John Michael Greer : l’anti-prophète de la décroissance
Il est parfois rafraichissant de tomber au hasard d’un livre ou d’un site Internet sur un écologiste dont la réflexion ne se réduit pas à de longues balades en scooters électriques ou à la défense d’un mode de vie bourgeois-bohème auquel la crise que nous traversons doit finalement beaucoup. Issu de cette para-maçonnerie britannique qu’est le néo-druidisme, John Michael Greer s’est imposé comme une figure incontournable dans le débat sur le pic pétrolier et ses conséquences pour notre civilisation au côté de personnalités comme Rob Hopkins, Richard Heinberg ou James Howard Kunstler.
John Michael Greer est issu du néo-druidisme, un cousin de la franc-maçonnerie, issu comme elle du XVIIIème anglais mais plus attiré par la nature que par les cabinets ministériels. L’Ancient Order of Druids in America (AODA) qu’il préside depuis 2002 est la branche américaine de l’Ancient and Archaeological Order of Druids, fondé en 1874 par Robert Wentworth Little, membre de la Grande Loge Unie d’Angleterre et secrétaire de l’Ecole Maçonnique Royale de Filles. De ce point de vue on pourrait le rapprocher de Gwenc’hlan le Scouezec, dirigeant historique de la Gorsedd de Bretagne et figure de l’autogestion disparu en 2008.
Ressources, capital et production
Ce ne sont cependant pas ses activités para-maçonniques qui ont fait connaître Greer dans les milieux écologistes radicaux américains mais son analyse de la crise de la civilisation industrielle. Dans un essai publié en 2005 How Civilizations Fall : A Theory of Catabolic Collapse, il décrit les sociétés humaines comme des machines thermodynamiques dépendant de quatre facteurs fondamentaux :
-
les ressources : tout ce qui, dans la nature, peut être exploité par une société donnée mais ne l’a pas encore été.
-
Le capital : tous les éléments, quelle que soit leur source, qui ont été incorporés dans le flux d’énergie et de matériaux d’une société donnée mais peut encore être utilisé
-
Les déchets : tout ce qui a été utilisé par une société et ne peut plus l’être
-
La production : le processus par lequel ressources et capital sont combinés pour fournir du nouveau capital ou entretenir celui qui existe.
Toute les sociétés, de la bande de chasseur-cueilleurs jusqu’aux états-nations modernes, exploite les ressources de leur environnement en utilisant le capital, matériel ou immatériel, accumulé au cours des cycles de production précédents. En l’absence toute contrainte extérieure, ce processus, que Greer appelle cycle anabolique peut se perpétuer et s’intensifier indéfiniment, le capital nouvellement créé servant à accroître les capacités de production et donc à créer encore plus de capital.
Deux problèmes vont cependant très vite se poser
D’abord les ressources ne sont pas inépuisables et vont tôt ou tard se raréfier ou du moins cesser de croître suffisamment rapidement pour permettre une croissance continue de la production. Ensuite, le capital accumulé, qu’il soit matériel ou immatériel, doit être entretenu, faute de quoi il se dégrade. Or le coût d’entretien du capital d’une société augmente toujours, sur le long terme, plus vite que sa production. Il arrive donc nécessairement un moment ou les coûts de maintenance d’une civilisation excèdent durablement ses capacités de production. Celle-ci peut alors tâcher de retrouver un équilibre au prix d’un strict contrôle de ses ressources. C’est ce qu’a fait, par exemple le Japon des Tokugawa.
Effondrement catabolique
Elle peut aussi s’efforcer de perpétuer sa croissance en s’appropriant de nouvelles ressources par la conquête militaire – une option très populaire dans le passé – ou par l’utilisation de nouvelles technologies – l’option qui a notre préférence, même si nous n’avons pas abandonné la précédente . On compense alors la raréfaction des ressources par un capital plus important et plus efficace, que ce capital s’appelle Première Légion ou machine à vapeur. Cette stratégie peut aboutir à des succès aussi retentissant que ceux de l’Empire Romain ou de la civilisation industrielle moderne. Sur le long terme il peut, cependant, s’avérer désastreusement contre-productif.
L’accroissement continu de la production entraîne, en effet, un accroissement tout aussi continu du capital accumulé et donc des coûts de maintenance. Il oblige également la société à utiliser toujours plus de ressources pour maintenir son expansion. Il arrive forcément un moment où celles-ci cessent de suivre, soit parce qu’il n’y a plus que des déserts et des forêts à conquérir – c’est ce qui est arrivé aux Romains – soit parce que les ressources naturelles dont dépend la civilisation en question sont épuisées au delà de toute possibilité de remplacement.
La production ne peut plus maintenir le capital existant et celui-ce se dégrade. Lorsque la différence entre besoins et ressources n’est pas trop importante et que la société utilise les dites ressources à un rythme relativement soutenable, il se produit une crise de maintenance. Les états et les marchés se désintègrent, la population décline, le niveau culturel baisse, mais seulement jusqu’à un certain degrés. Comme la base économique de la civilisation reste viable, un nouvel équilibre se rétablit, à un niveau inférieur de prospérité et de complexité, après une période de crise plus ou moins longue. C’est ce qui s’est passé, par exemple, à la fin des empires Han et Tang. L’état central s’est désintégré en royaumes rivaux mais la société chinoise a survécu.
