité active prétend répondre. Parallèlement, il vise également à se substituer à plusieurs minima sociaux dont les publics et les montants sont différents les uns des autres : RMI, API et ASS. C’est ainsi que le RSA fut expérimenté, avec comme objectif sa généralisation à l’horizon 2009.
Histoire d’une manipulation
Les enseignements tirés de l’expérimentation conduite sur le RSA seraient donc satisfaisants ? Pourtant, une analyse attentive démontre clairement que le dispositif imaginé par Martin Hirsch a été totalement dévoyé et que le RSA de Sarkozy n’est encore qu’imposture et effets de manche, selon la pratique désormais bien rodée de la politique du coup de menton volontaire de notre nouveau président.
Dans les faits, il convient de se demander si l’expérimentation constituait l’occasion de tester la pertinence et l’opérationnalité du dispositif ou, au contraire, le moyen de construire dans la durée un discours permettant d’aller vers la simplification des minima sociaux, c’est-à-dire la suppression de certains d’entre eux.
La façon dont le RSA a été isolé du train de mesures cohérentes dans lequel il avait vu le jour, la manière dont ont été annoncés l’expérimentation et dans le même temps la généralisation, la remise en cause de son financement et les allers-retours laissant penser que le dispositif risquait d’être abandonné, questionnent grandement la vocation réelle du RSA. Car ce que le dispositif programme aujourd’hui, c’est la suppression pure et simple du dernier rempart contre l’indigence totale de certains de nos concitoyens, et leur renvoi vers une pauvreté sans aucun moyen de subsistance.
La France comme la plupart des pays européens réoriente depuis quelques années ses politiques sociales sur le modèle du « workfare » anglais. Pour autant, est-il acceptable de voir disparaître la vocation d’origine du RSA, le faisant se substituer à un des principaux minima sociaux ? Est-il raisonnable d’ouvrir ainsi la voie vers une transposition radicale des différents et graduels moyens de lutter efficacement contre la pauvreté, au profit d’un système de traitement par l’emploi ? Compte tenu du contexte économique général, du marché de l’emploi, de l’état de la formation professionnelle (aujourd’hui mais aussi dans les années à venir), le traitement de la pauvreté par l’emploi paraît aussi absurde que terriblement dangereux pour les plus défavorisés.
Il peut être utile de creuser la dimension techniquement complexe du sujet, plutôt que de donner raison aveuglément au discours simpliste de responsabilisation des individus et à la logique populiste des droits et des devoirs. La lecture de l’histoire de plus de cent ans de service public de l’emploi devrait inciter à moins de crédulité. Si, aujourd’hui, des résistances fortes viennent des institutions sociales (la fameuse « boîte noire » institutionnelle), est-ce seulement parce que leurs salariés sont des fieffés fainéants, des gauchistes attardés ? N’est-il absolument pas envisageable qu’ils aient une vision claire des réalités et des conséquences de ces transformations à la hussarde ?
Il est illusoire de chercher à mettre en avant le point de vue des bénéficiaires actuels du dispositif. Qu’ils soient peu enclins à s’installer dans le sous-emploi de façon pérenne, ou tout simplement pas en mesure de passer immédiatement d’une qualification antérieure à une qualification nouvelle, ne serait-il pas profitable de sortir des visions misérabilistes s’opposant aux visions culpabilisatrices et s’attarder à analyser les besoins – et leurs réponses nuancées – de ceux qui sont englués dans les strates d’un quotidien fait de pauvreté ou de chômage ?
Le dispositif décrit par le président dans son discours, fait d’un volontarisme grossier et de digressions de bistrot, est indigne d’un pays qui a ancré son évolution dans une volonté de cohésion sociale, de protection des citoyens en difficulté et de progrès économique et social. La réalité des bénéficiaires de minima sociaux n’est pas cette description caricaturale d’un monde de « parasites » qui se vautreraient dans le confort d’une misère assistée plutôt que de revenir vers un hypothétique emploi disponible. Les bénéficiaires des minima sociaux supportent dans la douleur et pour leur plus grande part une « déstructuration sociale et professionnelle » qui les isole en les marginalisant, ce que le sociologue Robert Castel qualifie de « désaffiliation sociale ».
La vérité du RSA
La vérité du RSA ne se trouve pas dans des évaluations aux statistiques et indicateurs calibrés que l’on brandit, hors de tout contexte global du marché de l’emploi et de ce que sont les situations de pauvreté. La raison d’être du RSA tel qu’il est présenté aujourd’hui se trouve sans doute plus certainement dans la nécessité d’offrir encore une imposture au coût social et politique des échecs et des mensonges de plus en plus visibles d’une présidence de la République dont le point fort est décidément une communication orwellienne, où une novlangue de mots et de gestes affirment le contraire de ce qu’ils signifient en réalité.
Le discours de Sarkozy aujourd’hui est un monument de manipulation. Notre président du pouvoir d’achat et des actes forts instrumentalise tous les concepts, il utilise la réelle complexité des systèmes sociaux existant en France comme écran de fumée, il affecte de mettre à mal sa majorité et d’assumer le mécontentement feint de certains. La difficulté de se repérer dans un univers de dispositifs, le double langage, la paresse intellectuelle de certains, l’absence de maîtrise technique de la plupart et la volonté de réactivité des médias qui foncent tête baissée sur n’importe quel effet d’annonce font le reste.
Répondre : dynamisation de la formation professionnelle, rapprochement de l’offre et de la demande, rigueur entre droits et devoirs, sont des manœuvres d’illusionniste. Dans tous les cas, même en définissant parfaitement les besoins, en collectant localement et en profilant les offres d’emploi tout autant que les chômeurs, en disposant de moyens de transport, de structures d’accueil des enfants au moment de la reprise d’emploi, etc., il reste un écueil de taille : la France ne dispose pas des 4 millions d’emplois nécessaires à la conjugaison des différentes situations censées trouver une réponse par le travail. Elle n’est pas en mesure aujourd’hui de mobiliser suffisamment les moyens institutionnels indispensables pour construire des parcours de qualification, de requalification et d’affectation à l’emploi. Affirmer le contraire préfigure une casse sociale désastreuse.
Les branches professionnelles, les partenaires sociaux et les institutions sociales du chômage savent qu’on ne peut inventer de solution-miracle face au déséquilibre entre le nombre de sans-emploi, dans un contexte de chômage de masse, et le nombre d’emplois disponibles. Il faut d’ailleurs noter que les entreprises observent un silence poli devant ce dispositif, qui devrait non seulement leur permettre de pourvoir à leurs besoins de main-d’œuvre, mais de surcroît à moindre coût, ce qu’elles réclament pourtant à corps et à cri. Notre président pense-t-il que la politique du coup de menton va réussir miraculeusement là où les premiers concernés ne parviennent pas à réduire, même à la marge, les écarts ?
Pour ramener tout le monde dans le monde du travail, il faut mettre en adéquation près de 4 millions de personnes sans emploi c’est-à-dire 1,5 million de bénéficiaires du RMI (parfois très sous-qualifiés) auxquels il fait ajouter près de 2,3 millions de chômeurs qui eux aussi doivent retrouver du travail avec seulement 1,3 millions de postes disponibles en 2008 selon l’enquête BMO de l’Unedic.
Quant à l’annonce dans son discours d’une deuxième réponse à l’inactivité des bénéficiaires de minima sociaux, la formation professionnelle qui serait la solution de transition avant l’emploi, c’est une réponse que les Conseils généraux devraient organiser en y allouant une très grande partie des fonds dont ils disposent, à l’exclusion de tous les autres publics dont ils ont la charge ?
Et puis, pour finir, une fois que les 1,3 million de postes disponibles seront pourvus, quels seront les moyens de subsistance de ceux qui n’auront pas d’emploi, et pas de formation professionnelle faute de place et de financement suffisant, si le RMI est supprimé ?
Le RSA est une mesure active vers l’emploi proposant l’activité professionnelle comme réponse sans réserve à l’exclusion dans une logique de long terme alors que le RMI est une réponse d’urgence. C’est avec l’API et l’ASS le dernier rempart face à la pauvreté, née de l’absence de revenu pour survivre.
Comment négliger sans vergogne que le traitement de ces situations ne peut absolument pas se résumer à l’affirmation simpliste que tout réside dans le passage volontariste de l’inactivité à la reprise de travail, encore moins quand, au faible volume d’emploi, s’ajoute une hybridation complexe des métiers en émergence.
Sarkozy parvient à présenter le RSA comme la mesure parvenant à faire la synthèse entre les politiques de lutte contre la pauvreté et les mesures actives de retour vers l’emploi. Cette présentation est une perfidie, certes à la croisée de discours politiques de gauche et de droite qui naviguent entre efficacité et empathie, mais c’est une arnaque.
Il faut se souvenir de ce que rappelait le Livre vert en février 2008 pour comprendre la logique du nouveau dispositif : « En neutralisant la baisse de revenu existant potentiellement en cas de reprise d’activité, le RSA fait sauter un obstacle majeur au retour au travail. Toute personne seule ou non qui reprend un travail verra systématiquement ses ressources mensuelles augmenter ». Livre vert vers un Revenu de solidarité active – février 2008.
Mais pour que le RSA, c’est-à-dire le versement d’une allocation sociale en échange d’un effort d’emploi ou de requalification, soit une réponse pertinente, il faudrait faire disparaître le chômage de masse, les 4 ou 5 millions de sans-emploi toutes situations confondues ou que la France ait un vivier équivalent d’emplois.
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