L’Arche de Zoé et le Parti de la rumeur
Jean Raspail, Le Camp des Saints.
Le drame de toute société, soumise par nature à la loi du nombre, est de ne pouvoir assurer pleinement la primauté de la pensée sur l’opinion. Que cette société évolue au sein d’un régime totalitaire ou d’une démocratie n’y change rien : l’esprit va à ce qui le contente et le nourrit, vers ce doute qui est le gage de son existence. Le drame survient lorsque ce doute devient l’aliment favori des foules, lorsqu’il cesse d’être un prélude à l’intelligence pour devenir une caution de la rumeur.
Est caractéristique de cette dérive la polémique croissante autour de l’opération avortée de l’Arche de Zoé, selon laquelle le fiasco procéderait essentiellement du laxisme des autorités françaises vis-à-vis de l’association, quand celles-ci ne sont pas accusées d’avoir pris une part active au projet aujourd’hui condamné.
Comme dans tout processus de rumeur, ce qui frappe le plus est l’existence d’une distance considérable, d’un hiatus rien moins que prodigieux entre les faits avérés et le récit qui les escorte. En effet, l’on sait aujourd’hui que le Quai d’Orsay a multiplié les interventions auprès de l’association afin de la dissuader de réaliser son projet. De même, l’on sait que les familles elles-mêmes ont été mises en garde contre l’ « extravagance » de l’opération envisagée, dès le 3 août, et que cette action préventive a permis au ministère des Affaires étrangères d’être informé de l’imminence de l’opération et d’en empêcher la réalisation in extremis.
Si bien que d’un côté, l’on ne peut que prendre acte de ce que l’action des autorités françaises a permis de mettre un terme à une entreprise foncièrement illégale, tandis que de l’autre, l’on relaye en boucle un discours dénonçant l’impuissance de ces mêmes autorités à interdire l’opération... En d’autres termes, le discours semble ici parfaitement étranger aux faits qu’il prétend appréhender.
Sans doute est-ce parce que la réalité n’est pas à proprement parler son objet. En effet, tout indique ici qu’il ne s’agit pas tant de dénoncer l’impuissance d’un gouvernement que de juger ce dernier selon l’idée particulière que l’on se fait de sa puissance.
C’est à l’occasion de la passe d’armes entre le député Bianco et la secrétaire d’Etat aux droits de l’Homme que la nature véritable de la controverse est apparue au grand jour. A l’occasion d’un débat à l’Assemblée nationale, le député Bianco a en effet interpellé le gouvernement : « Pourquoi n’avez-vous pas empêché l’opération ? » Outre le fait qu’elle fait bien peu de cas de ce que l’opération a précisément été « empêchée » grâce à la diligence des autorités françaises, cette interrogation laisse entendre que la volonté du gouvernement aurait fait défaut dans la gestion de l’affaire : elle interpelle sur le mobile avant d’entendre la défense, exige le pourquoi avant même d’avoir établi le comment. Ainsi naît la rumeur, enfant chérie du procès d’intention.
Car, avant de spéculer sur une éventuelle compromission du gouvernement, il existe un cortège de circonstances atténuantes pour expliquer l’interruption tardive de l’opération de l’Arche de zoé, circonstances qui toutes procèdent de l’Etat de droit. La secrétaire d’Etat aux droits de l’Homme les a d’ailleurs parfaitement recensées : « Fallait-il emprisonner préventivement les responsables de l’association ? Non. Fallait-il envoyer nos militaires à l’aéroport pour arrêter l’opération ? Non, l’Afrique de papa, c’est terminé, la France respecte la souveraineté du Tchad. Fallait-il dissoudre l’association ? Non, la France est un Etat démocratique. »[1]
Mme Yade l’a fort justement souligné, la question de savoir si la France aurait dû ou non se substituer aux autorités tchadiennes dans le dénouement de cette affaire ne se pose pas, excepté pour ceux qui nourrissent encore de douteuses nostalgies à l’égard du continent africain. Les interrogations légitimes se situent en amont : elles portent sur les causes de l’incapacité du gouvernement à prévenir la dérive de l’association.
Fallait-il emprisonner préventivement les responsables de l’association ?
Est-il un principe plus essentiel à la vie démocratique que l’interdiction des détentions arbitraires ? Afin d’en assurer le respect, la législation pénale a multiplié les précautions pour prévenir les usages abusifs du pouvoir répressif, et notamment en matière de répression de la tentative de crime ou de délit. Néanmoins, ce régime protecteur des libertés publiques ne saurait affranchir les pouvoirs publics d’un certain devoir de vigilance. Ainsi l’article 40 du code de procédure pénale prévoit que « toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l’exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d’un crime ou d’un délit est tenu d’en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs ».
Une fois portée à la connaissance du procureur de la République, une tentative de crime ou de délit ne peut cependant être l’objet de poursuites pénales que sous certaines conditions. En vertu de l’article 121-5 du code pénal, il faut impérativement que celle-ci se soit manifestée par un « commencement d’exécution ». D’après la jurisprudence, ce « commencement d’exécution » se caractérise par la réunion de deux éléments : l’un est subjectif, il s’agit de l’intention irrévocable de commettre l’infraction ; l’autre est objectif, il s’agit d’un acte matériel univoque, qui ne doit laisser aucun doute sur l’intention de la personne en cause.
Enfin, lorsqu’il est informé de l’existence de faits litigieux, le magistrat apprécie la suite à leur donner conformément aux dispositions de l’article 40-1 du code de procédure pénale. Aussi peut-il, s’il estime cette option pertinente au regard des faits constatés, mettre en œuvre des procédures alternatives aux poursuites. Entre autres dispositions, l’article 41-1 du même code prévoit notamment que le procureur peut « procéder au rappel auprès de l’auteur des faits des obligations résultant de la loi » et « demander à l’auteur des faits de régulariser sa situation au regard de la loi ou des règlements ».
Se pose donc la question de savoir, au regard de ces différents éléments, si les autorités françaises ont su mobiliser toutes les ressources judiciaires à leur disposition.
En l’espèce, après avoir pris connaissance du projet de l’association, le ministère des Affaires étrangères - par le biais de l’Autorité centrale pour l’adoption internationale - a transmis dès le 9 juillet un signalement au parquet de Paris afin qu’une enquête soit ouverte. S’en est suivie au mois d’août l’audition du président et du secrétaire général de l’association, au cours de laquelle leur ont été rappelées les règles en vigueur en matière d’adoption internationale. En d’autres termes, le magistrat saisi de l’affaire a considéré que la tentative n’était pas constituée et a donc opté pour l’une des procédures alternatives visées à l’article 41-1 du code de procédure pénale. L’objet même de l’association n’a pas été jugé illicite par le magistrat, sans quoi ce dernier aurait introduit une procédure de dissolution judiciaire.
Fallait-il dissoudre l’association ?
À défaut de dissolution judiciaire, le gouvernement ne pouvait-il pas cependant user de certaines prérogatives, notamment de la dissolution administrative de l’association ? Si l’on considère la loi du 10 janvier 1936, qui définit le cadre d’application de cette mesure dérogatoire au principe de liberté d’association, il semble que le recours à la dissolution administrative ait en l’occurrence été rigoureusement impossible.
Votée à l’origine pour lutter contre les ligues qui menaçaient la République [2], cette loi de 1936 connaît aujourd’hui encore un champ d’application extrêmement restreint. Dans un premier temps, celle-ci ne pouvait en effet être invoquée par le pouvoir exécutif qu’afin d’empêcher la provocation à des manifestations armées dans la rue, l’atteinte à l’intégrité du territoire ou à la forme républicaine du gouvernement. Par la suite, les lois du 1er juillet 1972 et du 9 septembre 1986 ont respectivement étendu l’application des dispositions répressives de 1936 à l’encontre des associations participant de la provocation à la discrimination et de la provocation aux actes de terrorisme. De toute évidence, l’association l’Arche de Zoé ne relevait d’aucune de ces catégories, et sa dissolution administrative aurait indéniablement constitué un abus de pouvoir de la part du gouvernement.
Si l’ensemble de ces règles demeure largement méconnu du grand public, il paraît inconcevable que les actuels contempteurs de l’action gouvernementale ignorent les limites inhérentes à la justice préventive. Le souci des libertés publiques qui les caractérise d’ordinaire en témoigne. Aussi le versant politique de la controverse autour de l’Arche de Zoé, s’il n’apporte aucune démonstration probante d’un manquement du gouvernement à ses obligations, illustre en revanche dans quel désarroi évolue actuellement la majeure partie de l’opposition : théoriquement redevable envers le citoyen d’assurer la vigie de la démocratie, elle n’est plus aujourd’hui que le mandataire de ses soupçons. Quitte à passer sous silence qu’un Etat de droit ne pourra jamais totalement protéger les individus d’eux-mêmes.
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