L’Europe et la laïcité
« Il y a deux façons pour une démocratie d’abdiquer : remettre les pouvoirs à un homme ou à une commission qui les exercera au nom de la technique » : en citant ces paroles de Pierre Mendès France, prononcées lors de la ratification du traité du Marché commun en 1957, Jean-Pierre Chevènement éclairait parfaitement la méthode préconisée par Jean Monnet pour construire aussi bien l’Europe économique que l’Europe politique, méthode qu’il examine précisément dans un petit livre qui est comme « le chant du cygne » de l’homme politique original qu’il fut (La faute de Monsieur Monnet, Fayard). Et cette méthode -qui ne s’est jamais démentie, du Traité de Rome à celui de Nice et aux accords de Barcelone- est celle qui refuse de prendre en compte les souverainetés populaires en faisant dépendre l’organisation et le fonctionnement des pays « réunis » de décisions « techniciennes », d’une commission « cooptée » et auto-proclamée « décisionnelle », éloignée ,le plus éloignée possible des peuples souverains, à l’abri de toute expression du suffrage universel . ..particulièrement apte, de ce fait, à imposer un système économique libéral, une organisation européenne déstructurant les nations pour les remplacer par des « lands », des « provincias », « des régions »..., un émiettement de l’espace sociétal européen en système « communautariste » à l’anglo-saxonne ( à un moment, d’ailleurs, où ce système montre qu’il a failli) .
C’est dans cette perspective qu’il faut placer le rapport entre l’Europe et la laïcité, dont la caractéristique « française » ne peut être qu’un obstacle sur la voie de cet émiettement sociétal... car, en France, la séparation du spirituel et du temporel , la sécularisation des normes publiques et de la gestion de l’espace public ont pris la forme de la « laïcisation », institutionnalisée par la loi de 1905 , ancrée dans les fondements de notre République par les constitutions de 1946 et de 1958...
Il n’en a pas été de même dans les autres pays constituant l’Union européenne.
Sans trop aller dans les détails, on peut cependant brosser ici un tableau assez précis rendant compte des différentes situations .
Le système belge de « pilarisation »voit la laïcité constituer, au même titre que les religions, l’une des composantes de la société qui s’organise ainsi autour de « piliers confessionnels », le « pilier socialiste libéral laïque humaniste » étant une « spiritualité comme une autre... C’est vers un système identique que se sont orientés les Pays-Bas, où une sorte de séparation temporel/spirituel a été instaurée en 1983 par la suppression de la référence religieuse dans la Constitution et l’abandon de la prise en charge par l’Etat du traitement des ministres des cultes... Mais le blasphème y est toujours un délit. En Allemagne, c’est un « système confessionnaliste » qui prévaut : les blocs confessionnels sont reconnus, les religions s’organisent de manière autonome et socialement, elles bénéficient d’un impôt spécial et sont le deuxième employeur du pays, après l’Etat. L’Espagne, le Portugal, l’Italie connaissent des systèmes concordataires remis en question en permanence mais qui laissent à l’Eglise catholique une place éminente qu’elle défend vigoureusement. La Grande-Bretagne lie monarchie et religion d’Etat : le souverain ne peut être qu’anglican, il est « chef de l’Eglise », celle-ci est représentée à la chambre des Lords et le Parlement a vocation à régir la confession reconnue. Les autres religions s’organisent de manière « communautaire ». Les pays nordiques ont adopté ce même système de religion d’Etat où la non-séparation coexiste avec la liberté religieuse et la liberté de conscience constitutionnellement établies (la Suède a séparé les deux pouvoirs en 2000). La Grèce orthodoxe et l’Irlande catholique ont construit leur identité nationale sur la religion qui y occupe une place privilégiée et qui gère, pour partie, la vie civile et sociale. N’oublions pas les « nouveaux entrants » pour souligner simplement leur diversité de situation, de la Pologne très inféodée à l’église catholique à la Bulgarie où la religion orthodoxe domine.
