L’Europe ne mute pas, elle s’effondre sans les philosophes et prophètes
Un rapport aux conclusions inquiétantes vient d’être remis aux parlementaires européens. Le constat est clair, sans surprise et d’ailleurs, il ne fait que confirmer les discours officiels en étant plus pessimiste. La croissance européenne est en berne et la récession est presque certaine pour 2013 alors que le redémarrage sera très lent. A la crise économique s’ajoute une crise sociale de grande ampleur. Un jeune de moins de 25 ans sur deux est au chômage en Espagne. En Italie ou en France c’est un sur quatre, sans compter les plus de 50 ans qui eux aussi, remplissent les salles d’attente du pôle emploi. Les marges de manœuvre sont limitées, pour ne pas dire inexistantes car les solutions de facilité offertes par la tactique du déficit budgétaire sont maintenant exclues au vu des endettements massifs de la plupart des pays européens. Alors les analystes parlent d’une énorme crise, aussi dévastatrice que celle de 1929, pensent certains, mais d’autres refusent de parler de crise, préférant parler de mutation. Nous vivons une mutation, ainsi s’exprima Jean-Claude Guillebaud, naguère journaliste de terrain puis investigateur des choses de la pensée, scrutateur attentif de la société, héritier de Michel Serre, le sage émoustillé par les nouveautés anthropo-technologiques et Edgar Morin, penseur de la complexité intronisé gourou de la globalité par les mouvances écolo, new age, en quête de nouvelles clés pour adoucir le psychisme et gérer cette complexité.
Nous ne sommes pas en crise, nous vivons une mutation, a dit Guillebaud. Oui, mais c’est quoi une mutation. Jaurès naguère disait que quand on ne peut pas changer le monde, on change les mots. Je paraphrase alors Jaurès pour une formule assez éclatante : quand on ne peut pas comprendre le monde, on change les mots. Je ne pense pas que Guillebaud ne comprend pas le monde. Il livre quelques constats intéressants mais il ne semble pas disposer de cette capacité de visionnaire qu’eurent les gloires passées de la pensée. J’apprécie la formule qu’il met en avant, celle de Gandhi énonçant qu’un arbre qui tombe fait beaucoup de bruit alors qu’une forêt qui germe ne s’entend pas. Effectivement, des tours du WTC à l’effondrement de Lehman Brothers et à la faillite programmée de la Grèce, on a beaucoup parlé alors que les germes d’une civilisation nouvelle ne s’entendent pas. Justement, ce sont ces germes que François Busnel aurait souhaité voir évoqués par un Guillebaud semblant esquiver la question, faute d’éléments tangibles à proposer. Le monde mute, avec des promesses et des menaces. Bref, on pourrait dire aussi que le monde avance avec son cortège d’opportunités et de dangers et pour les Chinois, il s’agit d’une crise. Alors, est-ce une crise ou une mutation ? Si crise il y a, ou mutation, c’est peut-être sur le sens des mots.
Lors des premiers siècles de notre ère, les historiens ont glosé sur le déclin de Rome, sur sa chute, ou sa mutation chrétienne. Vers 1450, la Renaissance est arrivée. Le monde fut secoué par les événements après 1789. Les philosophes ont parlé d’Histoire. Après, lorsque l’industrie de masse est arrivée, Marx nous a fait réfléchir aux transformations, tout comme Darwin inclina notre manière de voir le vivant comme le résultat de transformations des espèces. Les optimistes du 19ème siècle voyaient le progrès alors que dans le même temps, les pessimistes scrutaient la décadence et le déclin. Après 1929, les historiens et observateurs ont plutôt parlé de crises, puis de chocs pétroliers. Les crises étant appliquées le plus souvent au fait économique. Crise asiatique, crise argentine, mexicaine, crise des subprimes, crise des dettes européennes… néanmoins, le concept de crise date de la fin du 20ème siècle et fut appliqué à l’économie ainsi qu’au domaine politique (crise des Sudètes par exemple). La crise ne fait que décrire une instabilité. Et maintenant, dira-t-on vive la crise, c’est une mutation ? Ou même cinq mutations comme le suggère Guillebaud, cinq crises, ou transitions, autre vocable à la mode pour parler de l’énergie. Crises géopolitique (Chine…), économique (finances et industries), bio-génétique (homme remodelé), numérique (communications et expressions du Net), écologique (réelle avec les polluants, voir Naples par exemple, ou les pluies acides, fantasmatique avec l’obsession du gaz carbonique et du climat). C’est assez étrange car en examinant l’histoire récente, je suis prêt à parier que l’on retrouve ces cinq crises (ou transitions ou mutations) il y a quarante ans. Quant au monde en mutation, je ne sais pas ce que cela signifie. L’histoire est faite de transformations techniques, sociales, accompagnée de pensées qui ont suivi les transformations le plus souvent, ou les ont précédées plus rarement. Je ne suis pas certain d’une authentique mutation comme le dit Guillebaud. Le fait qu’il y ait des crises est indéniable, mais alors il faut définir ce qu’est une crise. En vérité, une crise désigne une instabilité. La société et les finances sont instables ces temps-ci, plus qu’il y a dix ans. C’est tout ce qu’on peu dire. Et encore, il ne faut pas céder au nombrilisme européen, car il y a plus de dix ans, l’Asie et d’autres pays connurent la crise. Pour le reste, cette mutation censée être porteuse d’espérance et de nouveauté me paraît bien peu tangible, comparée à l’instabilité crisique conduisant le monde à nous échapper et à sombrer dans une sorte d’hybris généralisée. Si mutation profonde il y a comme le croit Guillebaud, alors cette mutation risque plus de ressembler à un crépuscule qu’à une aurore, entraînant l’humanité vers le bas, vers les penchants matérialistes, futiles, émotifs, infantiles. Pourtant, il ne faut pas céder à la désespérance dit-il, faisant sienne une formule du philosophe Alain (reprise par Gramsci sous une forme différente) ; le pessimisme est d’intelligence, l’optimisme est de volonté. Et rien que pour contredire Alain, je suggère que l’on puisse aussi admettre que le pessimisme est de volonté et que l’optimisme est d’intelligence. Ce qui ne fait guère avancer la compréhension mais permet de poser cette question essentielle de la compréhension du monde, étant entendu qu’il est en mutation depuis des siècles. En quoi la mutation actuelle serait différente des précédentes ?
Chaque époque de transformation est traversée par des crises, comme si l’instabilité était un phénomène indispensable aux mutations. Ce qu’on remarque, c’est que toutes ces périodes de grand changement on vu apparaître des héros de l’histoire mais aussi ceux qu’on nommerait héros de la pensée, qu’ils soient visionnaires, philosophes ou prophètes. Socrate, Confucius, Platon, Jésus, pour n’en citer que quelque uns, ont fait irruption dans l’histoire en ouvrant les consciences, tout en projetant une compréhension inédite reposant pour une bonne part sur les expériences du moment et les espérances possibles. On a connu d’autre période, comme notamment vers 1520, lorsque Machiavel théorisa le pouvoir en se basant sur l’histoire des hommes de pouvoir, dans l’Antiquité et surtout dans l’Italie des princes. A peu près en même temps, Luther secoua la foi chrétienne en placardant ses 95 thèses sur la porte de l’église de Wittenberg. Si l’événement fut contesté par les historiens, les thèses ont bien existé et la foi protestante se répandit diversement en Europe. On remarque parfaitement l’inscription de Luther dans un entrelacs nouant l’avenir et le passé. La foi protestante n’a rien d’une fantaisie. Elle se propagea dans un contexte où la chrétienté était en crise, le catholicisme ayant fait en quelque sorte faillite, alors que Machiavel avait saisi un autre aspect de la grande mutation moderne, celle du pouvoir et de la distanciation prise avec l’Eglise. Le monde de 1650 n’est plus celui de 1250. L’Inquisition est n’est plus jugée par les prélats de l’Eglise mais par des tribunaux civils. On ne poursuit pas tant les hérétiques que les sorcières. Autre période de grande mutation que l’ère napoléonienne et toujours un penseur qui su se mettre au dessus de la mêlée. Hegel fut fasciné par la Révolution française puis les conquêtes napoléoniennes, avec à la clé une compréhension inédite de l’histoire qui influença les notables allemands pendant plus d’un siècle. En France, ce sont Saint Simon et Auguste Compte qui se firent les visionnaires d’un monde industriel en marche et promis à un avenir certain. Autres temps, autres penseurs, Marx le prophète de la classe ouvrière, Nietzsche le critique du genre humain, Jaurès, à la fois théoricien et acteur de la société. Les années 1960 ont aussi représenté une courte période de mutation, assez profonde, portée par une jeunesse à l’esprit survolté. Tandis que Habermas et Ellul scrutaient les problèmes liés à la technique, Marcuse se trouva en phase avec cette mutation des émancipations.
En 2012, en supposant que nous soyons dans une période d’intenses mutations, nous ne pouvons que constater ce vide de la pensée, cette absence de philosophes visionnaires alors que les observateurs de la société n’ont jamais été aussi nombreux. Pour ma part, je ne vois pas vraiment de mutation mais plutôt un monde fonçant dans la perte des valeurs, l’hybris, l’abrutissement numérique, l’obstination et l’acharnement technologique, la perte du temps long, des vertus cardinales mais aussi de celles qui peuvent encore se dire théologales et qu’il faudrait nommer transcendantales.
Alors, crise ou mutation ? Je vais tenter d’éclairer mais c’est difficile. Le monde occidental a vécu des mutations, surtout en Europe. Une société se définit par les pouvoirs sur les esprits, sur les corps et sur la matière, clercs, gouvernants et producteurs. Pour ce qui est des gouvernants, l’Europe a connu les chevaliers au Moyen Age, puis les princes de la Modernité, les nobles et militaires de l’âge industriel et les technocrates après 1950. Pour le gouvernement des esprits, les prélats ont été remplacés par les philosophes, puis les intellectuels à la Zola et toute cette faune graphosphérique qui signa les heures glorieuses de la Troisième République. Après, les intellectuels médiatiques ont pris le relais, puis les médiatiques de moins en moins intellectuels. Les gens croient que Stéphane Bern est un historien et c’est vrai puisque Michel Drucker l’a dit à la télé. Onfray passe pour un philosophe important. Les faussaires occupent la scène.
Alors, cette mutation de 2012, je n’y crois pas. Les mouvements d’opposition au système n’ont rien d’innovant. Ils se placent tous dans la continuité de ce qui a été amorcé dans les années 1970. Les observateurs glosent sur les opposants à l’aéroport d’Ayrault, se demandant si c’est un nouveau Larzac. Là n’est pas la question, il ne s’agit pas d’interpréter mais d’agir. La question est de savoir si les opposants veulent un nouveau Larzac et sur ce point, je ne peux que les encourager. Les options alternatives prises dans les années 1970 ont encore une pertinence et une légitimité. Mais cela ne fera pas une grande mutation. La société de 2012 se place dans le sillage de la mutation qui a été amorcée fin 1960, avec aussi l’homme seul, comme l’exposa Claude Frochaux dans un livre roboratif. Il n’y a pas de mutation en vue, juste une crise qui saura être résorbé par la puissance économique du système et contenue par la puissance policière. Ce n’est pas très plaisant à entendre mais il faut voir la réalité en face et le fait que les gens préfèrent la sécurité à la liberté.
Les rares philosophes et visionnaires de notre époque ne peuvent être entendus. L’Europe va dans le mur. La science avance. La métaphysique aussi et Dieu s’occupe du reste.
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