Henri-Georges Clouzot et le suspense diabolique
Rival de Hitchcock comme maître du suspense, Clouzot s’est imposé grâce à son sens plastique et à sa formidable capacité à arracher à ses acteurs tout ce qu’ils pouvaient donner, serait-ce au prix de la tyrannie.
Henri-Georges Clouzot, né à Niort en 1907, avait d’abord ambitionné une carrière d’officier de marine, mais dut y renoncer pour des raisons de santé et s’inscrivit à l’école des Sciences politiques avec le projet de devenir diplomate. Chroniqueur au journal Paris-Midi, sa rencontre avec Henri Jeanson sera déterminante et l’engagera définitivement sur la voie du cinéma où il affirmera, avec l’éclat que l’on sait, sa forte personnalité. En 1931, il réalise son premier court métrage La Terreur des Batignolles et travaille avec Victor Tourjansky, Carmine Gallone et Jacques de Baroncelli. Puis il quitte la France pour rejoindre les studios Babelsberg à Berlin. C’est l’âge d’or du cinéma allemand et, pour le jeune homme ébloui, l’occasion inespérée de découvrir et d’approcher l’œuvre de Fritz Lang, dont l’influence sera bienfaisante. Après quatre années de sanatorium, il revient à Paris en 1938 et en 1941 signe le scénario des Inconnus dans la maison d’après Simenon. L’année suivante, il réalise enfin son premier long métrage : L’Assassin habite au 21 et en 1943 Le Corbeau avec la collaboration du scénariste Louis Chavance. Malgré ses qualités, ce film s’attire les foudres de la censure des épurateurs de la Libération et le réalisateur se voit exclu temporairement de la profession. Remis de cette navrante affaire, il fait une rentrée fracassante en 1947 avec Quai des orfèvres, couronné par le Grand Prix international de la mise en scène à la Mostra de Venise.
Sur le conseil d’un producteur, il avait choisi de réaliser une histoire visible pour tous, c’est-à-dire une intrigue librement adaptée d’un roman de Steeman, auteur belge auquel il avait déjà emprunté le thème de la fiction de : L’Assassin habite au 21. En définitive, l’intrigue n’est qu’un prétexte à l’étude de plusieurs milieux parisiens : celui du music-hall où une chanteuse ambitieuse interprétée par Suzy Delair (la femme de Clouzot à l’époque) cherche à se faire remarquer ; le milieu du quartier des halls où vont habiter l’accompagnateur de cette chanteuse et la photographe amoureuse d’elle (Simone Renant), enfin celui du quai des Orfèvres où se trouvent les bureaux de la police. Ces milieux vont être reliés les uns aux autres grâce à l’enquête que mène, avec une froideur impressionnante, l’inspecteur Antoine, magistralement campé par un Louis Jouvet au sommet de son talent. Pour Clouzot, et on le sait depuis Le Corbeau, il n’existe pas de frontière précise entre le bien et le mal ; la nature humaine est une brillante et confondante représentation d’un univers ténébreux, un peu à la façon d’un Zola, où les caractères des personnages participent des remous occasionnés par la vie sociale, selon le réalisme propre aux comportements, aux désirs, aux refoulements, aux obsessions et aux passions. Jouvet, en flic cynique et désabusé, semble vider les poubelles d’une société névrotique. Avec ce film, Clouzot se pose en rival d’un Hitchcock comme maître du suspense, avec son sens plastique et sa formidable capacité à arracher à ses acteurs tout ce qu’ils peuvent donner, fût-ce au prix d’une exigence qui pouvait frôler la tyrannie.
Après le succès éclatant de Quai des orfèvres, Clouzot, désormais considéré comme un des grands du cinéma, s’attaque à une adaptation modernisée de Manon Lescaut, roman de mœurs du XVIIIe, que nous devons à la plume de l’abbé Prévost. Dans un contexte historique et social défini et réactualisé, celui de la guerre de 39/45, Manon est aussi l’histoire d’un passion charnelle et fatale qui conduira les amants à fuir en Palestine à bord d’un cargo qui transporte clandestinement des juifs. Ce film qui révéla Cécile Aubry (partenaire de Reggiani) fut diversement accueilli et il fallut attendre Le Salaire de la peur en 1952 pour que Clouzot revienne triomphalement sur le devant de l’écran. Du moins ses films ont-ils eu le mérite de créer l’événement, et s’ils ne furent pas toujours bien compris dans leur contenu, ils gagnèrent l’estime et l’admiration du public pour leurs qualités artistiques et leur climat fiévreux et inquiétant. Dès les premières images, le ton Clouzot s’impose et c’est celui d’un authentique créateur et auteur.
Le Salaire de la peur, film d’hommes et d’aventuriers, se déroule au Guatemala, et nous raconte l’histoire de deux personnages, magnifiquement interprétés par Charles Vanel et Yves Montand, unis par une troublante amitié. Leur travail consiste à conduire, sur des pistes presque impraticables, des camions chargés de nitroglycérine, épopée dérisoire et terrifiante qui provoque un suspense impitoyable et joue, en permanence, sur les nerfs du public. Rapports sado-masochistes, réalisme noir proche de celui dans lequel se complaisait Yves Allégret, composent une vision très sombre de l’humanité. Le film reçut un accueil favorable et peut être considéré comme le second chef-d’œuvre du cinéaste.
La sortie des Diaboliques en 1954, troisième chef-d’œuvre, sera précédée d’une vaste campagne publicitaire. Pour ce long métrage, Clouzot s’est inspiré d’un roman de Boileau-Narcejac, mais a inversé la situation initiale : ce sont deux femmes criminelles (l’une interprétée par son épouse d’alors, Véra Clouzot, et l’autre par Simone Signoret) qui se trouvent aux prises avec Paul Meurisse dans une situation que le metteur en scène décrit avec une précision démoniaque. Nous sommes là au cœur d’un bouillonnement de haines et de rivalités, dans le cadre d’une institution pour jeunes gens : professeurs minables, élèves mal nourris, directeur sadique envers son épouse et sa maîtresse ; les ingrédients sont réunis pour amener ce milieu étroit et obsédé au crime, conséquence inévitable d’un dérèglement psychologique. Le jeu des interprètes, l’atmosphère irrespirable, la pression qui ne cesse de s’intensifier font du film une incontestable réussite, à la hauteur des meilleurs Hitchcock. La distribution est éblouissante : Pierre Larquey, Michel Serrault à ses débuts, Véra Clouzot belle et énigmatique, Simone Signoret d’un complaisant cynisme et un Paul Meurisse qui trouve là l’un de ses meilleurs rôles au cinéma. Le succès fut, une fois encore, au rendez-vous.
En 1955, Clouzot quitte la fiction - momentanément - pour un documentaire sur Picasso : Le Mystère Picasso, centré sur la démarche créatrice du peintre, dessinant et peignant sous le regard introspectif de la caméra et produisant sur le spectateur une sensation étonnante, celle d’un univers pictural en train de se fermer sur lui-même. Clouzot rejoint la conception de René Clément sur l’enfermement de la condition humaine, de même que dans son réalisme noir, il n’a cessé d’être le compagnon de route d’Yves Allégret, dont le propos fut de nous dévoiler la nature de l’homme sous son angle le plus tragique. Certains le lui reprochèrent d’ailleurs, comme ils le reprochèrent à Allégret.
Après Les Espions (1957) et La Vérité avec Gabin et Bardot, de facture plus conventionnelle, ses problèmes de santé ne lui laissent pas le loisir de mener à bien L’Enfer (1964), qui devait être son testament et dont le scénario sera repris, trente ans plus tard, par l’un de ses fils spirituels : Claude Chabrol. Il s’éteint à Paris le 12 janvier 1970. Le metteur en scène, dont l’œuvre prend place dans le réalisme noir de l’après-guerre, n’en occupe pas moins une situation à part dans le cinéma français : celle d’un réalisateur d’une rare exigence qui fouillait le cœur humain jusqu’aux tréfonds et nous le révélait avec l’atroce rigueur du médecin légiste.
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