Quand la CIA révèle ses méthodes de torture
Dans la préface éclairante qui suit cet avant-propos, le grand reporter Jean-Pierre Perrin qui répond à nos questions dans le cadre des RDV de l’Agora, rappelle que le 17 septembre 2001 (vous avez bien lu la date), le président George Bush signe « en personne la directive « mémorandum de notification » donnant à la CIA un rôle qu’elle n’avait jamais eu : celui de détenir et d’interroger des suspects dans des affaires de terrorisme ».
Les guerres et leurs corollaires, l’extorsion de renseignements par n’importe quel moyen, sont intrinsèquement liés. Quel que soit le camp auquel on appartient. Cela ne justifie certes pas l’injustifiable. Mais n’est-ce pas insupportable de constater que les plus grands donneurs de leçons de la planète n’observent finalement qu’un seul précepte - faites ce que je dis, pas ce que je fais - et n’hésite pas à se placer sur le même rang que les chefs de guerre qui de leur côté font bien peu de cas de la vie humaine ?
Le scandale d’Abou Ghraib - des sous-officiers et des officiers avaient pris en photo des détenus dans des poses humiliantes - était une première étape dans la découverte de la vérité. Mais elle ne s’en prenait qu’aux lampistes.
Ces quatre mémorandums sont signés Jay S.Bybee et Steven G. Bradbury. Le premier est juge fédéral de la cour d’appel des Etats-Unis. C’est un professeur de droit réputé qui a écrit des nombreux articles et livres de droit constitutionnel et administratif. "Père de quatre enfants, chef scout et entraîneur de base-ball et de basket-ball", c’est un type bien sous tous rapports. Un peu comme ces chefs nazis des commandos de la mort (tous diplômés également) qui exterminèrent en masse les populations d’Europe de l’est à partir de 1941...
Steven Bradbury, signataires des mémorandums deux, trois et quatre, est quant à lui considéré comme l’un des 40 avocats les plus en vue des Etats-Unis. Il aurait dû prendre la tête du bureau juridique du ministère de la justice. C’est sans compter sur le Sénat qui ayant connaissance de ces mémos a brisé net son accession…
C’est d’ailleurs l’occasion de pointer le paradoxe de la société américaine capable de rédiger de tels bréviaires, mais aussi de se mobiliser en masse par des actions citoyenne, médiatique et politique conjuguées (en témoigne par exemple MoveOn.org) pour défendre ses droits fondamentaux.
Pour nous éclairer sur la publication de ces Techniques d’interrogatoire à l’usage de la CIA, son préfacier, Jean-Pierre Perrin, grand reporter depuis quinze ans au Proche et Moyen Orient pour Libération, auteur de plusieurs récits et romans (dont son dernier, Le paradis des perdantes, au Livre de poche) est l’invité des Rendez-vous de l’Agora. Il répond aux questions d’Olivier Bailly.
Olivier Bailly : L’existence de ces mémorandums constitue-t-elle une surprise ?
Jean-Pierre Perrin : Je savais qu’il y avait des mémorandums, mais je ne les imaginais pas sous cette forme, avec une précision quasiment chirurgicale quant aux méthodes à employer pour faire parler des suspects. La surprise c’est que ça soit à ce point détaillé, à ce point étayé, que le mémorandum mêle des informations quasiment médicales - ce que peut supporter un prévenu, par exemple - et soit extrêmement tatillon en matière juridique, donc échapper à la loi américaine tout en faisant ce qu’elle dit ne pas faire. Comment ne pas avoir la justice sur le dos alors que ce qu’on fait est totalement contraire à la justice, donc trouver exactement où passe la frontière entre le licite et l’illicite, être juste sur cette frontière en s’arrangeant pour ne pas être poursuivi.
OB : Faire entrer l’illégalité dans la légalité c’est l’axe principal autour duquel tournent ces mémorandums. Est-ce pour cette raison que George Bush a donné à la CIA les moyens de mener seule ces investigations ?
JPP : C’est vrai que l’Agence de renseignement américaine a eu des droits inédits jusqu’à présent dont celui qui revient notamment à la justice, celui d’arrêter, de garder et de faire parler des prisonniers. Grâce à Bush elle les a obtenus, ce qui lui a permis d’ailleurs, en certaines occasions, notamment avec le prisonnier Abou Zoubaydah, mais aussi avec d’autres, de s’opposer au FBI sur des tâches qui lui incombent normalement.
OB : Vous notez aussi que ces prisonniers politiques étaient officiellement dénommés « combattants ennemis illégaux », appellation vague qui permet de les sortir d’un cadre légal
JPP : On a créé une terminologie pour des gens qui sont effectivement des combattants politiques. Ce ne sont pas des combattants reconnus puisqu’ils n’appartiennent pas à une armée, mais les actions qu’ils mènent sont éminemment politiques, même si de leur côté aussi ils ne respectent aucune des lois de la guerre et aucune des lois humanitaires en particulier. Ce terme de "combattants ennemis illégaux" ne veut pas dire grand chose, mais permet de tout justifier. Tout est contenu déjà dans l’expression « la guerre contre le terrorisme » qui est une expression suffisamment vague pour permettre toutes sortes d’action et d’engager l’armée américaine dans toutes sortes de conflits. Je crois que c’est vraiment là la nature même de tous les problèmes concernant le droit des prisonniers et le droit humanitaire. Cette expression permet tout. Le président Obama ne l’utilise plus. Seul Dick Cheney l’emploie toujours. C’est vrai qu’elle a permis de justifier l’injustifiable.
OB : Pourquoi le président Obama a-t-il décidé de rendre public ces mémorandums ? Stratégie ou volonté de transparence ?
JPP : Il y a le côté stratégique et aussi une volonté de trancher avec ce qui se faisait auparavant et qui d’ailleurs se termine en échec à peu près partout sauf peut-être en Irak où quand même la fin de l’administration Bush a été marqué par une amélioration assez sensible et notable des conditions de sécurité. Celles-ci
OB : Les méthodes d’interrogatoire sont détaillées très précisément dans cet ouvrage. Etait-ce nécessaire de rendre public ce genre d’information ?
JPP : L’imagination joue toujours la surchauffe, si je puis dire, lorsqu’on est dans le secret. On risque alors de prêter bien pire aux tortionnaires de la CIA que ce qu’ils pouvaient faire. C’est donc bien de rendre public [ces mémos]. Cela montre aussi que tout un appareil d’état réfléchit, publie, étudie sur la question, que le corps médical est engagé, que les experts juridiques le sont aussi. Cela montre qu’il y a une machine de guerre, une machine tortionnaire derrière.
OB : Ce que qu’Olivier Frébourg, l’éditeur français de ces mémorandums, remarque dans son avant-propos, c’est que cette machine d’état a été mise en place par des intellectuels sortis de Harvard, Yale, Stanford…
JPP : Oui, de brillants fonctionnaires qui ont un haut niveau d’éducation, qui ont fait les meilleures universités américaines. On voit là les effets pervers de l’idéologie. Mais je crois que tout ceci était en germe au moment de l’invasion de l’Irak par l’armée américaine.
OB : Est-ce que tout est dit dans ces mémorandums ?
JPP : Ils représentent la partie immergée de l’iceberg. On est allé beaucoup plus loin. Tout simplement parce que la CIA a transféré des prisonniers aux régimes les plus tortionnaires du Moyen Orient - la Syrie, la Jordanie, le Maroc, l’Arabie Saoudite - et le fait encore. Là-dessus il n’y a guère d’amélioration.
OB : Les USA disent publiquement qu’ils ont usé de la torture. Si l’on se fait l’avocat du diable, ne peut-on pas avancer qu’au moins ils avouent l’avoir pratiquée ?
JPP : Oui, mais ils n’avouent pas tout. Ils avouent peut-être le dixième ou le centième. Je pense qu’un jour il y aura une grande enquête, qu’il y aura des livres qui sous le titre « la guerre contre la terreur » montreront en quoi elle a consisté. Alors, évidemment, ils reconnaissent, mais parce qu’il y a eu pression de la justice américaine et des associations de défense des libertés publiques. Aux Etats-Unis elles sont beaucoup plus puissantes qu’on peut l’imaginer.
