Violences sexuelles : une enquête qui fait mal
Le silence tue, ici réside une certitude, et s’il ne tue pas il permet aux comportements sexuels violents de perdurer dans le fracas sourd insupportable d’un mal que notre société n’arrive pas à endiguer.
C’est ce que nous confirme l’enquête Contexte de la sexualité en France (CSF) menée en 2006 par une équipe mixte de l’Inserm et de l’Ined à l’initiative de l’Agence nationale de recherche sur le SIDA (ANRS). Réalisée sous la responsabilité scientifique de Nathalie Bajos et Michel Bozon, cette étude large comprenait notamment une partie consacrée aux violences sexuelles, faisant suite à la première Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France (Enveff), réalisée en 2000, et qui brossait déjà un état des lieux inquiétant. Entre ces deux recherches, les chiffres ont doublé, mais les auteurs s’en expliquent.
Afin de pouvoir dresser un tableau comparatif entre les deux séries de résultats obtenus en 2000 (Enveff) et en 2006 (CSF), Nathalie Bajos (Inserm) et Michel Bozon (Ined) ont repris à l’identique la formulation de la question à l’endroit du panel des personnes interrogées par téléphone. Soit un échantillon aléatoire de la population âgé de 18 à 69 ans, composé de 6 824 femmes et 5 540 hommes (12 364 personnes au total). La question posée était la suivante : « Au cours de votre vie, vous est-il arrivé que quelqu’un vous force, ou essaye de vous forcer à avoir des rapports sexuels ? » Le choix des réponses était le suivant : « oui / oui a essayé mais sans y parvenir / oui mais ne veut pas en parler / non / sans réponse ». Observons que dans l’enquête CSF, cette question a aussi été posée aux hommes, différence notoire avec l’enquête Enveff.
La première observation remarquable est que le nombre d’agressions sexuelles déclarées dans cette enquête a doublé par rapport au chiffre obtenu en 2000, alors que sur cette même période, le nombre de dépôts de plaintes est resté stable. Ainsi on apprend que 16% des femmes et 5% des hommes déclarent avoir subi des rapports forcés, ou des tentatives de rapports forcés, au cours de leur vie. De plus, à la question de l’âge au moment de l’agression, toutes les générations questionnées ont répondu que les faits ont été commis ou tentés avant 18 ans (59% chez les femmes et 67% chez les hommes), ce qui est un élément qualitatif fondamental et que chacun pourra comprendre aisément. De plus, mais on le savait déjà, l’immense majorité des agressions sexuelles commises sur les personnes mineures l’ont été dans le cadre de socialisation, à savoir, famille, pairs, école, alors que ceux commis à l’âge adulte sont plus liés au conjoint, lieux de travail et autres. Par contre, l’agresseur inconnu, dans les deux cas, reste largement minoritaire (17%)*.
En outre, plus de 90% des personnes déclarent un agresseur unique, par opposition à un groupe d’individus (viol collectif).
Quant aux catégories socio-professionnelles, l’enquête CSF révèle que pour les agressions commises ou tentées avant 18 ans, aucun milieu n’est surdéterminant, si ce n’est que le pourcentage le plus élevé se retrouve chez les filles de cadres (ce qui peut ici infirmer les représentations sociales). Mais, plus globalement, l’étude tend à démontrer que toutes les couches sociales sont représentées dans une distribution relativement équivalente.
Concernant la révélation des faits, 46% des femmes et 62% des hommes disent ne pas avoir verbalisé les faits avant cette enquête, et plus on remonte dans les générations, moins les faits son révélés, ce qui corrobore l’idée selon laquelle le tabou est en partie levé, les faits de violences sexuelles étant de nos jours beaucoup plus révélés, mais lorsqu’ils le sont c’est essentiellement dans l’entourage familial, et non aux institutions de justice ou de santé. Par ailleurs, les hommes révèlent beaucoup moins les faits de violences sexuelles dont ils ont été victimes.
En outre, les violences sexuelles les moins facilement révélées sont celles commises par le conjoint ou le partenaire régulier.
Mais en dehors des chiffres, ce que cette enquête tend à démontrer, c’est une plus forte propension à révéler les faits dans le cadre de travaux scientifiques uniquement, et non une réelle augmentation des actes commis. Les auteurs expliquent cela en avançant l’idée d’un abaissement du seuil de tolérance de notre société à l’encontre des faits de violences sexuelles. Mais, pour autant, le nombre d’actes révélés n’a pas impliqué une augmentation du nombre de plaintes auprès des autorités, et c’est ici que réside l’incompréhension, comme si le pas décisif à franchir par les victimes était encore impossible dans la grande majorité des cas. Dès lors, une infime minorité des actes commis font l’objet d’un dépôt de plainte et donc d’une action pénale. L’enquête CSF évalue que 50 000 à 120 000 personnes ont été victimes de violences sexuelles sur les douze derniers mois ; seuls 10% des actes de violences sexuelles ont été en fait portés devant la justice, soit un chiffre qui stagne depuis le milieu des années 2000 alors qu’il avait fortement crû durant les trente années précédentes (de 1 417 plaintes en 1972 à 10 506 en 2004).
C’est donc ce paradoxe que souligne ce travail scientifique, soit un seuil de tolérance aux violences sexuelles qui s’affaisse, mais qui ne se traduit pas par une augmentation des plaintes devant nos instances pénales. Comment expliquer cela, les auteurs ne nous éclairent pas plus quant à l’interprétation possible de ce phénomène, si ce n’est par l’évocation d’une certaine dépendance matérielle et financière des victimes à l’égard de leurs tortionnaires. Pourtant, et l’étude ne l’évoque pas, notre législation prévoit désormais l’éloignement du domicile à l’encontre du conjoint auteur de violences, sexuelles ou non (loi du 4 avril 2006).
Ainsi, malgré une quantité de données parfaitement évocatrices, de nombreuses questions restent en suspens et aucune explication n’est apportée quant au paradoxe mis en exergue par les éléments recueillis dans cette étude. Et, s’il est impossible de conclure que notre société commet plus de violences sexuelles qu’avant, il est toutefois certain que ce phénomène est encore loin d’avoir disparu, révélant combien elle reste encore pétrie d’archaïsmes profonds, tout autant que de mal-être puissants.
*La proximité de l’auteur avec l’agresseur (8 fois sur 10 ) se retrouve aussi dans les homicides volontaires comme l’a démontré Laurent Mucchielli dans une étude de 2002.
Bibliographie :
-
Maryse Jaspard et l’équipe ENVEFF - « Nommer et comp-
ter les violences envers les femmes : une première enquête
nationale en France », Population & sociétés, n° 364, janvier 2001,
et Les Violences envers les femmes en France. Une enquête nationale,
Paris, La Documentation Française, 2003.
-
Nathalie Bajos et Michel Bozon - « Les agressions sexuelles
en France. résignation, réprobation, révolte » in Bajos N., Bozon
M. (dir), Beltzer N. (coord), Enquête sur la sexualité en France. Pra-
tiques, genre et santé, éditions la Découverte, Paris, 2008, 610 p.
-
Catherine Cavalin - « Les violences subies par les personnes
âgées de 18 à 75 ans », Études et résultats, n° 598, DrEES, 2007.
-
Lorraine Tournyol du Clos et Thomas Le Jeannic - « Les
violences faites aux femmes », Insee-Première, n° 1180, 2008.
-
Xavier Lamyere, Les Violences sexuelles, Milan Ed., mars 2008.
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