Je ne sache pas que les thèmes de Noir Désir aient jamais eu une teinte azuréenne : puisqu’ils n’ont jamais flatté le goût du public pour les refrains lénifiants et les vers de pacotille qui soutiennent la résignation des périodes funestes, le crime de Cantat ne change strictement rien à la façon dont je perçois leur talent. Cantat a écrit des textes sombres, il a attaqué le système de pensée dominant... que cette empathie pour les défavorisés ait porté en elle sa propre part d’angoisse et de violence, je ne saurais m’en réjouir, mais je peux le comprendre.
Il est amusant de constater le fossé entre la rhétorique habituelle des études littéraires, qui exalte le règne des "voleurs de feu" et s’épanouit en analysant la célèbre lettre de Rimbaud ("un immense et raisonné dérèglement des sens", la nécessité de s’exclure socialement et même d’expérimenter sur soi-même les pires flétrissures morales pour produire une poèsie véritablement omnisciente) et l’effarement général quand on s’aperçoit qu’un poète (même mineur) a fini effectivement par s’égarer sur l’un des chemins préconisé par ce grand maître, qu’il est de bon goût de vénérer. Il faut être un peu conséquent avec soi-même, et admettre que le métier d’artiste n’est pas sans risque, et pour soi, et pour les autres : si cela n’implique pas une impunité pénale, cela ne devrait pas non plus impliquer le rejet pour une production artistique alors qu’elle a, justement, été si chère payée... Mais je ne suis pas sûr que les élites intellectuelles et plumitives sachent encore qui est Rimbaud...
Vous avez sans doute raison, plusieurs de mes lectures évoquaient la guerre pour la domination financière auquelle se livrèrent Londres et New-York durant les dix premières années de l’entre-deux guerres, bataille qui eut pour conséquent le refus américain d’effacer les dettes de guerre de ses alliés transatlantiques. Ce facteur a sans doute été décisif lorsque Roosevelt refusa de collaborer avec les représentants du vieux continent en 1933.
Je voulais juste réagir à l’image trop souvent répandu de ce président américain, image évoquée dans un commentaire antérieur sur son rôle à Bretton-Wood. Sans doute FDR a fait de nombreuses choses dignes d’intérêt, mais il me semble juste de faire savoir qu’il n’était pas épargné par les illusions nationalistes qui ont aggravé la crise de 29. Si sa participation entière à la conférence de Londres n’aurait sans doute débouché sur rien de concret à cause des difficultés intellectuelles à concevoir des solutions alors considérées comme hétérodoxes, je me rappelle quelle triste impression m’avait faite la lecture du communiqué américain qui a fait avorter cette fameuse conférence internationale.
Je voudrais juste faire remarquer un point : c’est le président Roosevelt lui-même qui provoqua l’échec de la conférence de Londres de 1932, en rompant unilatéralement les pourparlers, sous le prétexte grandiose que jamais il ne subordonnerait les intérêts américains à une concertation internationale. La suite, nous la connaissons : cascade de dévaluations des monnaies de certains pays, dont les Etats-Unis et l’Angleterre, relevant lentement leurs exportations, tandis ce que les pays attachés à l’étalon-or voyait leur économie vaciller. Politiques monétaires internationales désordonnées s’ajoutant au chaos déjà présent.
Il faut surtout que les négociateurs européens aie en tête ce fâcheux précédent lors des rencontres du 15 novembre, et surtout qu’il garde en tête, malgré le déferlement stupide de l’Obamania, qu’ils affronteront un homme politique ayant des intérêts fondamentalement divergents, et qu’une hégémonie déclinante peut avoir à coeur de ruiner les tentatives de conciliation s’ils lui semblent molester une domination encore trop récente pour que ses automatismes en soient oubliés.