Une société qui utilise ses ressources à un rythme insoutenable risque, elle, une crise de dépletion, ce qui est autrement plus sérieux. La raréfaction des ressources entraine, comme pour la crise de maintenance, une dégradation du stock de capital. Le problème c’est que comme on a compensé le manque de ressources par un recours plus intensif au capital, sa dégradation entraine une diminution de notre capacité à exploiter les ressources restantes. Il nous faudra donc plus de ressources pour produire autant ou même moins. La baisse de la production accéléra la baisse de nos ressources, soit parce que nous n’y aurons plus accès – puits de pétrole devenus trop coûteux – soit parce que nous les utiliserons moins efficacement, et cela sans que les coûts de maintenances baissent en conséquence. LA société toute entière est alors prise dans un cercle vicieux où la raréfaction des ressources entraine une baisse de la production qui accentue les effets de la réfaction des ressources jusqu’à ce que la plus grande partie du stock de capital ait été converti en déchets. C’est ce qu’il appelle un effondrement catabolique.
C’est ce qui est arrivé aux Romains, aux Mayas et aux Mycéniens. Non seulement leurs états se sont fragmentés mais les sociétés sous-jacente ont explosé et sont retourné à un niveau extrêmement bas de complexité sociale. C’est ainsi que dans certaines régions de l’Empire Romain, on a oublié non seulement l’écriture, mais aussi l’art de la poterie.
La longue descente
Greer estime que notre civilisation est sur le point de connaître un effondrement catabolique similaire à celui qui a emporté les Romains et les Mayas. Il se refuse cependant à souscrire aux fantaisies apocalyptiques et survivalistes si communes dans le monde de l’écologie radicale.
Notre civilisation s’est construite sur l’utilisation massive des énergies fossiles et le stock de capital qu’elle accumulé nécessite pour sa maintenance un approvisionnement constant en énergie concentrée qu’elles seules peuvent fournir. Or ces énergies fossiles sont en voie d’épuisement. Le pic pétrolier a probablement déjà été atteint, même s’il subsiste encore quelques incertitudes. Les pics gaziers et charbonniers devraient suivre assez rapidement.
Il ne semble pas, par ailleurs, y avoir de solution de remplacement. Les énergies dites de substitution ont toutes un rendement très inférieur à celui des énergies fossiles – ce qui explique pourquoi elles ne se sont pas développées alors qu’elles sont toutes connues depuis au moins un siècle. Le nucléaire, qui aurait pu représenter un espoir, est condamné par la rareté de l’uranium et l’échec manifeste des surgénérateurs. Par ailleurs, la mise en place de ces solutions alternatives nécessiterait de remplacer une grande partie de nos infrastructures – par exemple remplacer tous les moteurs à essence de la planète par des moteurs électriques et construire les circuits de production et de distribution qui vont avec. Dans l’état actuel des choses cela signifie augmenter considérablement notre consommation d’énergie fossile... au moment exact où elles se raréfient. Sauf à accepter de réduire drastiquement notre mode de vie, cela relève du rêve ou de la gesticulation politicienne.
Greer estime donc qu’il n’est probablement plus possible d’éviter un effondrement catabolique. Il estime cependant que ce processus prendra du temps, comme cela a toujours été le cas dans l’histoire. Les sociétés humaines sont extrêmement résistantes et adaptables et ont peu compter sur les gouvernements pour trouver des réponses aux crises à venir, même si ces réponses peuvent se révéler contre-productives sur le long terme. Par ailleurs, chaque cycle de crise, en réduisant le stock de capital global de la société, réduira ses coûts de maintenance, ce qui entrainera un retour à l’équilibre, quoiqu’à un niveau plus bas de prospérité. Nos ressources continuant à s’épuiser, ce répit sera temporaire mais il peut durer un certain temps et les structures politiques sociales qu’il engendrera peuvent avoir une réelle force institutionnelle.
Ce que Greer envisage c’est un long déclin, étalé sur un ou deux siècles, marqué par des crises violentes mais aussi par des périodes d’embellies relatives et qui s’achèvera par l’émergence de sociétés capables d’exploiter de manière soutenable. Même s’il se refuse à prédire l’avenir, Greer estime que ce processus se déroulera en trois phases :
-
L’industrialisme de pénurie, au cours duquel les sociétés industrielles devront s’adapter à une raréfaction croissante de leurs ressources tout en restant des sociétés industrielles avec des sociétés proches des nôtres. Cette époque sera marquée par la montée des nationalismes et des conflits entre états, les gagnants étant ceux disposant de ressources naturelles encore importantes et des moyens et de la volonté de les défendre.
-
Les sociétés de récupération apparaîtront après l’épuisement des dernières ressources naturelles et utiliseront les restes de notre civilisation. A cette époque l’état-nation aura probablement été remplacé par des structures plus souples et la société se sera considérablement simplifiée et appauvrie.
