Très respectueusement, NON, Monsieur Canivet
La campagne présidentielle se poursuit avec un discret silence sur les problèmes institutionnels de la justice. Pour François Bayrou ou Ségolène Royal, il semble s’agir avant tout d’une question de moyens. Nicolas Sarkozy en reste surtout aux aspects répressifs... Dans l’ensemble, la prétendue « petite réforme » en cours semble décevoir, et le résultat final pourrait s’avérer encore moins favorable pour les actions des justiciables. Sur cette « réforme », concrétisée récemment par une loi organique sur la magistrature et une loi sur la procédure pénale, aucun candidat ne s’exprime vraiment. Les citoyens seraient-ils exclus du véritable débat ? On peut éprouver une certaine inquiétude à la lecture d’un discours du 3 février du premier président de la Cour de cassation, nommé jeudi dernier au Conseil constitutionnel et pour qui « dans le combat (...) rien ne remplace le débat citoyen ni l’engagement politique » , mais « aux juges, il revient de construire (...) un Etat de droit ». Même si elle a été émise à propos de l’abolition de la peine de mort, une telle appréciation peut très respectueusement choquer les citoyens qui pensent que la construction d’un Etat de droit revient au peuple et à ses représentants élus.
L’absence, à ce jour, d’un réel débat sur la justice dans la campagne présidentielle semble être une évidence difficile à nier mais tout aussi difficile à expliquer. Elle peut même inquiéter, si on pense au « Pacte pour la Justice » proposé, directement aux candidats à l’élection présidentielle, par l’Union Syndicale des Magistrats demandant notamment « une pause dans les réformes ». L’avenir institutionnel de la justice serait-il traité dans des cercles restreints, loin de la portée de la grande majorité de la population ?
Ce n’est pas une inquiétude isolée. Lundi, sur Agoravox, des articles d’Isabelle Debergue et de Carlo Revelli abordaient deux signes de l’affaiblissement progressif des apparences d’impartialité institutionnelle et des moyens du contrôle citoyen : les nominations au Conseil constitutionnel et le vote électronique. Un internaute a écrit dans les commentaires : « Dans les deux cas, à terme, les citoyens n’ont qu’à la fermer. Des superingénieurs qui savent tout leur diront : "Taisez-vous, vous ne comprenez rien au vote électronique, au traitement des données...". Des superjuristes qui savent tout nous disent déjà : "Taisez-vous, vous ne comprenez rien au droit, aux institutions..." ». Un tableau dont, malheureusement, on perçoit au quotidien de plus en plus de manifestations.
C’est dans ce contexte qu’à la fin de son discours prononcé au 3ème Congrès mondial contre la peine de mort le 3 février dernier, Guy Canivet a déclaré :
« Dans l’avancée des civilisations, dans le progrès des démocraties, les juges ont, comme les politiques, un rôle actif à jouer.
Bien évidemment, dans le combat pour l’abolition, rien ne remplace le débat citoyen ni l’engagement politique. L’exemple français de 1981 en est l’éclatante illustration.
Mais aux juges, il revient de construire, dans la communauté des nations, un Etat de droit d’où la peine de mort est par principe et à jamais exclue. »
(fin de citation)
Le problème réside dans cette séparation des rôles : aux citoyens, les mobilisations et l’engagement politique ; aux juges, la construction de l’Etat de droit. Un partage que les premiers peuvent difficilement accepter, si on considère que le pouvoir exécutif et législatif émane du peuple souverain et que, de ce fait, il appartient aux citoyens en tant que collectivité nationale et à leurs représentants élus de définir et construire l’Etat de droit. Aux fonctionnaires doit normalement revenir l’organisation pratique et l’exécution des tâches de cet Etat défini et construit par les citoyens et par leurs élus. Quant aux « experts », ils sont censés aider le peuple mais en aucun cas se substituer à lui sur le plan de la souveraineté nationale.
C’est peut-être que les actuelles structures de l’Etat français se prêtent à trop de malentendus. A commencer par le rôle multiple et multiforme du Conseil d’Etat, qui : a) fournit des conseillers de ministres et des dirigeants de grandes administrations ; b) conseille le gouvernement dans l’élaboration de lois et décrets ; c) juge les litiges du gouvernement et des administrations. Trois rôles qu’il serait sans doute salutaire de séparer sur le plan institutionnel et des carrières, comme l’ont déjà proposé les articles d’Isabelle Debergue des 13 septembre et 19 février. Mais n’y a-t-il pas également un problème politique grave lorsque, sans être particulièrement contré par les parlementaires, le Garde des sceaux laisse entendre devant l’Assemblée nationale et le Sénat que la réforme de la justice doit être l’affaire des « professionnels » ? Une telle conception, poussée à ses conséquences ultimes, reviendrait à assigner aux citoyens un rôle d’exécutants pour lequel ils n’auraient même pas besoin d’une éducation autre que l’enseignement utilitaire destiné à « trouver un emploi » le plus rapidement possible.
D’autre part, les discours de la campagne présidentielle, faute de proposer des moyens d’empêcher vraiment les délocalisations, pointent de plus en plus vers une politique de développement d’activités industrielles et technologiques hautement qualifiées. Dans ce cas, il serait urgent d’impartir à l’ensemble de la population un enseignement du plus haut niveau possible. Mais peut-on vraiment apprendre les sciences et les technologies modernes, sans recevoir en même temps une formation culturelle et philosophique globale, ouvrant également la voie à un total exercice de la citoyenneté ? Mon article du 23 juin proposait d’éliminer le chômage par la généralisation d’un haut niveau d’instruction, sur la base de deux points essentiels :
« - Au lieu de fomenter le chômage pour entretenir la machine à dumping social, supprimons-le entièrement par la généralisation d’un enseignement obligatoire de haut niveau. Fournissons aux jeunes une culture pluridisciplinaire conséquente, au lieu de les jeter dans le marché du travail dans le seul but malthusien de « chasser des vieux de cinquante ans ».
- Garantissons à tous les citoyens un réel accès permanent au savoir et à l’éducation, leur permettant de concourir directement à la gestion effective du pays. Supprimons la filière ENA et remplaçons-la par une voie de recrutement citoyenne dans l’accès aux instances dirigeantes de l’administration. Transformons les administrations elles-mêmes, les tribunaux dont elles dépendent, le Conseil d’Etat... dans le sens d’une plus grande ouverture à la majorité des citoyens et d’une participation directe de ces derniers. »
(fin de citation)
Il me semble que ces propositions restent toujours d’actualité.
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