Merci pour cet article bourré de détails rarement dits.
(Signalons un U qui s’est fait la malle dans votre phrase « une née d’agioteurs mit en coupe réglée » risquant de la rendre incompréhensible)
Alors j’apporte mon eau.
Vous exposez les choses selon un biais assez matérialiste (en dépit de la présence du mot culture ici et là)
Je propose de placer ce matérialisme apparent dans une enveloppe plus machiste non pas au sens de l’écrasement des filles par les garçons mais au sens de la rivalité entre les garçons. Rivalité sexuelle disons. Machisme de coqs pour les filles, non contre elles.
Il me semble que tous les garçons du Monde se sont toujours préoccupés non pas d’être pillés par des garçons voisins car être détroussé de ses gamelles ce n’est pas un problème si vital que ça, mais de subir un détournement ou un enlèvement de leurs femmes.
C’est grave, très irréparable et fatal de se retrouver sans femmes.
Concernant l’autre garçon, le concurrent, il y a certes l’option de le boxer et de le tuer. Mais d’une part ce n’est pas commode et d’autre part ça ne permettrait pas de former un groupe, une société. On ne peut passe son temps à se boxer. Il sera donc rapidement apparu aux garçons qu’il leur fallait, comme les pies mâles, procéder davantage par aimantage ou captation de leurs femmes que par éviction des rivaux. Ce qui fera le matérialisme.
Le mystère de la mort, de la guérison, de la sortie des comas, le besoin de se réconcilier avec l’esprit des animaux sacrifiés pour les manger, auront poussé à la peinture rupestre et le don de représenter aura distingué l’homme de l’animal. La rivalité entre garçons est devenue une rivalité de niveaux de représentation. L’art, l’orfèvrerie, la religion, tout ce qui fait la non animalité aura permis de capter l’attention des femmes avec l’invention du mépris « Nous sommes raffinés, les autres sont de misérables sauvages »
Or dès qu’il y a trois personnages, le triangle transactionnel Bourreau Victime Sauveur se met en route.
Une femme ne peut pas faire profondément l’impasse sur le sauvage de l’être humain au sens où elle doit accoucher et allaiter comme les bêtes. D’autre part, en tant que réceptacle, elle ne peut qu’être tentée de recevoir en elle le sauvage, le naturel « Oh oui mords-moi ! ». Et le garçon aux allures raffinées doit lui offrir cette part de sauvagerie dans l’intimité. Le sexage sera toujours animal.
La domination impériale avaient permis aux garçons se prétendant les plus raffinés de conserver leurs femmes en leur offrant toutes sortes de perles (Les nababs Moghols de l’Inde devaient pouvoir offrir des boissons à la poudre de rubis pour conserver leurs belles). Quant aux jeux du cirque, ils leur permettaient de prouver à leurs femmes -complètement excitées- qu’ils dominaient largement des primitifs d’allure si puissante, si virile.
Pendant le Moyen-âge Européen, les garçons dits raffinés n’étaient plus confrontés aux Nubiens mais aux Vikings et autres Huns ainsi qu’avec d’autres garçons se prétendant raffinés tels les Perses et les Sarrasins.
Mais la circumnavigation qui a révélé l’existence de nouveaux peuples a de nouveau confronté les garçons raffinés aux garçons les plus nus. Et plus on arpentait le Monde plus on découvrait de gens nus.
Que de chairs, que de muscles, que de virilité !
Mais il n’y a pas que le grave principe de l’enlèvement des Sabines qui entre en jeu. Il y a aussi le principe moins grave, plus frivole qui pousse le garçon à bricoler avec la belle au minuscule pagne. C’est vraiment moins grave (aux maladies près car la syphilis avait fait des ravages) mais cette attirance des garçons raffinés pour les femmes aux seins nus a rendu jalouses les dames en falbalas.
Au bilan, dès que surgit ou ressurgit le sauvage, les hommes et les femmes raffinés sont hystérisés, alertés. En dépit de ses robes en dentelles, Sissi a probablement tenu à avoir une chevelure abondante sans chapeau ni coiffe pour exposer de manière naturelle ce crin, cette corne, cet ivoire, ce poil, cet ongle qui étourdissait tout le monde.
Arrivent alors deux phénomènes. Le premier, le plus élémentaire, va à ce qu’entre raffinés, chacun jure à l’autre sa fidélité. Mais jurer ne suffit pas. Il faut le prouver. Où l’on devient alors extrêmement assassin de ce qu’on s’efforce de ne pas aimer.
Or, plus on démontre aux siens sa fidélité en martyrisant le sauvage, plus on s’étonne d’être si cruel et d’être si autorisé à l’être. On sent qu’on est certes bourreau mais aussi victime d’un cercle vicieux. On regrette au fond de soi. Et du déni de cette attirance interdite, de cette culpabilité d’avoir été injustement cruel, il surgit mille avatars de compensation.
On écrase le nègre de manière très ostensible et on hurle qu’on a raison de le faire mais la nuit tombée, on va caresser sa veuve et on va finalement danser comme lui.
Je vous invite à vérifier sur le Net ce qui inspire les décors des carrés Hermès. Vous y verrez tous les avatars de cette sauvagerie qu’on aime mais qu’on n’ose pas avouer franchement. Hormis ceux qui sont absolument modernes dont le design est fonctionnel, par exemple aérodynamique ou ergonomique, tous nos objets attestent notre amour pour le sauvage, l’originel, la source, l’alfa, le pur, le vrai et le plastique d’empresse d’imiter le bois ou le cuir.
Les Sarrasins se considéraient au moins aussi raffinés que les Chrétiens qui l’admettaient in petto. La rivalité entre ces deux groupes consistait plutôt à animaliser le plus les hommes nus. C’était donc une rivalité entre alter ego.
Mais dès que la machine a remplacé l’esclave nègre et a offert aux chrétiens de dominer plus largement les musulmans, ces derniers ont été animalisés.
On dit pis que pendre des expositions coloniales et des zoos humains. N’empêche que ça aura été une occasion de mettre 20 millions d’Européennes en corset à deux mètres seulement de sauvages nus. Les cabinets des psychiatres ont alors eu à traiter des tas de crises liées à un très difficile refoulement de ce désir primitif.
La colonisation a été très cruelle et a montré l’arrogance extrême des Occidentaux et des Japonais.
Mais pendant cette horreur, que s’est-il passé à Paris, Londres, New York, Vienne, Rome et Berlin sinon l’émergence de millions d’avatars traduisant une profonde attirance pour le sauvage. Pour le demi sauvage d’abord avec l’Orientalisme qui se contentait de ne montrer que des Moyen Orientaux tout de même abrahamistes. Puis carrément pour le plus lointain, pour les Chinoiseries mais aussi pour le sauvage, le Nègre, le Sioux, le Tahitien.
Les corsets ont été jetés aux orties et ont été remplacés par des robes légères moulant un corps livré au naturel et dans lesquelles on pouvait se trémousser sur des musiques devenues endiablées par une sorte de tam-tam. On s’est mis à aimer la mer, à marcher pieds nus. On s’est mis à manger de tout. Café, chocolat, vanille, piment, curry, coriandre, ananas, banane, riz, tabac, opium, thé, toute la nourriture du sauvage a été adoptée.
On ne s’est pas mis des os dans le nez mais des anneaux en inox partout. On ne s’est pas mis des plumes sur la tête mais sur les fesses. On s’est tatoué. On s’est mis au sport, aux activités dites de plein air. On est même allé jusqu’à se pigmenter la peau au soleil. Les parfums devenaient Eau sauvage ; Opium ; Brut ; Allure sensuelle ; Arabian Nights ; Bois des îles. Les tigres entraient dans nos moteurs. On prétend ne pas pratiquer pas l’animisme mais on se met à défendre les baleines, les glaciers, les nuages, les arbres et les rivières.
Le chic du riche Indonésien c’est d’avoir des meubles fabriqués à Londres en bois du Brésil qui imitent le bambou. Le château de Louis XIV est certes visité mais depuis sa mort son style n’inspire personne au Monde. En matière d’ambiance, les gens vont de plus en plus vers ce qu’on appelle l’Ethnique qui est une autre manière de dire sauvage, primitif, premier (on se contorsionne pour trouver un terme encore vierge de péjoration). Seuls les objets absolument modernes tels la voiture, les avions et le téléphone ne tirent pas sur l’exotisme (et encore, on n’a pas su éviter le Tam-tam).
Avant Colomb, les Européens se contentaient, comme exutoire primitif, du seul paganisme grec et romain que la scholastique avait autorisé via Aristote. Jusqu’à la fin du XIXème siècle, nul ne pouvait représenter de nu contemporain. Il fallait obligatoirement le déguiser en Antique. Même Rodin a dû placer un fin ruban à la grecque dans les cheveux de son homme nu « l’Âge d’airain ».
Avant ce titre, il avait essayé plusieurs noms : L’Âge de pierre - L’Âge de Bronze - L’Âge de fer - L’Homme qui s’éveille - Le Vaincu - L’Homme des premiers âges - Le Soldat blessé - L’Éveil de l’Humanité.
Manet avait fait scandale avec son Déjeuner sur l’herbe parce qu’il représentait une française contemporaine nue. Le Sacre du Printemps avait fait scandale parce qu’il faisait primitif, ethnique, sauvage. Mais il l’a emporté sur le conservatisme affolé, Paul Emile Victor a osé se marier avec une Inuit et Julien Clerc a pu chanter « Ma métis est nue » sans se faire lyncher.
L’avatarisation de l’attirance des raffinés pour le sauvage s’est faite dans la douleur, les a mis sens dessus-dessous et peut très bien avoir été à l’origine des guerres fratricides qu’ils se sont livrées (juste après la guerre fratricide des Américains -suite à La case de l’oncle Tom- pour admettre les sauvages de manière franche, directe, non détournée, dans leur groupe)
A mon sens, même les Révolutions française ont eu pour origine le débat entre raffiné / brut. Cf la guerre terrible qui avait opposé Voltaire à Rousseau. Le premier immensément riche, raffiné, manipulateur, méchant, estimant normal qu’une majorité nourrisse une élite qui lui « donne du travail ». Le second sans le sou, sincère, estimant que la féodalité à ce point pervertie avait dévoré la liberté des individus nés dans la mauvaise caste et qu’ils ne pouvaient plus choisir leur destin.
Le colonialisme féroce qui nous a tous tant blessés avait été précédé par notre décolonisation cultuelle. Dès les premiers Amérindiens présentés à la Cour, les pré-romantiques et les romantiques ont protesté contre les références omniprésentes à l’Antiquité, aux mises en scène abracadabrantes et hors temps. Ils en avaient marre des faux jardins en plantes taillées de Le Nôtre, Ils voulaient qu’on ait le droit de se passionner pour la nature, les rivières, les lacs, les le désordre naturel, les tempêtes, les gens et vies ordinaires. En fait, on était invité tant à la passion individualiste qu’à la sensualité envers tout ce qui nous passait sous le nez. Les jalons étaient posés pour que le climat passe brutalement à l’Orientalisme à l’occasion de la campagne d’Egypte. Le problème c’est que l’Orientale n’était pas du tout dans les mêmes dispositions. Restait alors à l’embrasser de force.
L’exposé des affrontements nord sud par le biais du matérialisme et de la cupidité est très courant et n’a encore rien résolu.
Si l’on aborde enfin cette bagarre millénaire en posant qu’il y a au fond une véritable attirance du civilisé pour le sauvage (attirance qui n’est pas réciproque) et que ce qui ressemble à de la haine est en réalité de l’amour inavoué, interdit, dénié, refoulé, ça pourrait faire bouger les lignes.
Je veux dire que tout procès intenté à la France par l’Algérie ou le Vietnam qui ne mettrait en scène qu’eux et la France d’alors, sera faussé. A l’époque, il se passait quelque chose de bien plus important et qui concernait deux pôles extrêmes de civilisation, celui du machiniste et celui du tailleur de pirogue. Ou, pour réintroduire tout de même l’Algérie et le Vietnam dans le débat, la véritable confrontation provoquant catharsis se produisait entre les machinistes et les groupuscules les plus primitifs de l’Algérie et de l’Indochine. Les Algériens et Indochinois raffinés, ouverts au machinisme, se situant entre ces deux extrêmes et n’ayant jamais compris qu’ils se trouvaient sur le passage qui aurait permis aux Français de se confronter directement avec leurs gens les plus sauvages.
Ainsi, Gérôme peignait des harems, mosquées et ryads avec force détails architecturaux mais en réalité, ce qui faisait fantasmer c’était les corps nus qui s’y promenaient sans regarder le caméraman, comme saisis en leur intimité, nous voyeurs alors. (Gérôme n’ayant jamais mis les pieds dans un harem).
Le Français était archi mûr pour déferler dans les Orients pour assouvir ces fantasmes (d’autant que des malins s’étaient fait du fric en affabulant des aventures orientales très chaudes)
Tous les arguments profonds de la relation amoureuse coûte que coûte étaient en place mais ceux-là, on ne pouvait les avouer à nos femmes. Alors on s’est précipité pour soutenir les arguments économiques « Allons en Orient pour nous enrichir ».
Et l’Orient est devenu le lupanar payé par l’Etat de tous les soiffards d’exotisme. Rimbaud n’ayant pas spécialement failli.
Vous dites des trésors des cités algériennes qui ont été pillées « Voilà où la France a profité ». Ca va rester un inépuisable malentendu car ces trésors, les Français les jettent. Oui, ils se sont montrés féroces et cupides pour piller Alger et le palais d’Eté de Pékin. Mais ne vous fiez pas à ces broutilles, à ces bêtises du genre humain. Ne surenchérissez pas de matérialisme. A part les conscrits, tous ceux qui ont participé à la colonisation avaient d’abord envie de vivre une expérience érotique extraordinaire, de gré ou de force. Très peu son rentrés riches, tous ont laissé des bâtards. Les seuls Français ayant reconnu leurs bâtards étaient de petite classe sociale. Aucun médecin, aucun avocat, aucun capitaine n’est rentré avec ses enfants de l’Orient. En Indochine, il y a eu plus de bâtards abandonnés et rejetés de tous côtés que de Français qui y sont passés.
Il y a des gens qui démontent des rails pour en revendre l’acier par pure mercantilisme. Mais tous ceux qui ont volé un morceau de la Route 66 l’ont fait parce qu’ils l’aimaient et voulaient se marier avec.
Quand il est interdit (par les deux camps le plus souvent mais aussi par son propre serment endogamique), l’amour spontané et transgressif que ressentent forcément les individus en face de corps nus se complexifie et conduit à des attitudes paradoxales parfois violentes, tant contre soi-même que contre l’objet désiré que contre tout autre objet transfert que contre les masses qui l’interdisent. Les pilleurs et napalmeurs ne respectaient plus ni l’Algérie ni la France prises en tant que masse. Les dépités furieux se sont mués en tortionnaires et ont fait honte à tout le Monde.
En Algérie, même chez les groupes les plus sauvages, il n’y avait pas de nus déambulant dehors. Mais il y en avait au sud du Sahara et dans toutes les hauteurs de l’Indochine. Les Algériennes ont donc été peu photographiées, les autres indigènes beaucoup.
Il ne faudrait jamais parler de haine sans parler également du dépit amoureux qui l’a précédé donc de l’attirance exogame initiale.
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