-
Les sociétés écotechniques émergeront, Greer l’espère, lorsque les dernières reliques de notre époque auront été récupérées et combineront une technologie relativement développée avec un usage soutenable des ressources naturelles. Ces sociétés n’ayant aucun précédent historique et se situant loin dans l’avenir, il est impossible de les décrire.
Bien sûr, et Greer insiste sur ce point, ce processus se déroulera de manière différencié selon les régions et s’accompagnera de crises combinant désintégration politique, déclin démographique et migrations mais aussi de périodes de relative stabilité et prospérité. Greer ne parle pas plus de la France qu’un romain de l’antiquité n’aurait parlé de la Bithynie. Tout juste précise-t-il que les pays celtiques (comprenez la Bretagne, l’Ecosse, l’Irlande, le Pays de Galles, la Cornouaille, l’Île de Man et la Galice – cela fait quinze siècle que la France n’est plus celtique) ont de part leur position géographique de bonnes chance de traverser les crises sans trop de dommage.
Il envisage cependant non seulement la disparition des Etats-Unis en tant que nation mais aussi l’effacement de la culture anglo-saxonne d’une bonne partie de son domaine actuelle, sans d’ailleurs s’en émouvoir. Un territoire français profondément transformé du point de vue culturel ou politique ne lui semblerait sans doute ni particulièrement invraisemblable ni particulièrement choquant. Une de ses visions romancées de l’avenir décrit des migrants asiatiques se déversant sur la côte ouest des Etats-Unis et enseignant aux locaux à s’adapter aux effets du changement climatique. On pourrait aisément transposer la scène sur la côte méditerranéenne.
Ce qui l’intéresse c’est moins la défense des arrangements géopolitiques actuels que l’héritage qu’ils laisseront à un futur très différent.
Des réponses locales et adaptatives
Greer est extrêmement méfiant vis-à-vis des réponses globales que certaines entendent apporter à la crise des ressources. Même s’il pense qu’en théorie on pourrait, par des politiques appropriées éviter le basculement dans l’effondrement catabolique, il estime la chose impossible en pratique.
Revenir à un niveau de consommation soutenable signifierait pour les populations les plus riches à sacrifier 80% de leurs revenus. Il est peu probable que les populations du nord – et pas seulement leurs élites – acceptent un tel sacrifice, même dans l’intérêt de leurs descendants. Il est infiniment plus probable que l’on assistera à des tentatives de plus en plus désespérées de la part des pays industrialisés pour maintenir leur niveau de vie, quitte à ce que ce soit par des moyens militaires à l’extérieur ou autoritaires à l’intérieur.
Notre univers culturel est, en effet, dominé par l’illusion de notre caractère exceptionnel, illusion qui nous rend incapable ne serait-ce que d’envisager la perspective d’un déclin. Cette illusion prend deux formes finalement assez voisine. La première, le mythe du progrès, prétend que nous sommes destinés à dominer le monde éternellement et que la technologie résoudra, tout aussi éternellement, toutes nos difficultés. C’est le discours que tiennent la plupart de nos politiciens, qu’ils soient de gauche, de droite ou encartés chez les verts. La seconde, le mythe de l’apocalypse, nous fait imaginer que notre monde est destiné à s’effondrer brutalement, quasiment du jour au lendemain, en ne laissant derrière lui qu’une poignée de survivant. Cette version moderne du déluge purificateur est assez répandue chez les décroissants et en général chez ceux qui se sentent mal dans la société actuelle et ne rêvent que de la mettre à bas.
Greer estime, au contraire, que les utopies sont toujours sanguinaire et que la seule chose que les tables rases révolutionnaires ce sont des fosses communes remplies à ras-bord. Ce que la perspective d’un long déclin nous impose, c’est une logique d’adaptation locale aux nouvelles conditions, sans préjugés idéologiques et par un processus de transformation progressive et partielle plutôt que par le biais de bouleversement révolutionnaires dont les résultats ont toujours été désastreux.
L’adaptation individuelle est bien sûr fondamentale dans cette vision du monde. C’est à chacun de faire les efforts nécessaires pour adapter sa consommation à un monde en voie d’appauvrissement. Greer insiste cependant également sur l’aspect collectif de cette adaptation. Il estime que c’est au niveau des communautés locales que doivent se faire les changements nécessaires mais, même si son expérience personnelle lui fait donner une grande importance aux ordres fraternels comme la Grange ou les Odd Fellows, il se refuse à établir des plans valables en tous lieux et en tout temps. Au contraire il insiste sur la valeur du dissensus à l’intérieur des sociétés et entre elles et sur la nécessité de multiplier les expériences. La seule chose qu’il rejette ce sont les théories du complot, qui ne sont que prétexte à esquiver nos responsabilité, et la recherche de boucs émissaires qui mène aux mêmes désastres que les utopies révolutionnaires.
Références
Textes de Greer
How Civilizations Fall : A Theory of Catabolic Collapse
The Coming of Deindustrial Society : A Practical Response
The Long Road Down : Decline and the Deindustrial Future
The Long Descent : A User’s Guide to the End of the Industrial Age
Traductions
35 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON