Le pluralisme des cultures est un mythe
On entend partout répéter à l’envi que l’humanité serait divisée en de multiples cultures qui ancreraient chaque individu dans un ensemble de traditions faites de pratiques et de visions du monde. C’est l’appartenance à une culture qui forgerait véritablement l’identité de chaque homme. Et bien entendu, toutes ces cultures auraient la même valeur et mériteraient, à ce titre d’être respectées.
Or, à force de mettre l’accent sur les différences et les spécificités, on oublie que pour l’essentiel toutes les cultures reposent sur des mécanismes communs, tout simplement parce que, comme l’atteste l’échec des tentatives de destruction de l’idée d’homme du siècle dernier, les hommes sont finalement partout les mêmes, et les différences ne sont guère plus que du folklore.
Il suffit de lire, par exemple, le livre collectif Savoirs et enjeux de l’interculturel, paru à Paris chez L’Harmattan en 2001. On nous explique que chaque "culture" a sa manière à elle de traiter les problèmes, de s’adapter à une situation nouvelle. Mais on se garde bien de souligner qu’en réalité, lorsqu’ils sont pris dans une situation nouvelle, comme par exemple la nécessité de vivre et donc de s’adapter dans un pays d’accueil, les étrangers doivent en réalité non pas reproduire bêtement des comportements stéréotypés qui résulteraient de leur programmation culturelle, mais au contraire inventer, à partir d’une démarche réflexive, même rudimentaire, des comportements nouveaux à partir d’analyses nouvelles.
Autrement dit, ce n’est pas, par exemple, en tant qu’excroissance d’une culture que le sujet s’adapte à une société nouvelle, mais bien comme individu, comme sujet libre[1], avec ses capacités et ses limites, en fonction du caractère plus ou moins adéquat de l’éducation qu’il a reçue. Etre un sujet libre, c’est-à-dire un être humain pleinement réalisé, c’est être capable de revisiter un héritage,[2] sans le rejeter ni l’adopter purement et simplement. Cela implique qu’on en retienne certains aspects, qu’on en rejette d’autres. Or, les revendications identitaires oublient que plus on affirme son identité comme appartenance à un collectif, moins on affirme une singularité libre irréductible à tout autre.[3]
Mais les tenants de la pluralité culturelle ne veulent pas l’entendre, car ils prétendent remplacer une vision verticale, faite de travail culturel, de transmission et d’héritage, en une vision horizontale où toutes les créations et productions humaines se vaudraient, le moindre tag sur un mur ayant autant de valeur qu’une symphonie de Beethoven sous prétexte qu’il est l’expression d’une autre culture, donc de l’Autre avec un grand A, ce nouveau cliché des bonnes consciences.
On comprend alors la mauvaise foi de certains défenseurs du pluralisme culturel. Tantôt ils affirment l’autonomie et la grandeur de chaque culture, soulignant que toute tentative d’universalité résulte en réalité d’un diktat ethnocentriste des Occidentaux. Les cultures orientales, africaines ou musulmanes auraient en réalité la même valeur que la culture occidentale. Mais, à d’autres moments, telle culture revendique haut et fort la paternité de l’éclosion de la civilisation occidentale, comme si c’était elle qui avait finalement inventé l’idée d’universalité. D’un côté, donc, on méprise l’Occident comme ethnocentriste et arbitraire, tantôt au contraire on veut en être l’origine. Ce double langage trahit au moins un malaise, au pire de la mauvaise foi.
Et c’est cette obsession identitaire culturaliste qui incite nombre de penseurs à se terrer dans une telle attitude de mauvaise foi, cherchant à couper les cheveux en quatre à l’aide de théories complexes ou de textes incompréhensibles. Comme nous l’avons montré plus haut, ce sont en réalité des individus, des sujets libres ou au moins capables de le devenir qui reprennent en charge, à chaque génération, leur héritage culturel, pour le reproduire ou le critiquer. Les femmes africaines qui de l’intérieur ont le courage de critiquer les pratiques barbares qu’elles subissent parce qu’elles en ont assez de souffrir sont finalement beaucoup plus fines et intelligentes que tous les chercheurs en sciences sociales qui essaient de nous expliquer que chaque culture porte des richesses qu’il faut respecter.
De même, il faut en finir avec l’idéologie victimaire[4] selon laquelle les hommes et les femmes qui vivent aujourd’hui seraient comptables des crimes commis par leurs ancêtres de plusieurs générations. Les jeunes noirs d’aujourd’hui, avec leurs téléphones portables, n’ont jamais connu l’esclavage, et les jeunes blancs ne sont pas les héritiers des anciens colonisateurs. Si donc on peut reconnaître un devoir de mémoire, il faut aussi se rappeler que, souvent, l’attitude la plus humaine réside dans le pardon et l’oubli.
