La fin d’un monde : 11/09/2001 – 11/03/2011
Le terrible séisme intervenu au Japon et la catastrophe de Fukushima apparaitront sans doute comme la scansion d’une période capitale dans l’évolution des sociétés humaines ; le 11 mars 2011 est l’une de ces dates clés dont l’on se souviendra comme la borne et la frontière d’un monde.

On peut penser ici que s’achève le cycle qui avait commencé avec les attentats du 11 septembre 2001 ; fin d’un monde et prémisses d’un nouveau. De façon plus concrète Fukushima parachève un mouvement qui aura vu en quelques années les certitudes et les dogmes s’effondrer dans trois domaines critiques pour notre avenir : l’économie, les technologies et les relations internationales.
Un capitalisme toxique
L’accident nucléaire de Fukushima, qui est d’ores et déjà une catastrophe, est d’abord le résultat de l’activité humaine. Tout d’abord parce que des hommes ont décidé de construire une centrale nucléaire, ensuite parce que ces hommes ont décidé de la construire dans une zone à forte activité sismique, et enfin parce que ces hommes ont sacrifié les impératifs de sécurité sur l’autel de la rentabilité. De façon paradoxale on peut d’ailleurs constater que les japonais se sont préparés à un tel séisme en appliquant des normes sismiques très strictes pour leurs constructions « standard » et ont ainsi évité un bilan humain bien plus terrible. L’homme qui ne peut rien face à l’irruption d’un tremblement de terre ou d’un tsunami, en l’anticipant, a pu en limiter les effets dévastateurs. Si les cataclysmes naturels ne peuvent être évités, leurs conséquences destructrices peuvent être limitées par l’homme si celui-ci le veut.
Fukushima ce sont donc d’abord les hommes et leur inconscience. Ici il faut rappeler que TEPCO, l’exploitant de la centrale de Fukushima, a été pris la main dans le sac ces dernières années pour avoir caché de graves incidents dans ses installations nucléaires, ce qui avait déjà abouti au départ de son équipe dirigeante en 2002 ! Ici il faut rappeler que des scientifiques avaient mis en garde contre les risques sismiques et leurs conséquences pour la sécurité des centrales comme le géologue Katsuhiko Ishibashi et que rien n’avait été fait.
En effet tout cela n’avait pas d’importance car les logiques habituelles de ce que j’ai appelé le captalisme étaient à l’œuvre notamment via la dérégulation à marche forcée de certains marchés ; eh oui TEPCO est un exploitant privé ! Dès lors ce qui lui importe avant tout c’est la satisfaction de son actionnaire et donc la recherche de la rentabilité ; or dans des marchés comme celui de l’électricité avec une base de clients quasi fixe et une consommation peu élastique la variable qui permet d’améliorer le résultat c’est la compression des charges et ici singulièrement les charges liées à la sécurité. On investit moins, on occulte les risques, on cache les accidents, et on prie pour que rien ne se passe. Cette logique est si forte que l’on peut même s’interroger sur la gestion de TEPCO lors des premières heures voire des premiers jours de l’accident nucléaire ; il semble de plus en plus probable que la société ait essayé de minimiser la gravité de l’accident pour essayer de continuer l’exploitation, préserver son image et donc son cours de bourse, ne reconnaissant que tardivement la gravité de la situation (voir le communiqué de presse lénifiant paru le 12 mars à 5h du matin, indiquant qu’aucune fuite n’est détectée dans les différents réacteurs et que globalement la situation est sous contrôle).
De la même manière que les banques avaient émis des produits financiers toxiques conduisant à l’effondrement du système financier en 2008, TEPCO a laissé la possibilité à des produits toxiques, en l’occurrence radioactifs, de venir contaminer l’environnement. Il ne s’agit pas d’une volonté de nuire en tant que telle mais d’une soumission complice aux lois du système. Hélas si la crise financière a provoqué de nombreux drames ils pourraient se révéler d’aimables hors-d’œuvre au regard des risques créés par la situation à Fukushima dans certains scénarios.
La décennie 2000 avait permis l’emballement fou de la machine financière aboutissant à la crise financière, économique et sociale que nous traversons. Le capitalisme dérégulé, indirectement, a aussi permis le désastre nucléaire, à travers une inversion des priorités. Le profit avant la sécurité, l’argent avant les hommes. En ce sens la catastrophe de Fukushima révèle avec une acuité encore plus grande la nécessité de repenser le paradigme économique à l’œuvre ; le 11 mars 2011 marque la limité extrême et mortifère du système.
La technologie et la catastrophe
Le second cataclysme mental provoqué par Fukushima est celui de notre rapport au progrès et à la technologie. Ici il faut rappeler que Fukushima intervient dans une société très évoluée, le Japon, maîtrisant des technologies de pointe, avec une main d’œuvre qualifiée, disciplinée et à la force de travail éprouvée. En ce sens Fukushima est beaucoup plus angoissant et traumatisant que Tchernobyl. En effet pour l’accident de la centrale ukrainienne on pouvait toujours se dire, en considérant qu’il s’agissait d’une catastrophe liée au délabrement des infrastructures dans l’ex-URSS, à l’absence de moyens, à la déliquescence d’un système, qu’il y’ avait des « raisons » de penser que cela ne pouvait pas arriver chez nous. Les discours rassurants pouvaient avoir prise ; avec ce qui arrive au Japon rien de tel. Dès lors le sentiment d’impuissance, de perte de contrôle face à la catastrophe que nous donnent les japonais est d’autant plus fort. Il nous « contamine ». Si « eux » connaissent de tels problèmes, et bien « nous » aussi nous pourrons les connaître.
En outre le nucléaire, système et industrie technologique par excellence, royaume des experts et des techniciens, nous montre ici comment il échappe à ses créateurs, ceux qui étaient justement censés être infaillibles, si sûrs d’eux, donneurs de leçons à ceux qui n’y comprennent rien. Ils ont failli. Dès lors nous n’avons pas d’autre choix que d’interroger notre rapport à la technologie, et à la notion de maîtrise. Une haute technologie dans un pays fortement technologique se retourne contre nous ; qu’est-ce que cela peut bien vouloir dire ?
Ici c’est bien notre rapport à la catastrophe en tant qu’horizon qui s‘en trouve chamboulé ; la catastrophe qui était soit rejetée dans le temps (horizon lointain), soit dans l’espace (« ca n’arrive qu’aux autres ») prend une dimension concrète, « ici et maintenant ». Come le dit Jean Pierre Dupuy dans son livre « Pour un catastrophisme éclairé, Seuil, 2002 », nous ne pouvons plus échapper à l’absolue nécessité de faire comme si la catastrophe avait déjà eu lieu. Elle est à nos portes.
Or la catastrophe prend ici la figure la plus terrible qui soit, celle du nucléaire, qui peut réellement et/ou symboliquement détruire l’humanité. Nous sommes confrontés à la catastrophe ultime ce qui va nous obliger bien évidemment à penser les catastrophes secondaires et les technologies ou les industries qui peuvent les provoquer.
Ici on peut penser que les débats sur le rôle des technologies ambivalentes comme les nanotechnologies, les génotechnologies ou la prolifération des produits chimiques dans l’environnement, vont retrouver une vigueur nouvelle. Ce mouvement souterrain de (re)mise en cause des technologies a traversé les opinions publiques au cours des dernières années et s’amplifie. Il peut prendre la figure du principe de précaution* - dont un des pères théoriques est le philosophe Hans Jonas qui l’évoquait déjà à propos du nucléaire, et qui s’est traduit en France par la loi Barnier de 1995 puis son inscription dans la Constitution en 2004 - ou d’un appel à penser la catastrophe. A l’évidence ces sujets vont être désormais encore plus sensibles et ils ouvrent un immense champ de débat politique, alors que la propension habituelle des gouvernants est d’escamoter ou de minimiser les risques. C’est ce que disait Ulrich Beck, le sociologue allemand à propos du nucléaire dans un article prophétique écrit en 2008 : « [l’Etat, la science, l’industrie] exhortent la population à monter à bord d'un avion pour lequel aucune piste d'atterrissage n'a été construite à ce jour ». Or au Japon c’est bien l’alliance d’un Etat passif, d’une industrie cupide et d’une science arrogante qui ont mené à la catastrophe.
A l’évidence, en plus du nucléaire, c’est dans le contexte du débat sur le dérèglement climatique que l’articulation entre technologie/progrès/activité humaine et catastrophe va être d’une acuité extrême. Allons-nous continuer à faire « comme si » rien n’allait arriver ? Ou bien au contraire allons nous faire « comme si » cela allait arriver et prendre toutes les mesures nécessaires ? Et dans ce cas comment allons-nous faire, nous, les pays technologiques, pour aider ceux qui le sont moins ?
Les révolutions arabes et le 11 mars
La catastrophe du 11 septembre 2001 – premier évènement planétaire en direct à l’ère des chaînes d’information continue – a structuré les relations internationales des 10 dernières années : mise en œuvre de la guerre contre le terrorisme, élément déclencheur des guerres en Afghanistan et en Irak, matrice des accords et des alliances entre Etats.
La catastrophe de Fukushima – premier évènement planétaire en direct à l’ère de l’Internet omniprésent – va contribuer à l’obligation de repenser ce cadre. Tout d’abord, étrange hasard de l’Histoire, Fukushima intervient au moment même où les révolutions arabes agitent et transforment de nombreux pays. Il s’agit d’une coïncidence mais on a dès lors une série d’évènements critiques se déroulent en même temps. En outre ces deux séries apparaissent comme les premiers artefacts historiques vécus en quasi temps réel par l’ensemble de l’humanité et qui auront des conséquences pour l’ensemble de l’humanité.
D’une part les révolutions arabes en mettant à bas l’ensemble des modèles des relations internationales en vigueur depuis le 11 septembre 2001 vont obliger l’ensemble des pays occidentaux à repenser leur vision du monde, leurs alliances géostratégiques et donc leur rapport aux autres. Ceux qui seraient tentés de perpétuer l’ordre ancien par des manœuvres visant à revenir rapidement à un avant plus « maîtrisé » feraient à la fois une erreur tactique et morale. On ne reviendra pas en arrière. Et il faut au contraire accepter de penser un nouveau désordre, mais un désordre qui est fructueux.
D’autre part la dimension planétaire de la catastrophe de Fukushima – impact sur la chaîne alimentaire, déplacement du nuage radioactif sur l’ensemble du globe, remise en cause des programmes nucléaires dans de nombreux pays – impose aussi de repenser la coopération internationale sur des sujets aussi sensibles, le pouvoir d’inspection et de contrôle des Etats les uns vis-à-vis des autres – voir par exemple l’article de Marie Hélène Labbé sur ce sujet. Peut-on laisser Areva construire un réacteur dans un pays émergent, comme cela était prévu par exemple en Libye suite à un accord signé en 2007, sans savoir quelles sont les normes de sécurité en vigueur ? Peut-on laisser sans réponse la question du sarcophage de Tchernobyl ? Lorsque la catastrophe des uns est la catastrophe de tous quels instruments de décision doivent être mis en place ?
On a donc un double mouvement ; d’un côté les révolutions arabes nous montrent que c’est aux peuples de prendre leur destin en mains, sans ingérence et sans leçons, tandis que de l’autre Fukusima nous impose de penser et d’agir sur les problèmes globaux de façon collective, par delà les égoïsmes nationaux et les querelles de souveraineté. La période oblige donc aussi à repenser le monde dans le rapport entre les nations, car la mondialisation est aussi la mondialisation des risques.
La fin d’un monde local
A l’échelle de notre petit pays d’autres symptômes nous parlent de la fin d’un monde ; les résultats des élections cantonales en sont un indice, ténu, mais qui s’ajoute à de nombreux autres. Ces élections ont été marquées par une abstention record, un rejet fort du gouvernement en place et du parti majoritaire, et une poussée vigoureuse du Front National. Tout cela traduit une désillusion et un peur. Les français ne croient plus que les politiques s’occupent de leurs vrais problèmes, et ils sentent que le monde change sous leurs yeux sans que rien ne soit réellement fait pour mieux le comprendre et l’apprivoiser. Alors ils ont peur. Les politiques plutôt que de reconnaître cette peur rabâchent des vieux discours, de vieilles recettes, de vieux boucs émissaires, car eux aussi ont peur. Ils ont peur d’affronter ce nouveau monde, de perdre leurs privilèges, voire de disparaître. Alors ils s’accrochent, ils manœuvrent, tentant de rester le plus longtemps à la barre du navire qui tangue, car eux, au moins, sont dans la suite du capitaine. Mais sous les coups de boutoir des changements globaux, dont Fukushima est un signe extrême, le statu quo n’est plus tenable, et il leur faudra aussi apprendre à changer.
Quel monde émergera après le 11 mars 2011 ? Quel monde sera le nôtre lorsque notre rapport à l’économie, la technologie et aux autres est bouleversé ? Nul ne le sait, mais en tout cas l’on, peut espérer que Fukushima œuvrera à une prise de conscience plus rapide et concrète des enjeux qui sont ceux de l’ensemble de l’humanité. Ce monde sera-t-il plus juste et plus égalitaire ? Il faut le souhaiter et travailler en ce sens, mais là aussi il nous faut être capable de penser la catastrophe.
Chem Assayag
Une définition du principe de précaution proposée par Wikipedia qui nous paraît simple et claire : * Lorsqu'une activité humaine ou un développement technologique apparaît être porteur d'un risque probable, non quantifiable, non encore confirmé scientifiquement mais dont la possibilité est identifiée, alors il vaut mieux renoncer à cette activité jusqu'à ce que le risque qu'elle engendre puisse être qualifié et quantifié."
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