Ainsi, chaque Etat membre a-t-il suivi sa propre trajectoire,liée à son contexte historique, dans la nature de ses relations institutionnelles entre ses Eglises et l’Etat. Et si des principes généraux et fondamentaux sont communs à tous les pays de l’Union ( liberté de conscience, liberté religieuse, liberté d’expression), les significations qu’ils revêtent fluctuent de l’un à l’autre et toutes les situations évoquées précédemment sont toujours éloignées du mode d’organisation et de fonctionnement laïque de notre société française... Aussi les institutions supranationales que sont
C’est dans ce contexte qu’est intervenu le projet de traité constitutionnel, dont maints articles portaient atteinte à la laïcité que nous connaissons et qu’a élaborée notre histoire. On se souvient du débat provoqué par l’initiative de l’Eglise catholique qui voulait imposer les origines chrétiennes de l’Europe dans la rédaction du préambule... et qui n’y a pas renoncé : la récente rencontre Benoît XVI- Angela Merkel a relancé l’intention... On n’a pas oublié l’article I 2 qui donnait aux minorités (d’origine, de croyance, de langue, de culture...) des droits particuliers érigés règles et ouvrant la voie à tous les communautarismes ; l’article I 52, qui donnait aux Eglises une sorte de pouvoir discrétionnaire dans le domaine législatif ; l’article II 70 qui s’opposait frontalement à la « laïcité à la française » en reprenant ce que formulait l’article 9 de la Convention citée précédemment ; l’article II 11 ( à propos du principe de subsidiarité) qui contenait les germes d’un éclatement des compétences entre les différents niveaux de décision ; les articles II 74 et III 282 qui « déstructuraient »la notion d’enseignement public , laïque et ouvert à tous... Sans omettre la fameuse Charte européenne des langues régionales et minoritaires (que veulent signer et M. Bayrou et Mme Royal) qui met en cause le principe d’indivisibilité et de laïcité de la République à travers l’effacement de la langue nationale inscrite dans notre Constitution (Le Conseil constitutionnel a d’ailleurs déclaré ce texte « anticonstitutionnel » le 15 /06 / 1999)...
On le voit : la laïcité que nous connaissons et qui organise un espace sociétal de concorde et d’équilibre, d’égalité et de liberté aussi, depuis un siècle maintenant est dangereusement menacée par la construction politique européenne, parfait décalque de sa construction économique libérale. Et tous ceux qui, ici, en France, y portent atteinte, par leurs discours, leurs actes, leurs projets (et ils viennent de toutes les sensibilités politiques comme de toutes les « Eglises »), tous ceux qui allient un communautarisme rampant à une volonté de « changer la loi fondatrice de 1905 », tous ceux qui appellent à une « laïcité ouverte », à une « laïcité rénovée » ou à une « laïcité du XXIe siècle », font, de fait, le jeu du « système libéral » que souvent ils prétendent combattre .
Mais on ne peut évoquer le sort de la laïcité dans cette Europe que nous promettent les « tenants du oui au projet de TCE » sans parler de la manière avec laquelle l’Eglise vaticane l’utilise pour revenir dans un « espace public » qu’elle n’a jamais perdu de vue... et s’attaque à la forteresse dont la démolition est pour elle impérative : la laïcité à la « française ». Le cardinal allemand Ratzinger, aussitôt élu pape sous le nom de Benoît XVI, n’a rien eu de plus pressé que de lancer l’offensive contre « le laïcisme » qui étoufferait l’Europe, contre la raison, dangereuse quand elle n’est pas soumise à Dieu... Son discours devant le Parti populaire européen le 30/03/2006 comme ses interventions à Ratisbonne le 12/09/2006 et sa rencontre récente avec la Chancelière allemande marquent autant de jalons dans cette reconquête du rôle civil et politique de l’Eglise en Europe alors que c’est un mouvement inverse qu’engendrait le cours de l’histoire en écartant de plus en plus les églises de ce qui relève de l’organisation et du fonctionnement des sociétés, de ce qui relève de la conduite de sa vie par chacun (faut-il rappeler ici que seuls 23 % des Français ont répondu positivement à la question : « La religion est-elle importante pour vous dans votre vie quotidienne ? » AFP du 16/11/06 )... Certes, dira-t-on, il y est poussé par la « percée » de l’islam, religion concurrente... Outre que l’islam est très minoritaire, ce qui n’enlève rien à son activisme, à son esprit de conquête comme à sa volonté de tout soumettre à ses lois, Benoît XVI n’est certainement pas malheureux d’assister, en France et en Europe, à une poussée islamique, voire islamiste, sachant fort bien que tout ce qui sera concédé à cette « nouvelle religion » ne pourra pas être refusé à la sienne... et, qu’au bout du compte, « son Eglise », par sa puissance et son organisation, raflera « la mise »... D’ailleurs, on peut dire aujourd’hui que jamais les structures spécialisées que sont
Nous n’avons rien à attendre, pour ce qui est de la laïcité, de la construction politique européenne qui se prépare dans l’ombre et qui ressortira, une fois les échéances électorales passées... Il faut bien se pénétrer de cela quand se présentent devant nos suffrages les chantres à l’unisson du « Oui au TCE » ! Et il y a , dans l’esprit des « européanistes » convaincus auxquels appartiennent ceux qui vont former la future majorité, quels qu’ils soient, comme une logique acceptée : entre la Pologne « christianisée » et la France « laïque », ils sont prêts au moyen terme qui dénaturera l’espace indivisible, laïque, démocratique et social de notre République.
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