« taisez vous », « Ferme-la », c’est incroyable comme on peut d’un côté dénoncer un totalitarisme qui empêche de s’exprimer, et de l’autre vouloir que les autres se taisent...
@Régis DESMARAIS Donc si je vous suis bien, vous croyez réellement que le Président des Etats-Unis, pour se faire entendre, a besoin de Twitter — que sans Twitter, il est privé de « millions de lecteurs », que ça a « un impact terrible » — et si on ne comprend pas ça, n’est-ce pas, on est « hors du réel ». Bon. Par où commencer ?
Sur Trump, d’abord, et cette conviction que l’élection lui a été volée, qu’on veut le faire taire, qu’il a certainement des tas de dossiers compromettants sous la main. En général, ce sont plutôt les opposants à un régime en place qui dénoncent la fraude, puisque ceux qui sont le plus à même de frauder sont évidemment ceux qui détiennent le pouvoir. Ici, donc, on a un homme à la tête d’une grande puissance depuis 4 ans, qui accuse l’opposition d’avoir réussi à frauder — et pas qu’un peu, puisqu’il estime avoir très largement gagné. Eh bien même si c’était vrai, ça le disqualifierait complètement, je trouve : voilà un homme qui en 4 ans de pouvoir n’aurait même pas réussi à faire en sorte que les élections soient fiables dans son propre pays et sous sa propre gouvernance. Pire, même : 4 ans auparavant, le système électoral était complètement fiable et les institutions solides, et après 4 ans de Trump voilà que tout est corrompu. Ce ne serait quand même pas brillant, comme bilan.
Ce qu’il a brillamment réussi, par contre, c’est à convaincre une partie des gens, à force de propagande — on ne peut pas appeler les tweets de Trump de l’information -, qu’il était victime d’un vaste complot. Si Trump est un géant, c’est surtout un géant de la communication. Et c’est visiblement cela le plus important, pour vous : les 89 millions de lecteurs (d’abonnés, plutôt — un abonné est-il toujours un lecteur, on peut en douter). Inversons un peu les choses : avoir 89 millions de lecteurs, c’est une sacrée responsabilité, on ne doit pas leur raconter n’importe quoi. Affirmer, avant même l’élection, que s’il n’était pas élu c’est que l’élection serait truquée, c’est un aveu désespérant de malhonnêteté, c’est reconnaître qu’il sera incapable de respecter le verdict populaire. Hurler ensuite en majuscules tous les jours qu’on lui a volé l’élection et que tous ceux qui prétendent le contraire (des journalistes, mais aussi des gouverneurs, des sénateurs, des juges) sont stupides, corrompus et pire, ce n’est pas un comportement de président (un président, ça agit, et encore une fois c’est capable d’organiser une élection), c’est une attitude de gamin à qui on a confisqué son jouet. Un gamin avec 89 millions de lecteurs, ça fait peur.
De votre côté vous concluez au contraire très rapidement que s’il fait peur, c’est parce qu’il détient des tas d’informations gênantes qu’il est sur le point de révéler — s’il a attendu aussi longtemps pour le faire, c’est certainement à cause de la pudeur, la retenue, et la timidité qu’on lui connaît (sinon il l’aurait fait avant l’élection, non ?). Et puis l’ordinateur de Pelosi bourrée d’informations compromettantes, dont on ne voit pas trop comment la censure de Twitter va empêcher la divulgation — ce n’est quand même pas Trump qui l’a récupéré, si ? Bref, quand vous écrivez « Nous ignorons évidemment le contenu de ces documents si sensibles », c’est un bel exemple de manipulation de l’information : vous ignorez le contenu, mais vous qualifiez quand même ces documents de « si sensibles » (et vous concluez en fanfare par « une chose est sûre, leur contenu doit être explosif » — on passe miraculeusement de l’ignorance à la certitude). Plus exactement, donc, vous ignorez même si ces documents existent — évoquer des choses dont on ne sait pas si elles existent, c’est ça l’information vérifiée que vous revendiquez ?
L’enquête du FBI concernant le Capitol riot est toujours en cours, et pour l’instant sur la centaine d’arrestations (liste ici : https://eu.usatoday.com/storytelling/capitol-riot-mob-arrests/) on trouve quand même très largement des MAGA, des Proud Boys, des disciples QAnon, etc. Ça n’empêche pas des antifa ou BLM d’en faire partie, évidemment, mais je ne vois pas en quoi leur présence dédouane Trump de ses responsabilités. Le rôle d’un dirigeant c’est aussi d’endosser la responsabilité de ce qui arrive (en France, quoiqu’il arrive, c’est de la faute à Macron :p) — au mieux comme incapable de l’avoir empêché. Ici, c’est pire, puisque sa propagande a indéniablement soufflé sur les braises. Ne pas le reconnaître, c’est sans doute aussi « vivre hors du réel » .
@Régis DESMARAIS Allons un cran plus loin. Notre époque fourmille de moyens de communication — si la presse ne joue plus son rôle de 4ème pouvoir, comme vous le rappelez, c’est surtout parce qu’elle ne le peut plus vraiment, une grande partie de l’information ne passant plus par son canal : il y a toujours des journaux pour exprimer des points de vue « contraires à la doxa », mais face à la pléthore d’informations qui nous inonde, ils sont certainement moins visibles qu’autrefois, ce qui limite grandement leur pouvoir. Le 4ème pouvoir est toujours là, mais noyé dans cette masse il a perdu son... pouvoir.
Cette masse, c’est surtout celle des « réseaux sociaux » — au sens large, incluant les blogs et les sites personnels : il n’y a jamais eu autant de moyens de s’exprimer (notre époque est formidable), mais du coup il n’a jamais été aussi compliqué de maîtriser l’information — notre époque est celle de la guerre de l’information. Dans ce cadre, la notion de « censure » voit son sens évoluer : autrefois, lorsqu’on censurait quelqu’un dans quelques journaux, quelques radios et chaînes de télévision, il perdait toute visibilité. Censurer quelqu’un aujourd’hui est devenu beaucoup plus difficile : lorsque Finkielkraut estime qu’en le virant LCI le « bâillonne », il exagère — la preuve, il réussit sans problème à s’en plaindre partout.
Supprimer un compte Twitter, est-ce donc une forme de censure ? Est-ce inquiétant ? Dans cette guerre de l’information, répondre par l’affirmative c’est aussi affirmer que Twitter est devenu un canal principal d’information — c’est lui attribuer la victoire de cette guerre. En censurant Trump et en le criant bien fort, Twitter et les autres réseaux sociaux ne font rien d’autre que se livrer une bataille de visibilité : celui dont on considérera la censure comme la plus gênante aura gagné. Ce n’est pas pour rien que Jack Dorsey, président fondateur de Twitter, exprime lui-même ses doutes et ses craintes sur la censure de Trump : ce faisant, il participe à cette affirmation de Twitter comme vecteur principal d’information, en faisant semblant de croire que priver quelqu’un de Twitter c’est l’empêcher de parler (ce qui est aujourd’hui totalement faux, surtout pour Trump). Et si tout le monde le croit, alors Twitter aura gagné, il sera devenu LA source d’informations, on n’ira plus chercher ailleurs.
Le paradoxe de notre époque c’est que l’information n’a jamais été aussi facile à diffuser (à ce titre, la censure ou la suppression de plate-formes, que vous juger inquiétante, ne me paraît pas si grave : ces nouveaux media ont une nature beaucoup plus volatile que les anciens, sans doute faut-il s’y habituer un peu ; pour un compte ou une plate-forme qui disparaît, combien apparaissent dans la foulée ?), mais que du coup il n’a jamais été aussi difficile de se frayer un chemin là-dedans. C’est carrément la notion d’information elle-même qui devient floue : on parle aujourd’hui à outrance de « fake news », de « faits alternatifs », de « contre-vérités », etc, mais il est difficile de caractériser ces notions - les « fake news » de certains seront des vérités indubitables pour d’autres, sans qu’on arrive souvent à faire basculer un camp dans l’autre.
Bref, c’est un débat épistémologique complexe qu’il reste à résoudre...
C’est ainsi, nous sommes en 2021, et aujourd’hui la communication se fait principalement par ces réseaux sociaux.
