Suite (et fin) - Extrait du livre d’Albert Londres, « Le juif errant est arrivé »
Mon père ferme la fenêtre et, confiant dans la solidité de notre porte, il
se retire avec maman, mes deux sœurs, mon petit frère et moi dans une chambre
du premier. Bientôt des coups de hache dans la porte. Puis un grincement : la
porte a cédé. Mon père dit : « Ne bougez pas. Je vais encore aller leur parler. »
Il descend. Au bas de l’escalier, en tête de l’invasion est un Arabe, son ami.
Mon père lui ouvre les bras et va vers lui pour l’embrasser en lui disant :
« Toi, au moins, tu ne me feras pas de mal, ni à ma famille. » L’Arabe tire son
couteau de sa ceinture et, d’un seul coup fend la peau du crâne de mon père. Je
descendais derrière, je ne pus me retenir. Je brisai une chaise sur la tête de
notre ami.
Mon père s’affaissa. L’Arabe se baissa et lui redonna onze coups de poignard.
Après il le regarda, le jugea mort et partit rejoindre les autres qui pillaient
dans la pièce à côté.
–Bien !
–Après avoir pillé ils mirent le feu à la maison. Je fis sortir maman, mes
sœurs, mon petit frère enfermés dans l’armoire. Nous allions traîner le père
hors de l’incendie quand les furieux revinrent. Voyant du sang dans l’escalier
ils dirent : « Les autres l’ont égorgé, cherchons son corps. » Alors, me tournant
vers ma grande sœur, je criai en arabe : « Donne-moi le revolver, Ada ! » C’était
une ruse. Nous n’avions pas de revolver. Ma sœur fait mine de chercher. Ils ont
eu peur ! ils sont partis. »
Voici maintenant un vieillard qui larmoie dans sa blanche barbe. Il tient à me
dire qu’il s’appelle Salomon Youa Goldchweig, qu’il a soixante-douze ans, qu’il
est né à Safed, qu’il n’avait jamais fait de mal à personne, qu’on est venu
chez lui, qu’on a tué sa femme, qu’on a voulu l’assassiner et que c’est quatre
de ses voisins qu’il connaissait bien qui ont fait toutes ces choses. Et il me
demande : « Pourquoi ? »
Surgit un jeune homme : C’est Habib David Apriat. Son père était professeur
d’hébreu, de français et d’arabe. Trois des anciens élèves de son père, sont
entrés chez lui, ont tué son papa, ont tué sa maman, ont coupé les doigts à sa
sœur qui a fait la morte sur la maman. David Apriat s’en va, court. Où va-t-il
? Il revient avec sa sœur – moins deux doigts, et tous deux ils me regardent et
le jeune homme répète : « Voilà ! Voilà ! » Un autre apparaît.
–Je m’appelle Abraham Lévy, je suis sujet français. Algérien. Je suis gardien à
l’École de l’Alliance israélite. J’ai tout vu. Quand ils sont entrés à l’école,
ils ont dit : « Abraham est de nos amis, il ne faut pas le tuer, mais
seulement lui couper les mains. » Je m’étais enfui sur le toit. «
Abraham ! criaient-ils, où es-tu ? Tu es notre ami, nous ne voulons que te
couper une main ! »
Je les connaissais tous. Tous étaient de bons camarades. J’ai pu me sauver.
Et le grand rabbin Ismaël Cohen ? Trois mois auparavant, me promenant dans le
ghetto de Safed, j’avais rendu visite au vieillard. Depuis dix ans, il n’avait
plus touché de son pied le raide escalier de son nid de pierres.
Quatre-vingt-quatre ans d’âge, une fière tête, un fameux savant du Talmud. Ils
l’ont égorgé aussi !
Je repris le chemin de sa maison. Je gravis l’escalier. La porte n’était plus
fermée. Sur le divan où naguère il était assis pour me recevoir, des loques
ensanglantées traînaient. Une mare de sang séché, comme une glace vue de dos
qui se serait brisée là, tachait le carrelage. Au mur, l’empreinte de ses
doigts sanglants.
–Monsieur le grand rabbin, lui avais-je dit, à cette même place,
permettez que mon ami Rouquayrol fasse un croquis de vous.
–Chers visiteurs, avait-il répondu, la foi de Moïse le défend, mais Ismaël
Cohen ne voit plus clair, il n’en saura certainement rien ! Et il nous avait
tendu sa main blanche. Sa main est là, aujourd’hui, sur le mur, toute rouge !
C’est ce que l’on appelle un mouvement national !