Les fossoyeurs du Vivant
En 1950, nous pensions pouvoir faire reverdir les déserts.
En 2050, nous aurons réussi à désertifier la Terre entière.
« L'homme est devenu trop puissant pour se permettre de jouer avec le mal.
L'excès de sa force le condamne à la vertu. » Jean Rostand
« Quel mauvais sort semble avoir été jeté sur l'espèce humaine ? Pour quelles raisons son impact sur la nature est-il si profondément dévastateur et si difficile à transformer en action positive ? » Hubert Reeves
Dès la fin de la seconde guerre mondiale, notre civilisation « avancée » franchit le pas fondateur d’une nouvelle attitude très agressive à l’égard de l’environnement et radicalement destructrice de la prodigieuse diversité naturelle reçue en legs, ou plus précisément en gérance puisque le souci éthique implique de la transmettre aux générations suivantes. La maîtrise de l’énergie et l’industrialisation, avec leur cortège de pollutions et de gaspillage des ressources naturelles, la surexploitation des forêts, une agriculture militarisée, chaque fois plus marchande, et l’accroissement exponentiel de la démographie mondiale, vinrent à poser le problème de la place envahissante de l’homme sur la Terre. Plus récemment, les menaces de l’épuisement de la Nature et de l’amenuisement des ressources induisent la naissance de la nouvelle discipline de l’écologie humaine, puis conduisent au temps de crise que nous vivons.
Le massacre de notre environnement naturel correspond à une logique de l’égarement, réelle philosophie sociétale de la néantisation. Cette autodestruction acharnée de notre actuelle civilisation, toutes figures confondues, ne peut qu’être attribuée à une véritable tare congénitale de notre espèce. Les écosystèmes terrestres et aquatiques sont malades de l’homme, subissent les effets multiples et synergiques de nos pressions intempestives qui se caractérisent par des dysfonctionnements qui vont jusqu’à la modification climatique. L’homme moderne est le fossoyeur des écosystèmes et ce travail de pompes funèbres de la Nature est notre œuvre collective. Tout compte fait, nous semblons en être assez fiers. Toutes ces formes de saccage et d’épuisement des ressources trouvent leur convergence dans la désertification, drame de la terre fatiguée, dénudée, saignée aux quatre veines.
La désertification n’est pas le désert ! La désertification n’est pas, non plus, une fatalité ! La désertification est une dégradation par les activités humaines de paysages initialement accueillants, selon un lent mais imparable processus qui résulte notamment d’abus d’usages. La désertification n’est pas exactement une dotation climatique, un état du milieu, mais un processus dont nous sommes les artisans, rarement coupables mais tous responsables. C’est le terme ultime de la détérioration des terres, caractérisé par un seuil d’irréversibilité. C’est pour toujours ! La désertification enveloppe une lente altération de la couverture végétale, l’exacerbation des mécanismes physiques de la superficie du sol, la régression des ressources en eau et un déclin des activités agropastorales résultant de la stérilité des terres suite à la disparition de la matière organique. Ces perturbations entraînent de terribles famines, des crises nationales et des afflux de réfugiés. Dès 1948, dans son ouvrage « Our plundered planet » (La Planète au pillage), Fairfield Osborn dénonçait la détérioration des ressources environnementales par la surexploitation et désignait sans la nommer, la désertification comme la menace planétaire majeure pour le futur de l’humanité. Alors à contre-courant de l'idéologie du progrès et du développement économique, ce naturaliste (évidemment) visionnaire lança l'un des premiers cris d'alarme du catastrophisme écologique. Encore aujourd’hui où nous en souffrons déjà cuisamment, certains n’y croient pas. La politique de l’autruche vaut peut-être mieux !
Cette désertification que nous façonnons « soigneusement » affectera en priorité les deux milliards de personnes vivant en zones semi-arides et arides, lesquelles représentent 41 % des terres émergées. La moitié des populations les plus démunies réside dans ces contrées de terres sèches. Quelque 250 millions de terriens sont déjà les victimes contemporaines de cette aridification galopante, notamment sur le continent Africain.
Nos forêts, nos montagnes, nos prairies, nos steppes ont pour destin à plus ou moins court terme celui de nouveaux Sahara, au mieux de futurs déserts de Gobi, où les ressources seront rares et où la sévère compétition pour la vie humaine n’autorisera que la subsistance de petits groupes nomades, comme le sont déjà les peuples Touaregs ou Mongols, à la recherche permanente de l’eau et de la nourriture. Une interface permettra aux privilégiés de survivre dans les conditions artificialisées des grandes métropoles, cultivant par exemple des légumes hors-sol et en milieux clos, absorbant des protéines en dragées. Cette compétition finale se fera évidemment au prix de guerres et de querelles effroyables, telles celles auxquelles nous assistons déjà pour le « remodelage » du Moyen-Orient, en quête des ultimes ressources de pétrole. Entre-temps, les éléments ne seront pas avares en cataclysmes, sécheresses engendrant des famines, inondations meurtrières résultant du lessivage des montagnes scalpées par le déboisement et du formidable bétonnage des milieux urbains, cyclones, typhons et un nombre incommensurable d’épiphénomènes ravageurs.
Une Nature polyspécifique sans homme est pourtant difficilement imaginable car la prodigieuse biodiversité que nous connaissons n’est pas une providence, elle est l’héritière du modelage des campagnes, des forêts et des montagnes d’une main agricole qui organisa la vie en respectueuse harmonie, éclaircissant les milieux végétaux trop fermés et envahissants. L’on sait qu’en Europe, la diversité génétique s’est considérablement enrichie au Moyen Âge, soit lors de l’avènement de l’agriculture sédentaire et vivrière. En ces temps, l’homme faisait œuvre de jardinier de la Terre, l’agriculture était sage, créatrice de biodiversité. Mais l’intensification des rendements résultant d’une démographie exponentielle associée aux méthodes agricoles modernes, lesquelles sont, pour la plupart, caractéristiques d’un fort anthropocentrisme et se réclament de notre suprématie sur la Nature, sont désormais parvenues à un seuil incompatible avec la garantie d’un futur universel. À l’horizon 2050, la majeure partie des espaces naturels sera défrichée et l’érosion des biodiversités végétale et animale sera extrême. Pourquoi ne sommes-nous pas capables de concilier notre production agricole avec des ambitions plus modestes, de soutenir plus efficacement l’agriculture raisonnée, l’élevage plus respectueux du milieu, avec le maintien d’un minimum de fertilité et d’habitats naturels, en combinant des couloirs écologiques, des biotopes en défens, des espaces agroforestiers ? Parce que nous ne voulons rien comprendre au fonctionnement des écosystèmes, que les désastres écologiques engendrés par nos piètres gestions forestières ou nos remembrements agraires du milieu du siècle passé ne nous ont rien appris.
L’enjeu se situe à quelques générations et concerne donc les enfants de nos enfants. Philosophes et scientifiques, plus rarement décideurs politiques, l’avaient pressenti et annoncé il y a déjà fort longtemps. La tendance était et demeure encore celle de la dérision, le politique arriviste préférant considérer l’alerte comme un canular. Il ne faut pourtant pas être devin pour constater que nos ressources terrestres ne sont pas illimitées. Le capitalisme sauvage et prédateur, faisant feu de tout bois pour un gain immédiat, préfère saigner aux quatre veines cette Terre nourricière. N’en déplaise aux plus gourmands et inconscients, l’espèce humaine, finalement très fragile, court à sa perte. Cette déclaration ressemble peut-être à l’annonce d’un quelconque groupe sectaire et opportuniste, marchand d’une formulation relookée du désespoir. Plus de 2000 ans après Abraham, fondateur postdiluvien du monothéisme des religions juive, chrétienne et musulmane qui nous mirent dans ce pétrin, ces paroles ont peut-être des réminiscences de visionnaire juif ou de faux prophète. Le constat n’est pourtant pas le fait de néophytes mais émane de la majorité des observateurs éclairés (mais point illuminés !), toutes confessions et origines confondues, la plupart incontestablement documentés.
Notre gérance de l’environnement opportuniste et sans le moindre discernement, pensant que tout nous est dû, est à revoir. Un ressourcement éthique s’impose, un nouvel état d’esprit est de mise si nous voulons sauver les restes et nous sauver nous-mêmes, c'est-à-dire gagner du temps sur une issue fatale. Mais le voulons-nous vraiment ? Telle est la question car notre attitude est ambiguë, équivoque. La marge est grande entre ce que nous disons et promettons, et ce que nous faisons. Serions-nous des « enfants » dans le sens capricieux du terme, ou est-ce ainsi que les adultes vivent ? Le formidable décalage entre la pléthore de bonnes décisions et la proclamation de louables initiatives, et la triste réalité du paysage quotidien, devient quotidiennement ordinaire. À terme, le risque est de voir cette disparité entre le dire et le faire déboucher sur une schizophrénie globale, tentée d’une ivresse d’abstractions, rythmée de vaines gesticulations et de discours spécieux. En revisitant sommairement le panel de nos cultures, la finitude apparaît comme intrinsèque tant aux modèles de nos religions qu’à nos modes économiques. Nous procédons par des schémas bornés. Si tel est le cas, faut-il s’étonner du non avenir résultant d’une telle conduite suicidaire ?
Le droit à l’environnement est corollaire des droits de la personne et il est grand temps d’investir ce nouveau paradigme en vue de la transmission intergénérationnelle des espaces, des ressources et des biocénoses dans une nouvelle perspective de gouvernance environnementale. Le droit à l’environnement doit devenir constitutionnel et prééminent au droit à la propriété, dont la caducité de certains pans ne serait d’ailleurs pas inopportune. S’il fallait maintenir un droit d’héritage, c’est plutôt celui du legs d’un patrimoine naturel indemne, d’une biodiversité préservée, que celui d’un lopin de terre, d’une usine ou d’un duplex dans un beau quartier.
« Seul parmi les animaux, l'homme a façonné son propre environnement. Paradoxalement, il a également été le seul à créer ainsi les facteurs de sa propre destruction. » Ernesto Sabato
« Quand l’Homme ne tue pas l’Homme, il tue ce qu’il peut, c’est à dire ce qui l’entoure. Il sort de son cadre, veut prendre la place des forêts et des animaux, souille les rivières, pollue l’air, se multiplie sans raison, se bâtit un enfer et s’étonne ensuite naïvement de n’y pouvoir vivre. » René Fallet
C’est enfoncer une porte béante que de présager que notre taux exponentiel de natalité, conjugué à un progrès induisant simultanément longévité et croissance destructive de la biosphère, puisse immanquablement déboucher sur un déclin de l’espèce humaine. La mort ainsi annoncée d’Homo sapiens, pris à l’étroit dans une Maison du Quaternaire de plus en plus invivable, ne semble pourtant pas trop indisposer nos contemporains, apparemment immunisés tant par l’ivresse de consommer que par la tautologie de l’éco-message des ONG de bonne volonté et les arguments factices des discours politiques, œcuménisme écologique récupéré et devenu lui-même pur produit de marketing. Et pour ce qui est de l’art de la récupération des courants alternatifs ou réfractaires, nos dirigeants sont d’habiles artistes, passés maîtres dans l’exploitation des marchés de dupes et des cours du CO2. Cotés en bourse, les marchés de dupes sont les sources d’infinis enrichissements.
Le répétitif est excessif, et ce qui est excessif - dit-on - ne compte pas. Alors pourquoi revenir sur le sujet, pourquoi dresser un nouveau réquisitoire du comportement humain sur l’environnement, tenter de faire un historique de nos exactions et des systèmes religieux, philosophiques, politiques, économiques qui y président, évaluer une fois de plus l’état catastrophique de la Planète ? Sans doute pour le fait que mes préoccupations tant personnelles que professionnelles, nées d’un idéal d’enfance qui ne doivent rien à personne, me procurent peut-être un regard neutre et plus analytique sur le sujet, enrichi d’observations communes de ma vie au quotidien, dans une contrée vaguement insoucieuse de la moindre préservation. Naturaliste hétérodoxe, tout ce qui m'est arrivé de bien dans ma vie personnelle et dans ma vie professionnelle m'est venu de l’observation.
Il est hasardeux, en raison de l’actuel décervelage de nos sociétés, de pouvoir parier sur un ralentissement du processus, pour gagner du temps, pour jouer les prolongations par une gestion moins hâtive et sans gaspillage éhonté. Le sujet est si grave qu’il devrait faire l’objet de toutes les conversations dans les salons, les cafés et aux coins des rues, qu’il devrait faire la une de tous les journaux. Bien au contraire, nous redoublons dans la frivolité et la cruauté, diaboliquement insouciants du grand déclin qui guette nos descendants. Ces enfants que nous aurions faits par amour, alors que nombreux étaient déjà ceux de ma génération à estimer qu’ils passaient leur temps à transporter la merde héritée de leurs parents.
Tout compte fait, le saccage mondial de l’environnement et le drame de la terre dénudée qui en représente la phase finale, ne sont que les conséquences d’un manque de courage intellectuel, d’une certaine misère de l’esprit. C’est une vérité tant banale qu’elle ne mérite d’être énoncée que dans un siècle amateur de truismes. Que faire ? Si après tant de connaissances et de mises en garde les enfants d’obèses nantis se détournent de la beauté des bois et des collines, de la vie même ? Si le chant des oiseaux ou le parfum des fleurs sauvages ne leur apporte rien ? S’ils abhorrent les « sales bêtes » sans plumes, ni poils ? Si lutter pour conserver une planète vivable leur apparaît comme un combat d’arrière-garde, une préoccupation désuète et ringarde ? S’ils préfèrent se vautrer devant la télévision pour suivre les non-aventures d’une starlette décatie dans l’urinoir audimaté d’un reality show ? S’ils ne se laissent « attendrir » (comme on attendrit une viande…) que par les oracles médiatiques ?
Et pour ce qui concerne les pays émergents - tels qu’on les qualifie d’en haut, dans le langage ampoulé des corridors diplomatiques - naguère, au lieu de donner du poisson à ces gens démunis, il était question de leur apprendre à pêcher. Ne faudra-t-il pas désormais leur enseigner à récupérer l’eau des rivières que nous avons salopées ? Sont-elles récupérables ?
Finalement, l’homme serait-il la malédiction de la Planète ? L’homme aurait-il tout faux ?
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