Nietzsche[5] avait déjà insisté sur cette dynamique de l’oubli, en lui attribuant un caractère positif. L’oubli est à l’esprit ce que la digestion est au corps : de même que nous ne sommes pas conscients de tous les processus organiques qui président à la digestion, de même notre esprit absorbe-t-il dans l’oubli tous les événements qui pourraient le perturber. Car la poursuite de notre existence exige que nous ne pensions pas à certaines choses, que nous fermions "de temps en temps les portes et les fenêtres de la conscience". Nous devons "faire table rase" pour songer à des choses nouvelles et plus nobles. L’oubli est alors le "gardien" du psychisme, car sans lui, nul bonheur ne pourrait exister.[6]
Et ce qui est vrai de l’individu doit l’être aussi pour les peuples. On sait combien de souffrance ont engendré les conflits entre la France et l’Allemagne. Pourtant, il a suffi de quelques petites années pour que ces deux pays se réconcilient et construisent un avenir commun. Par contre, il en est d’autres qui se montrent incapables d’une telle ouverture vers l’avenir et en restent encore à ressasser leur passé victimaire sans doute pour ne pas regarder en face leur propre responsabilité sur leur situation actuelle.
Le propre de l’humanité est en effet de pouvoir reprendre à son compte un ancien projet pour en faire un nouveau, ou mieux encore, de mettre tous les compteurs à zéro pour rompre avec l’attitude sénile du repli sur le passé et aborder avec l’enthousiasme de la jeunesse la construction de l’avenir. Chaque génération peut bien reprendre l’héritage du passé, et l’humanité vit de cet héritage. Mais l’humanité se perd si elle se contente de reproduire simplement ce qui fut.
C’est donc avec à la fois des valeurs héritées et des valeurs revisitées librement au présent qu’il faut juger les pratiques collectives et les visions du monde qui les sous-tendent . Ainsi, que l’on mange du couscous ou du pot-au-feu relève du folklore, alors que l’excision est un acte barbare parce que attentatoire à ce que l’on connaît aujourd’hui de la nature humaine faite de liberté et de virtualités. Après tout, si tout est relatif comme l’affirment les tenants les plus radicaux du multiculturalisme,[7] pourquoi imposerait-on à un individu tel ou tel héritage ? Les défenseurs des cultures exotiques utilisent parfois l’argument de la liberté qu’au fond ils méprisent pour justifier leurs revendications archaïques, notamment en matière vestimentaire ou matrimoniale.
A cet égard, la culture occidentale présente une originalité qui la rend supérieure[8] à toutes les autres : elle est la seule à s’être efficacement critiquée de l’intérieur, par la "philosophie des lumières", et à réinventer, après l’avoir reçue du stoïcisme puis du christianisme, l’idée d’universalité.[9] On n’aime pas son prochain parce qu’il fait partie du même clan, comme dans toutes les autres cultures. On aime son prochain parce qu’il est homme, tout simplement. Et c’est cet amour qui scelle l’idée même d’universalité, c’est le sens du message du Christ sur le caractère inconditionnel de l’amour (cf. Paul 1 co.13.)
Mais de ce fait, l’Occident n’a plus le monopole de cette culture de l’universalité qui devient un patrimoine de l’humanité tout entière, fondant sa diversité au lieu de la contrarier.[10] La liberté, la joie, l’épanouissement du sujet humain, le bonheur ne sont plus des valeurs occidentales, mais des valeurs humaines universelles auxquelles se réfèrent désormais les prisonniers chinois ou tibétains au fond de leur cachot, les femmes africaines mutilées, les jeunes filles arabes mariées de force et violées par leur époux, les paysans sud-américains subissant la dictature des cartels.
C’est du reste l’Occident lui-même qui, à partir de cette valeur centrale qu’est le sujet humain à la recherche de son épanouissement, a inventé l’intérêt pour les autres cultures, l’intérêt sincère qui pose que d’une certaine manière en effet toutes les cultures méritent le respect parce qu’elles sont également humaines. Et c’est au nom de cette universalité héritée de mauvaise grâce que certains veulent retourner contre nous cet intérêt pour l’autre et nous le renvoyer à la figure, mais transformé en relativisme. Car en réalité, le respect de l’autre implique qu’on le prenne au sérieux, qu’on le juge capable de comprendre. On manifeste donc en fait du respect à l’égard des Africains quand on critique certaines de leurs coutumes barbares. Bien entendu, ça ne peut pas leur faire plaisir. Mais puisqu’ils sont humains, ils sont parfaitement capables de comprendre, comme d’ailleurs ils le font déjà, par des critiques de l’intérieur. Quand on respecte son ami, on doit aussi pouvoir lui dire des choses désagréables.
Bien entendu, certains demi-habiles ne manqueront pas de souligner que l’Occident n’a pas de leçons à donner aux autres, qu’il ne respecte pas toujours ses idéaux, loin de là, etc. Mais personne n’a jamais affirmé que nous avons atteint la fin de l’Histoire, qu’il ne reste plus de tâches à accomplir. Au contraire, les tâches historiques ne manquent pas et le monde poursuivra sur la voie du progrès si les peuples aiment à nouveau l’humanité, l’individu libre, la joie et le bonheur, qui ne sont pas, reconnaissons-le, les valeurs dominantes des autres cultures.
[1] Je suis évidemment en profond désaccord avec Alain Touraine qui, dans Comment sortir du libéralisme, Fayard, 1998, p. 78, demande à ce qu’on reconnaisse des droits aux cultures étrangères des immigrés. C’est à des sujets libres qu’il faut accorder des droits, pas à des cultures, car sinon on va tout droit vers l’application de la charia.
[2] Cf. Michel Wieviorka, Une société fragmentée ? Le multiculturalisme en débat, Paris, La Découverte, 1997, cité in Dounia Bouzar, Monsieur islam n’existe pas,, Pour une désislamisation des débats, Hachette.
[3] "Un intellectuel italien a bien mis en évidence ce contre-effet du multiculturalisme qui, tout en arborant l’étendard de la différence, fabrique des micro-conformismes encore plus contraignants que ceux de jadis. Comme l’ouvrier réel de jadis n’était respectabilisé qu’à travers son appartenance à une « classe », le jeune beur, la féministe ou l’homosexuel d’aujourd’hui ne se voient reconnus qu’à la condition expresse qu’ils adhèrent à une « catégorie », répudiant du même coup leur singularité personnelle. Au bout du compte, en prétendant guérir la solitude de l’individu désaffilié, « les idéologies de la différence en réalité anéantissent la différence ». (En l’occurrence, il s’agit de la différence individuelle.) Elles réinventent, à l’échelle d’une minorité, « cet ’impérialisme de l’assimilation’ si souvent décrié »" Jean-Claude Guillebaud, La Refondation du monde, Seuil, 1999, p. 239.
[4] Cf. E. Roudinesco, Pourquoi la psychanalyse, Fayard, 1999 : " Inventée aux États-Unis il y a trente-cinq ans, cette fêtichisation de la différence a conduit à une politique de discrimination positive 3 (affirmative action) qui consiste à mettre en œuvre légalement un traitement préférentiel en faveur de groupes humains victimes d’injustices : les Noirs, les Hispaniques, les femmes, les homosexuels et autres. Elle repose sur l’idée que, pour réparer une inégalité, il convient de valoriser une différence contre une autre différence. Or, l’application de ce principe, que l’on a vu fonctionner à propos de l’affaire de l’exposition Freud à la Library of Congress, est de plus en plus contestée aujourd’hui car elle n’a pas favorisé l’égalité. On comprend pourquoi : une discrimination ne peut jamais être positive puisqu’elle suppose toujours l’existence d’une autre victime servant de bouc émissaire par sa différence même.", p. 174, ainsi que la note 2 : Lors d’une conférence de mars 1999, Alain Finkielkraut a résumé cette situation par une formule saisissante : "je souffre, donc j’accuse." Bien entendu, on consultera aussi le classique Les Sanglots de l’homme blanc, de Pascal Bruckner.
[5] Nietzsche, Généalogie de la Morale, Deuxième dissertation, trad. H. Albert, Mercure de France, p. 75-76.
[6] Le texte précédent de ce paragraphe est tiré de F. Guého, chapitre "la mémoire" in F. Guého, P. Loubière et F. Noval, La Philosophie au bac lettres en 40 chapitres clés, Albin Michel, 1991, p. 60.
[7] "De fait, dans sa version la plus politique, qui a cours aux États-Unis, le relativisme contemporain ne semble même pas retenir l’idée — pourtant prudemment formulée par Lévi-Strauss — d’une coalition des cultures diverses. Son modèle sera plutôt celui d’un « multiculturalisme » intégral c’est-à-dire d’un espace social et politique dans lequel les diverses cultures cohabiteraient sans chercher à se mélanger ni à se modifier l’une l’autre, moyennant une stricte neutralité ou une stricte équité culturelle des institutions." Denis Kambouchner, Notions de philosophie, tome 3, Folio, Paris, Gallimard, 1995, coll folio-essais, p. 499.
[8] Cette supériorité est en grande partie due aux hasards de l’Histoire et ne confère à la culture occidentale aucun droit de mépriser les autres cultures. Là n’est pas la question. Mais il se trouve que par la philosophie des lumières, dont les ambitions sont loin d’être réalisées, l’Occident incarne l’universel dont il n’a plus le monopole. Les critiques contre la civilisation occidentale viennent notamment insister sur les horreurs du XXe siècle. Cet argument, qu’on trouve par exemple chez Fukuyama, La Fin de l’Histoire, Flammarion coll. Champs, p. 32, ne vaut pas vraiment, car il présuppose que l’Occident se serait débarrassé de toute contradiction et qu’il aurait déjà réalisé dans toutes ses dimensions l’idéal dont il était porteur. Ce n’est évidemment pas le cas, et il y a encore bien du travail à faire pour y parvenir. Le nazisme et le communisme ont été des régressions. Mais cela ne change rien quant au fond, sur les fins qui devraient toujours orienter l’action, et qui doivent aller vers la réalisation du projet des lumières. Cf. J.-C. Guillebaud, La Trahison des Lumières.
[9] Ainsi d’ailleurs que celle de liberté. Voir dans Fukuyama, La Fin de l’Histoire, la note 18 p. 417 où Fukuyama rappelle comment Max Weber explique la spécificité de la conception occidentale de la liberté.
[10] Comparer Michel Serres, "L’Humanisme mosaïque".in Hominescence.
38 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON