Le chemin de l’inculture
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Dans le passé le baccalauréat était un diplôme qu’obtenaient 5 ou 10 pour cent d’une classe d’âge. Depuis quelques décennies l’idéologie "tous au bac" a transformé ce diplôme radicalement. Sa signification avant et aujourd’hui, quant au degré de maturité impliqué, quant à la connaissance de la langue, de la syntaxe et de l’orthographe, quant à la capacité de raisonnement logique, n’a plus de rapport. Parallèlement, la signification du mot "culture" a changé. La différence entre la culture au sens traditionnel, c’est-à-dire les arts, la philosophie, la psychologie etc. et la "culture" de masse, les variétés, musique pop, bande dessinée, tags etc. est du même ordre qu’entre le baccalauréat avant et aujourd’hui.
L’idéologie "tous au bac" vise à faire accéder une grande majorité d’enfants à une classe cultivée qui, elle, se réduit comme une peau de chagrin, n’ose pas dire son nom, n’ose plus se présenter pour ce qu’elle est et que d’ailleurs elle est de moins en moins. Car le concept de culture, au sens traditionnel, est associé à d’autres concepts comme patrimoine, transmission et héritage, celui-ci anti-démocratique par excellence, et donc inadmissible. Dans le processus de "démocratisation" on "met au centre" comme on dit, non pas tant l’enfant mais emblématiquement l’enfant "défavorisé", "issu des milieux défavorisés", ce qui assure que l’enfant favorisé, lui, n’a aucun avantage (alors que son avantage est l’héritage culturel) et reçoit la même éducation, une éducation contrainte par les besoins du "défavorisé", limitée par ses limites à lui. C’est garantir absolument, non seulement que le niveau général et moyen ne "montera" pas, mais à chaque génération il baissera davantage - et c’est en effet ce que se passe.
Il faut toujours s’adresser de préférence aux plus mauvais élèves, de sorte que non seulement on n’avance pas mais, l’ignorance progressant sans cesse avec un tel système, l’acquis s’amenuisant toujours et le niveau moyen se baissant, la culture régresse indéfiniment. Le beau résultat de trente ou quarante ans d’éducation de masse et d’intense action culturelle jacklanguienne, c’est que les citoyens ne savant plus lire, et qu’ils ont une capacité d’attention et de concentration, zapping télévisuel aidant, dépassant rarement la minute.
Curieux effet des immenses progrès prétendus de la diffusion de la culture dans le public tels que les décrivent idylliquement Jack Lang et les autres exaltés du désastre, tout est ainsi décalé d’un cran vers le bas. De même qu’à l’université les professeurs sont obligés de faire le travail qui n’a pas été fait au lycée, qu’au lycée on s’efforce de compenser tant bien que mal les négligences du collège, et que dans les collèges on calfeutre comme on peut les trous laissés béants dans le cursus éducatif par les années d’enseignement primaire.
On peut voir le résultat à la télévision lors des mouvements de mécontentement universitaires, ou bien directement si on a l’occasion de s’aventurer dans leurs facultés, qui elles, souvent, plus que d’un esprit prolétaire, paraissent relever quasiment de la décharge publique ou de la cour des Miracles. On évoquera rituellement à ce propos le fameux « manque de moyens », et il n’est pas question de contester que l’Université française gît en effet dans une grande pauvreté et dans un paradoxal abandon. On aurait pu penser en effet qu’une société qui décidait, contre tout bon sens, de faire de tous ses jeunes des « étudiants », eût mis un point d’honneur à consacrer à cette entreprise des sommes proportionnelles à l’ambition affichée. Mais il en va du délabrement qu’on constate sur les lieux comme de celui de certains quartiers « défavorisés » : c’est en grande partie d’un délabrement actif qu’il s’agit, provoqué par ceux-là mêmes qui en sont les victimes ; et qui procède autant du vandalisme que d’un coupable abandon de la part de autorités - lesquelles, sachant bien que tous nouveaux investissements verraient leurs effets subir le même sort, ne sont pas outre mesure tentées, on les comprend, de forcer leur nature pour procéder à ces vaines dépenses.
Ces lieux délabrés, prolétariens et souvent lumpenprolétariens produisent naturellement et sans surprise des prolétaires, au mieux des petit-bourgeois, et peu importe alors que ceux-ci soient avocats, médecins, professeurs de lycée ou de faculté. Ils produisent en masse des diplômés sans culture, des instruits sans éducation, et des « cadres ». Ils produisent en masse des prolétaires culturels, des prolétaires de civilisation, des prolétaires en usage de la langue. La seul chose qu’ils ne produisent pas ce sont de vrais prolétaires, des prolétaires disposés à faire encore un travail de prolétaires. L’enseignement de masse, sans engendrer d’élite élargie ni même assurer le renouvellement ou le maintien de l’élite ancienne, éradique progressivement, aussi sûrement qu’il a éradiqué la classe cultivée, la classe ouvrière, dont les fonctions traditionnelles sont assurées peu ou prou par le moyen de délocalisation d’une part, de l’immigration d’autre part.
La culture, au sens traditionnel, est en train de disparaître sous nos yeux. Qu’elle soit prétendument partout n’abuse que ceux qui veulent être abusés. Tous ce qui relève de près ou de loin du divertissement, de l’occupation des loisirs, de la gestion du temps libre est désormais paré du nom de "culture", qu’il s’agisse de concerts de l’électro-pop, de one-man-show d’amuseurs ou des matches de foot, tout est "culture". Même la gastronomie a été annexée. Les amis du désastre, qui soutienne que "tout est culture", ont recours aux chiffres, aux statistiques, au nombre d’entrées, qui ont été les grands moyens sociologiques du mensonge pour persuader le peuple qu’il jugeait à tort et à travers de ce qu’il ressentait. Ainsi, il n’y aurait jamais eu autant de monde dans les musées, ni de publique pour les grands expositions. Jack Lang excipe de ces vérités-là chaque fois qu’il en a l’occasion, et de ces chiffres et de ces foules pour ressasser indéfiniment son vieux rêve selon lequel la culture, depuis trente ans, aurait gagné à elle d’innombrables couches nouvelles de la population.
Qu’il y ait plus de monde que jamais autour des œuvres d’art, qu’il télécharge sans cesse davantage de "titres", qu’il paraisse toujours plus de livres nouveaux, ces vérités-là sont aussi vraies que la proposition, vrai elle aussi, selon laquelle il n’y a jamais autant de bacheliers - en conséquence de quoi un bachelier est incapable d’écrire une simple lettre, et même un e-mail un peu près poli sans trop de fautes, ne parlons pas d’un devoir de licence, quand bien même la licence est à peu près officiellement le nouveau baccalauréat ; tandis que dans les musées et les grandes expositions il est impossible de voir un tableau. Beaucoup de visiteurs y songent à peine, d’ailleurs : ils viennent plutôt voir le musée, ou l’avoir vu, et "l’expo" pour l’avoir faite. Mais les rares musées qui ne se livrent pas à de grandes agitations médiatiques afin d’ »attirer un public plus diversifié » sont déserts ; et les mêmes tableaux devant lesquels les foules mécaniquement et médiatiquement émerveillées jouent des coudes au Grand Palais reposent paisiblement dans leur solitude coutumière à Valenciennes ou à Agen le reste de l’année, quand ce n’est au Petit Palais, de l’autre côté de l’avenue. L’époque et la société sont tout entières médiatiques et dans la dépendance de leurs maîtres les médias. N’existe culturellement que ce qui a sa place dans les médias - mais cette place tend à se substituer à la chose même. Et pour les médias il s’agit toujours d’attirer vers les sites ou vers les rites ou les pratiques et les comportements culturels, des publics qui ne seraient pas attirés « naturellement », c’est à dire « culturellement ». La société postculturel ne croit pas à la médiation personnelle, au travail sur soi-même (sinon bien sûr dans le dessin d’être soi-même davantage) et pas davantage à l’éducation ou à l’héritage culturel. Certes un succès moyen de librairie représente un nombre d’exemplaires vendus très inférieur à ce qui était le cas dans le passé, mais les amis du désastre ne manquent pas de le rappeler, il y a infiniment plus d’élèves dans les lycées, plus d’étudiants dans les universités, cent fois plus de monde dans les musées. Que ce soit dans les bibliothèques, dans les théâtres, dans les salles d’opéra ou dans les galeries d’art, l’objectif est toujours de faire venir en masse des individus qui n’en ont pas particulièrement envie, et qui n’y eussent pas songé de leur propre chef. Ces cohortes, qu’on précipite vers les musées sans que rien les a préparées à en tirer profit, mais qu’une habile politique à inciter à s’extasier devant Velázquez ou Rembrandt, la qualité et la réalité de leur extase sont tout de même plus mesurables qu’on ne veut bien le dire, ne serait-ce à partir de leurs autres extases ou leurs autres goûts, tels qu’ils se manifestent par exemple dans leurs intérieurs ou dans les souvenirs qu’ils rapportent de leurs voyages.
Ceux qui souffrent de cette incursion formidable de la masse dans ce qui était des sanctuaires de l’individu, du silence, du recueillement, de l’intimité avec l’art et avec la pensée, ce sont les anciens habitués, qui ne reconnaissent plus les lieux qu’ils hantaient, et finissent par s’en dégoûter. Ceux-là meurent, dira-t-on, ils vont mourir, et avec eux un certain type de rapport à la peinture.
C’est une des plus tristes marques de l’inculture générale que la revendication par des populations de se voir offrir sans cesse quelque chose à faire pour occuper leur loisir, pour les distraire, pour tuer leur temps. Il semble convenu que c’est à l’Etat et aux diverses autorités locales de prodiguer ce service essentiel, faute duquel la jeunesse, en particulier, se trouve n’avoir rien à faire, si l’on en croit ses plaintes, ne pouvoir que végéter en des lieux, des quartiers où il n’y a rien à faire, et parce qu’il n’y a rien à faire, s’abandonner à la plus naturelle des activités de l’espèce humaine laissée par elle-même à elle-même, déranger, importuner, vandaliser, détruire, blesser et exercer la nuisance.
Pour l’Etat et les autorités locales ce que devient vite très cher c’est l’épuisante nécessité d’occuper l’inculture, de la distraire, de la canaliser, de la satisfaire pour les besoins de la paix sociale, de la sérénité et du profit. L’inculture s’ennuie, par définition, donc elle a toujours faim de nouveautés, de nouveautés fussent-elles culturelles, s’il le faut, mais c’est alors le nouveau qui est important, par la culture. Il faut aux responsables culturels offrir en permanence du nouveau. Un musée, s’il veut être dit "vivant", doit proposer des innovations, un nouvel accrochage, de nouvelles expositions, un "thème" de saison, un espace ludique, une aire d’interactivité. Les musées sont sommés de consacrer toujours davantage de leurs espaces aux expositions temporaires, au point que très souvent on ne peut plus voir, ou très diminuées, leurs collections permanentes.
Ce qui est égalitaire dans la situation culturelle, c’est le désastre. Il affecte sans beaucoup de nuances toutes les anciennes classes. Les anciennes classes culturellement défavorisées le sont à peine moins, ou même le sont davantage, si l’on prend en compte l’effondrement du bagage culturel de base, tel que le prodiguait l’ancien système aux enfants de la paysannerie ou de la classe ouvrière, enfants qui, devenus vieillards à présent, maîtrisent infiniment mieux ce qu’il est convenu désormais d’appeler "les fondamentaux" que leurs petits-enfants ou arrière-petits-enfants. Les anciennes classes favorisées, elles, sont en passe, grande victoire de la démocratie, de perdre complètement le privilège dont elles jouissaient.
On peut remarquer au passage que le prestige spécifique, à l’étranger, et la situation particulière de la culture proprement "française" étant de part leurs origines de nature hautement aristocratique et, à travers leurs avatars séculaires, de caractère résolument élitiste (comme pour la plupart des grandes cultures), la démocratisation petite-bourgeoise et prolétarisante leur a été fatale, ainsi qu’il est constaté de toute part.
Réf. : Renaud Camus - La grande déculturation. Fayard 2008
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