Faire jouer la compétition à outrance pour forcer les individus à employer au mieux leurs capacités n’a pas que des effets positifs : en fait, la sociologie nous apprend qu’au contraire souvent l’anxiété et l’incertitude continuelle diminue la productivité. De la même manière, les assurances sociales et tous les gardes-fous institués avec sagesse par des sociétés encore responsables investissent sur l’avenir : il ne fait aucun doute que la productivité extraordinaire des ouvriers après la seconde guerre mondiale dérivait en partie de la confiance accrue en la possibilité d’un avenir meilleur. De toute part, nous n’entendons que louanges pour le libéralisme ou louanges pour la régulation... Messieurs, vous vous méprenez sur les quelques lois primaires qui régissent l’Histoire, celles dont un nouveau né à peine vagissant pourrait se rendre compte, et celle tout particulièrement que l’on habille du nom trop souvent entaché d’idéologie, la Dialectique. Ha ha ! plastronne l’homme arrivé profondément attaché au credo libéral, j’ai créé tout seul la classe moyenne, j’ai créé la stabilité de la démocratie, moi et mes semblables sommes les meilleurs ! C’est oublier que lors de la dernière grande crise mondiale, les zélateurs du libéralisme pur restèrent stupides d’étonnements pendant quinze années, quinze longues années où leur cervelle vermoulue ne réussit pas à concevoir l’idée que c’était la démesure de leur accaparement qui grippait la machine, tout simplement, selon la grande loi énoncée ici-même par un ténor de banque centrale que toute crise découlait de l’inégalité de la répartition entre les richesses. http://gesd.free.fr/eccles.pdf Non, le libéralisme n’a pas suffi à créer la classe moyenne, il fallut soutenir ce vieillard cupide à force d’intraveineuse de bon sens, et, du moment où le général De Gaulle, superbe, établit après la Libération qu’il fallait systématiquement mépriser les possédants comme les moteurs infâmes d’une croissance qu’ils étaient bien incapables de maîtriser eux-mêmes, les trente glorieuses purent commencer, étayés par la solide sujétion dans laquelle étaient tenus les appétits mesquins de la classe patronale et de ces messieurs de la finance. Tout cela pour dire à quel point il est vain de vouloir rattacher la prospérité à l’application pure d’une théorie économique : les périodes de plus grand bonheur collectif découlent de luttes longues, pénibles, harassantes, entre les propriétaires de toute sorte et les individus qu’ils exploitaient... On criait sous les toits depuis des ans la chute de l’Etat-Providence, c’est désormais celle du libéralisme... ces deux concepts sont en train d’opérer leur mue, et je pense que l’avenir ne verra la disparition ni de l’un, ni de l’autre, mais l’émergence d’une nouvelle symbiose ente deux versions affinés de ces deux concepts.
J’ai oublié de citer mes références. Bien que l’imbrication des politiques gouvernementales et de l’initiative privée aux Etats-Unis soit un fait suffisament évident pour qu’un de mes professeurs d’Histoire au lycée l’ait évoqué devant moi, je sens bien que son insertion dans les programmes de l’Education Nationale ne saurait suffir à convaincre certains experts : de tout temps, l’Education Nationale fut un repaire de dangereux léninistes, et on ne saurait trop s’en méfier.
En fait, André Kaspi évoque largement cette ambiguité fondamentale de la politique de Reagan et consort dans ses livres classiques sur la Civilisation Américaine, en deux volumes. Un économiste américain cité par Kaspi a souligné à quel point, en regardant les chiffres, on pouvait croire à une traditionnelle politique keynesienne de relance, si ce n’était le changement fondamental dans les politiques fiscales, avec l’augmentation des prélèvements (financement de l’industrie d’armement) mais le retrait des plus grosses fortunes de l’assiette traditionnelle... On remarquera d’ailleurs que, à chaque fois que les américains ont porté un pouvoir un néolibéral décomplexé, les dépenses militaires ont assez souvent augmenté, comme un moyen commode de soutenir l’économie, tout en prônant hautement un retrait de l’Etat.
Franchement, les mecs, même en étant ouvert à la discussion comme je le suis, l’apprenti historien qui voudra me démontrer par a+b que Kaspi ment sur ce point alors que sa démonstration économique s’appuie, comme Le Péripate, sur l’observation des données chiffrables, celui-là a intérêt à ouvrir des cataractes documentaires. Tout cela pour dire que le mépris systématique des libéraux européens pour des politiques de relance ne s’appuie à mon sens sur rien de concret, mais plus sur une certaine crédulité devant la rhétorique des équipes républicaines à la Maison Blanche, qui se sont bien gardé de pratiquer intégralement leur programme, tout en infectant dangereusement les esprits mal informés de leurs psaumes, comme un moyen commode de désarmer les marchés concurrents des leurs face à leur pénétration économique.