OB : Le premier de ces mémorandums évoque Abou Zoubaydah, le lieutenant de Ben Laden. C’est un des rares noms cités. Pourquoi ?
JPP : Il est un peu emblématique. Il a fait un circuit complet, si je puis dire, dans cette zone grise que constitue l’empire secret de la CIA. C’est-à-dire qu’il a été arrêté au Pakistan, blessé lors de son arrestation, transféré en Thaïlande où il a failli mourir des suites des mauvais traitements qu’il avait reçus, sauvé en quelque sorte par le FBI qui a perdu son contrôle puisqu’il a été récupéré par la CIA, qui ensuite a voyagé sur ces fameux vols secrets de l’Agence américaine jusqu’à Guantanamo. Donc on a un personnage emblématique aussi parce qu’il était effectivement un des grands lieutenants de Ben Laden, en charge de l’administration des camps de formation d’Al Qaida.
OB : Vous expliquez dans votre préface que le FBI obtient des renseignements sans commettre d’acte répréhensible. Cela prouve-t-il qu’on peut se passer de la torture ?
JPP : On peut. Mais je ne sais pas si l’on peut tout obtenir. C’est un autre débat. Sans doute aussi une grande partie des informations que nous avons sur les exactions de la CIA proviennent probablement du FBI qui évidemment n’a pas été très heureux de perdre le contrôle d’un prisonnier et qui ensuite a dû informer la presse américaine de ce qui se passait. Là encore, dans cette affaire, les américains ont joué les uns contre les autres. Ça a été une guerre des services. En particulier la CIA contre le Pentagone et contre le FBI. Ce qui permet à la fin d’avoir des informations valables.
OB : Quel renseignement de premier ordre les Etats-Unis ont-ils pu obtenir grâce à ces techniques d’interrogatoire ?
JPP : C’est extrêmement difficile à dire. Dick Cheney, l’ex-vice président américain, a prétendu que cela avait permis de sauver des centaines de milliers de vies humaines, mais c’est difficile à croire. Dick Cheney a souvent dit n’importe quoi. Je pense que c’est un des personnages les moins crédibles de l’administration américaine.
OB : Sait-on combien d’hommes ont été suppliciés ?
JPP : Non. On ne sait même pas combien d’hommes ont disparu. Lorsque des prisonniers sont donnés à des régimes aussi effroyables que ceux que j’évoquais plus haut - Syrie, Arabie Saoudite, Maroc, etc. - on peut se poser des questions...
OB : Ces méthodes ont été importées de l’entraînement SERE (Survival, Evasion, Resistance, Escape ou encore Survie, Esquive, Résistance, Evasion), un programme s’adressant notamment au personnel militaire américain
JPP : Oui, c’est ce qui a servi de base. Dans les commandos qui ont subi ces entraînements, il n’y a eu quasiment aucune victime, donc on peut s’en servir comme base d’interrogatoire. Mais enfin le contexte est différent. Lorsqu’on est un soldat dans l’armée de son propre pays on sait que c’est un entraînement comme un autre, comme de sauter en parachute. Mais un prisonnier n’est déjà pas dans le même état d’esprit. Et en plus rien n’indique après que sur cette base « légale », la torture n’a pas été décuplée et amplifiée. C’est ce qui s’est passé avec Zoubaydah qui a été beaucoup plus torturé que ce qui est « prévu » dans les mémorandums de la CIA.
OB : Certains prisonniers libérés auraient rejoint récemment Al Qaida. Est-ce vrai ?
JPP : Ce qui est sûr c’est qu’un certain nombre de prisonniers, peut-être 2500, faits pas les Etats-Unis qui ont été notamment déférés dans une grande prison irakienne près de la frontière koweitienne. Les Américains ont fait ça comme à leur habitude, de façon unilatérale, sans vraiment organiser leurs libérations avec les autorités irakiennes.
OB : Certains passages sont censurés. Pourquoi ?
JPP : Pour ne pas permettre d’identifier une personne. Mais la majeure partie des actes de censures sont extrêmement limités par rapport au reste du document
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