C’est ainsi, c’est ainsi... C’est pas en se contentant de constater les choses qu’on les fait beaucoup avancer . Twitter, ce sont des messages de 280 caractères max — c’est rapide, c’est pratique quand on est pressé et qu’on n’a pas grand chose à raconter. Qu’un président considère ça comme son outil de communication principal et que les gens trouvent ça normal, ça me paraît inquiétant : ça légitime cette dérive « court-termiste », où tout doit aller très vite, où l’on trouve pesant de lire un communiqué officiel trop long, où l’on s’abreuve le matin au café des petites phrases chocs dont Twitter a fait notre pain quotidien. Ce qui est utile pour de la communication sans importance doit-il devenir le principal moyen de communication d’un président ? Vous semblez accepter cela sans sourciller.
C’est bien de dénoncer la puissance des GAFA, c’est dommage de leur en avoir donné autant en les rendant incontournables - ce qu’ils ne sont pourtant pas ; faire semblant de croire que Trump est « censuré » parce qu’il n’a plus de compte Twitter, c’est un peu grotesque, quand même — il a bien d’autres canaux de communication à sa disposition. Si un président s’exprimait quotidiennement sur une radio d’état, on dénoncerait une propagande d’un autre age. Mais s’il ne peut plus balancer ses salves de tweets en se levant le matin, on crie à la censure. Bref, on exige aujourd’hui d’un président qu’il nous régale quotidiennement de son lot de brèves de comptoir et on appelle ça de la communication, on en fait un pan de l’histoire contemporaine (c’est sûr que les mémoires de Saint Simon c’est plus long à lire).
Une société où 89 millions de personnes sont heureux de lire, en 1 clic comme vous dites, la propagande d’un président qui balance un peu n’importe quoi sans argumenter (bah oui, sur Twitter il faut faire short and punchy, c’est assez éloigné de l’information vérifiée que vous semblez pourtant apprécier) n’est pas vraiment celle que j’appelle de mes vœux : rendre ces 89 millions de personnes plus prudents, plus enclins à chercher de la communication réfléchie et argumentée me semble bien plus souhaitable.
Trump aurait sans doute davantage eu mon estime s’il avait lui-même décidé de ne plus tweeter — je ne vais certes pas m’émouvoir du fait qu’on lui l’interdise.
Ce qui s’est passé dans la nuit du 8 au 9 janvier 2021 constitue le
premier autodafé numérique de l’histoire car avec la suppression des
comptes de Donald Trump et de ceux qui le soutiennent ou le suivent, ce
sont des millions de messages, de partages et de commentaires qui ont
été supprimés d’un coup ; c’est une partie de l’histoire contemporaine
des Etats-Unis, mais aussi du monde, qui a disparu. Ce qui avait été
dit, commenté et illustré avec des photos et des vidéos a été
totalement effacé.
Allons allons, si vous tenez à lire les merveilleuses paroles de Trump (dont le fameux « covfefe ») il reste encore https://www.thetrumparchive.com/. Ce qui est catastrophique, je trouve, c’est de considérer aujourd’hui que l’histoire ne s’écrit plus que sur Twitter, de trouver normal qu’un président utilise ce canal pour communiquer, de croire que lorsqu’il en est privé il ne peut plus s’exprimer.
Les multiples censures du président américain prennent l’apparence d’une
tentative de mise sous silence, d’une réduction des canaux de
communication et de diffusion des informations déclassifiées.
Je ne comprends pas cet argument : le principe même d’une information déclassifiée, c’est que chacun peut y avoir accès ! Si Trump possède de telles informations et qu’il les déclassifie, les journalistes s’empresseront de les diffuser sans que Trump ait besoin de le faire... Je ne vois donc pas en quoi cette « censure » empêcherait une déclassification de documents explosifs.
Trump n’a plus son compte Twitter, mais pourtant les Etats-Unis ont remis Cuba sur la liste des « Etats soutenant le terrorisme », et ont procédé hier à la première exécution fédérale d’une femme depuis près de
70 ans. Le miracle Twitter avec Trump, c’est d’avoir convaincu les gens que Twitter permettait de tout faire —et que sans Twitter, on n’est plus rien.