La mécanique quantique expliquée sans dévoilement

(I) Personne ne comprend la mécanique quantique ! Cette facétieuse formule prononcée par Feynman est encore vraie. Les dizaines de livres consacrés à cette énigmatique science n’ont toujours pas livré d’explication sur le monde quantique mais néanmoins, les descriptions de ces expériences étranges et ces théories ésotériques sont souvent plaisantes à lire pour peu qu’on dispose d’un minimum de bagage mathématique afin de voyager sans trop de difficultés dans cet univers qui se refuse à livrer ses secrets. Cela dit, la mécanique classique n’est guère plus facile à comprendre lorsqu’elle est déclinée avec des notions aussi abstraites que l’espace de configuration, le lagrangien, les crochets de Poisson. L’électromagnétisme est encore moins accessible. Finalement, la mécanique quantique est difficile à comprendre et c’est un défi pour les physiciens que de présenter cette science à un grand public d’autant plus que ces physiciens ne comprennent pas l’étrangeté du monde quantique. Le candide se demandera si quelque un sait enseigner la mécanique quantique dans la mesure où personne ne la comprend. Quoi qu’il en soit, des centaines d’ouvrages plus ou moins techniques ont été publiés, comme le dernier en date que je vais vous présenter dans ces quelques lignes.
Après avoir présenté la mécanique classique dans un précédent ouvrage, Le minium théorique, Leonard Susskind a tenté d’exposer la mécanique quantique dans un second traité destiné à un public instruit d’un minimum de connaissance mathématique. C’est ce qui est annoncé dans la présentation car ce traité est parsemé de formules mathématiques ésotériques avec un texte assez dense mais quelque peu redondant. La presse scientifique a salué cet ouvrage basé sur une série de cours donnés par Susskind et rédigé en collaboration avec Art Friedman, ingénieur et élève assidu de ces enseignements sur la mécanique quantique. On notera la place accordée à l’intrication quantique qui fait l’objet de deux chapitres (pas moins de 80 pages y sont consacrées). Ce qui montre l’importance de cette notion dont il faut retracer brièvement l’historique.
Le premier traité de mécanique quantique a été publié par Dirac en 1931. Entre temps, d’autres livres sont parus et notamment le fameux cours de physique quantique rédigé par Feynman. 500 pages de formules mathématiques mais pratiquement rien sur l’intrication. Ce qui apparaît comme un point de détail peut s’expliquer par la chronologie. Feynman a publié son traité en 1965 alors que l’intrication quantique n’avait été théorisée qu’en 1964 avec un article publié par Bell et conduisant aux inégalités permettant de tester l’intrication. En fait, l’article de Bell était passé pratiquement inaperçu alors que l’intrication quantique ne faisait pas partie des choses enseignées au niveau académique et était considéré non pas dans le champ expérimental mais comme un outil épistémologique destiné aux travaux sur l’interprétation de la mécanique quantique. Les physiciens étaient à cette époque pris dans un vertige expérimental et délaissaient la plupart les questions sur la signification de la théorie quantique. Ce n’est les expériences d’Alain Aspect en 1982 que les physiciens se sont vraiment intéressés à ces phénomènes d’intrication qui maintenant figurent en bonne place dans les préoccupations scientifiques, avec les questions d’interprétation et surtout les applications possibles dans le domaine des ordinateurs quantiques.
C’est la place accordée à l’intrication qui rend singulier le cours de Susskind dont la préface ne manque pas de souligner que cette notion a été ignorée par des générations de manuels quantiques et qu’elle est la propriété essentielle de la physique quantique. Une propriété qui aurait été découverte par Einstein et deux de ses confrères lorsqu’il publia son fameux article de 1935 consacré au paradoxe EPR afin de pousser Bohr dans ses retranchements épistémologiques. Mais l’intéressé bouda l’article et l’affaire fut classée jusqu’en 1964 lorsque Bell publia ses inégalités en utilisant les variables de spin et non plus l’impulsion et la position comme dans l’expérience de pensée EPRΨΨ. Et ce qu’on peut dire, c’est que l’intrication ajoute de l’étrangeté à une mécanique quantique qui était déjà plus qu’énigmatique. Pour expliciter l’essence de cette science étrange, il faut montrer ce qu’elle a de spécifique mais aussi en quoi elle se démarque de la mécanique classique. C’est ce que propose Susskind pour débuter ce fantastique voyage dans les hiéroglyphes quantiques.
(II) Deux notions sont universelles et concernent toutes les branches de la physique, l’état et la mesure. La définition d’un système ou d’un état quantique se démarque complètement des descriptions utilisées en mécanique classique. Deuxième point, si en mécanique classique, les notions utilisées pour décrire l’état d’un système servent aussi pour décrire les observations (vitesses, angles, positions), en mécanique quantique ce n’est plus le cas. Le lien entre les deux n’a rien d’intuitif ni de trivial. Les principes de la mécanique quantique nous livrent une leçon, c’est que l’homme (et j’ajouterai les vertébrés) est par essence « conçu » pour percevoir les choses classiques, force, position, température, mais pas les phénomènes quantiques. Si bien que les scientifiques ont dû élaborer un arsenal d’outils mathématiques permettant de décrire les systèmes quantiques et les observations. Pour élargir le propos, je me permets d’ajouter que seule la mécanique classique est trivial car elle colle à notre vécu dans le monde matériel. Toutes les autres physiques ont un volet non trivial et la mécanique quantique plus que les autres (RR, RG, EM).
Pour faire court, la physique quantique décrit des états en utilisant des vecteurs complexes. Les états sont en quelque sorte une représentation de l’information contenue par le système. Ils nécessitent l’emploi de deux outils mathématiques, le bra et le ket (un vecteur colonne et un vecteur ligne). Pour passer du monde des états (qui n’est pas réel) au monde des phénomènes, la mécanique quantique utilise des outils spécifiques qui s’appliquent sur l’espace des états. Ce sont les opérateurs. Un opérateur peut transformer un état en un même état moyennant un coefficient multiplicateur. Ce coefficient est désigné comme valeur propre. Cette valeur peut être un nombre complexe ou réel. En mécanique quantique, les valeurs propres sont réelles car les opérateurs sont hermitiens. Cette notion est bien présentée par Susskind et j’en donne une image simple. Prenez une pièce de monnaie, tracez un diamètre et quelques ronds sans épaisseur, puis placez de part et autre des symboles, les uns comme des bosses et autres comme des creux. Retournez la pièce de monnaie, elle n’a pas changé. D’un point de vue mathématique, l’opérateur est une matrice ; le diamètre de la pièce représente la diagonale avec ses nombres réels ; la substitution d’une bosse par un creux correspond à une conjugaison de tous les termes de la matrice (par exemple 3 + i2 donne comme conjugué 3 – i2, i étant le nombre imaginaire) ; le retournement de la pièce correspond à une transposition. Les deux actions permettent de construire un opérateur adjoint qui, comme l’indique l’image, est identique à l’opérateur initial. Ce qui est la définition d’un opérateur hermitien.
Ces notions de base permettent d’entrer dans la compréhension des procédures mathématiques et expérimentales. Parmi les choses observées, certaines sont classiques, comme la position ou alors la vitesse mais cela suppose que le système puisse être décrit comme un point mathématique, chose qui n’est pas permise par la théorie. Penser qu’il y a des particules est un abus de langage. Penser qu’il y a des ondes en est un autre. Les manuels de physique disent que la matière est à la fois onde et particule, elle est en vérité ni l’une ni l’autre ! C’est pour cette raison que Susskind commence son exposé en décrivant un caractère spécifique à la mécanique quantique complètement étranger au monde classique, c’est le spin. Qui peut prendre trois orientations (au sens quantique), chacune associée à un des trois opérateurs qui constituent avec l’opérateur identité les quatre matrices (2 x 2) de Pauli.
Après ces notions de base, un autre volet est pris en compte, celui qui fait intervenir le temps. Car en mécanique quantique comme en physique classique un système évolue dans le temps. Cette question est trop complexe pour être discutée en détail. L’évolution concerne l’état, auquel cas, l’équation est celle de Schrödinger (H Ψ = E Ψ). Vous savez qu’en mécanique classique, la variable d’état qui fonctionne avec le temps est l’énergie (cf. théorème Noether). L’énergie est donnée par l’hamiltonien. En mécanique quantique, l’hamiltonien n’est pas une quantité mais un opérateur H dont la valeur propre détermine l’énergie observable E du système. Pour être complet, il faut mentionner une autre formulation de l’évolution temporelle, celle dans laquelle c’est l’observable qui évolue et non pas l’état. C’est cette formulation qui fut employée par Heisenberg et Jordan dans la version mécanique des matrices qui en fait est mathématiquement équivalente à la mécanique des ondes de Schrödinger.
Un autre point est important à souligner, c’est le caractère unitaire de l’opérateur d’évolution U. Le résultat de l’application d’un opérateur U puis de son adjoint conduit au même état. Autrement dit, la multiplication des deux opérateurs est l’opérateur identité I. Cela a pour conséquence entre autres le fait que la relation logique entre deux états est conservée dans le temps. Les initiés de la physique verront sans doute quelque connivence avec l’un des théorèmes de Liouville énonçant la conservation du nombre de configurations dans le temps pour un système dynamique irréversible ou même l’autre théorème de Liouville sur la conservation du volume de l’espace des phases. Cette connivence n’est pas soulignée par Susskind qui la connaît certainement car elle concerne la question de l’information en physique. Opérateur unitaire, théorème de Liouville et bien d’autres choses ont un rapport avec la question de la conservation de l’information. Dès que l’on aborde la question de l’information, les liens entre la mécanique quantique et les autres physiques se précisent et c’est aussi le cas avec la correspondance AdS/CFT en gravité quantique.
L’étude des outils et principes de la mécanique quantique basique nous permettent de comprendre ce que signifie cette physique. La mécanique quantique nous dit comment il est possible d’extraire à partir d’un système des informations élémentaires. Ce n’est pas plus compliqué que cela. La description en terme d’états quantiques permet de décrire les informations complètes sur un système. L’application d’un opérateur détermine un type d’information (spin, impulsion…) pouvant être extraite à partir de l’interface entre la matière et l’expérimentateur. Quant à l’équation d’évolution, elle indique comment l’information pouvant être extraite change avec le temps. C’est l’enseignement majeur de la physique quantique que le constat d’une divergence entre l’information contenue dans le système et celle qui est accessible lors d’une expérience. En mécanique classique vous n’avez pas cette situation dont la conséquence, soulignée par Susskind dans son manuel, est que les paramètres observables sont utilisés pour décrire l’état du système, contrairement à la mécanique quantique.
(III) Si les cinq premières leçons du livre de Susskind présentent une mécanique quantique basique aboutie dès 1930, les chapitre six et sept sont consacrés à l’intrication, phénomène dont on a constaté la place assez récente dans le domaine physique. En fait, la mécanique quantique a été enrichie depuis les années 1960 par deux notions fondamentales, l’intrication et la décohérence. L’intrication mystifie les philosophes et les physiciens depuis 80 ans, autrement dit depuis la publication du paradoxe EPR en 1935. La décohérence fait l’objet de recherches récentes dont le cadre épistémologique a été fixé il y a 90 ans lors du congrès Solvay avec une motion adoptée, celle de Bohr. Pour bien situer les deux notions nouvelles, la décohérence concerne la relation entre deux systèmes, celui décrit par les états quantiques et celui de l’observateur lié au laboratoire dont la description est classique. On se situe à l’interface du quantique et du classique. L’intrication est toute autre puisqu’elle décrit la relation entre deux systèmes quantiques. Susskind a choisi de passer sous silence la décohérence. Et c’est cohérent dans son intention. En effet, si la décohérence constitue un chemin pour donner au monde quantique des aspects classiques, l’intrication accentue les traits d’un monde quantique qui s’échappe de plus en plus des règles classiques. Avec l’intrication, les deux univers, quantique et classique, se sont éloignés d’un cran supplémentaire.
C’est donc tout l’intérêt du cours de Susskind que de proposer un éclairage sur cette intrication, propriété essentielle du monde quantique qui intéresse les expérimentateurs mais doit en premier lieu être considérée comme l’accès à la compréhension des énigmes de l’univers. C’est en ce sens que ce cours de mécanique quantique devrait convenir autant à des apprentis physiciens qu’à des philosophes soucieux d’en découdre avec les mystères de la nature. La philosophie mécaniste ne livre pas accès à la compréhension de la nature mais à l’utilisation des choses. La philosophie quantique dévoile les énigmes de la nature et l’intrication devient un aspect incontournable pour accéder à ce dévoilement.
Ce dévoilement se fera progressivement. Mais je ne suis pas certain que ce soit indispensable pour le cours des sociétés. L’homme a montré qu’il est un maître pour vivre dans l’ignorance. Je vais peut-être présenter l’intrication mais je ne suis pas motivé…. A suivre ?
67 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON