Par le professeur Chitour
L’œuvre positive des colonisés
« Saint Augustin, ce bougnoule » -François Mauriac, écrivain français
Alger, - Longtemps occultée, la participation des populations coloniales aux efforts de guerre de la France est aujourd’hui un véritable enjeu de mémoire au coeur des luttes politiques et juridiques des anciens combattants et des sans-papiers. « En mettant écrit Emmanuel Blanchard l’accent sur la contribution de leurs aînés à la défense d’idéaux démocratiques, mis à mal par les gouvernements passés et présents de la France des colonies ou de la fermeture des frontières, ces derniers ont contribué à sortir de l’oubli des milliers d’hommes dont les sacrifices ne sont toujours pas reconnus. Il reste que l’image du tirailleur libérateur de la France occupée ne permet pas d’appréhender, dans toute sa complexité, l’histoire des troupes coloniales ».(1).
Pour l’histoire et sans oublier que des Algériens furent recrutés dans les troupes françaises depuis 1837 (les fameux turcos) dans la guerre du Levant en 1865, il existe un cimetière au Liban portant des mechhed avec des noms commençant par Aït. Ensuite, ce fut la guerre de Crimée, la guerre de 1870 : parmi les plus braves, les Algériens qui arrivèrent à enlever une colonne Wissembourg, moins d’une centaine de rescapés sur les 800. Après le cauchemar de Verdun et du Chemin des dames, lors de la Seconde Guerre mondiale, les troupes coloniales furent, d’emblée, massivement intégrées aux plans de bataille et, placées en première ligne, elles payèrent un très lourd tribut lors des combats de mai et juin 1940.
Plus tard, les troupes alliées, en débarquant en Italie, sont remontées petit à petit vers le nord. Elles furent cependant bloquées à Monte Cassino. On fit appel, une fois de plus, aux troupes coloniales françaises constituées de tirailleurs algériens et marocains. Elles défoncèrent, au prix de pertes très lourdes, les lignes allemandes le 22 mai 1944. Par la suite, sous le commandement du général de Lattre de Tassigny, 260.000 soldats, majoritairement nord-africains, débarquent en Provence et libèrent Toulon et Marseille le 15 août 1944. Il y eut 140.000 soldats algériens. Il y eut 14.000 morts et 42.000 blessés. Ce sont, en partie, ces soldats qui revinrent ensuite au pays, pour voir leurs familles massacrées un jour de mai 1945...
Alors que sort sur les écrans français le film Indigènes et que le président Jacques Chirac annonce une revalorisation des pensions des combattants issus de l’ex-Empire français, on apprend que cette revalorisation était dans l’air depuis quelques mois. La sortie du film a été programmée selon un scénario qui fait dans le pathétique. On dit que le président Chirac touché par la sincérité du film aurait donné instruction au ministre des Anciens combattants de préparer un dossier de revalorisation des pensions des indigènes « cristallisés » dit-on depuis près de cinquante ans. Cette régularisation partielle de tous ceux qui on contribué à défendre la France et à la reconstruire a été dénoncée par des organisations. On lit dans un communiqué : « Si aujourd’hui la grosse artillerie politico-médiatique est sortie pour la reconnaissance des tirailleurs venus des colonies, il n’en est pas de même pour les ’’guerriers’’ du BTP, des mines ou de la sidérurgie... »
La France n’arrive toujours pas à sortir de son hypocrisie coloniale. C’est trop facile de vouloir toujours réécrire l’histoire...Il est important de ne pas oublier de l’écrire au moment où elle se fait ! Cela devient insupportable qu’une telle omerta règne dans notre pays sur le sort réservé aux vieux travailleurs immigrés maghrébins...Certains ont le beau rôle et se refont une virginité sur le perron de l’Elysée sur le dos des « Indigènes ». Combien de parlementaires soutiendront la proposition d’une Allocation spécifique dite « exportable » pendant le débat parlementaire sur la loi de financement de la sécurité sociale ?(2).
Le témoignage suivant, celui d’un Noir devenu Français, est un véritable cri de révolte ; il raconte d’une façon simple la tragédie du village où il est né. Ecoutons le : « Dans le village africain de mille âmes où je suis né, on compte douze anciens combattants de la dernière guerre mondiale ». Beaucoup des fils du village ne sont pas revenus. Ils peuplent encore les monuments du Soldat inconnu dans nos villes où on a déjà fait une croix sur leur sacrifice. Ce sont plutôt des soldats non reconnus qu’inconnus. En témoigne le dédain actuel adressé à leurs descendants, jugés, pour certains, inutiles, par M.Sarkozy. Ceux qui sont revenus sont traumatisés à vie et ne touchent qu’une maigre pension trimestrielle.
On aimerait que M.Sarkozy, qui aime à chanter que « ceux qui n’aiment pas la France la quittent », nous dise combien d’âmes ont été sacrifiées dans son village d’origine, en Hongrie, en 1914-1918 et en 1939-1945 pour que lui-même mérite plus d’être bon Français que Moussa, Mohamed ou moi-même ? Soit dit en passant, il y a même des villages et des villes nombreuses en France même où on n’a pas payé le prix du sang pour la rédemption de la France. La seule différence entre Sarkozy, le Hongrois d’origine, et Moussa, Mohamed et moi, et qui ferait du premier un Français plus méritant, ne serait-ce pas sa couleur de peau et sa méritoire extraction aristocratique ?(3).
A l’assaut des tranchées adverses, ployant sous un déluge d’obus, suffoquant sous l’effet des gaz mortels sur les champs de bataille brumeux et venteux du nord-est de la France, sous la glaciation hivernale des nuits noires de novembre, à des milliers de kilomètres de leur tropique natal, les grandes rasades d’alcool galvanisaient leurs ardeurs combatives à défaut d’exalter leur patriotisme.. En ces temps-là, écrit René Naba « la chair à canon » carburait à la gnôle. Par un subterfuge dont la raison détient seule le secret, qui n’en révèle pas moins les présupposés d’un peuple, les ressorts psychologiques d’une nation et la complexion mentale de ses dirigeants, la revendication ultime préludant au sacrifice suprême -« Aboul Gnoul » apporte l’alcool- finira par constituer, par un dévoiement de la pensée, la marque d’une stigmatisation absolue de ceux qui auront massivement contribué, à deux reprises, au péril de leur vie, à vaincre, paradoxalement, les oppresseurs de leurs propres oppresseurs. « Bougnoule » tire son origine de l’expression argotique de cette supplique ante mortem.(4).
Cependant, si l’on croit René Naba, il existerait une autre explication. Ecoutons-le : « Dans les ouvrages de référence de la société savante de l’élite française, le calvaire de leur dépersonnalisation et leur combat pour la restauration de leur identité et de leur dignité se résumeront à cette définition laconique : Le bougnoule, nom masculin apparu en 1890, signifie noir en langue wolof (dialecte du Sénégal). Donné familièrement par des Blancs du Sénégal aux Noirs autochtones, ce nom deviendra au XXème siècle une appellation injurieuse donnée par les Européens d’Afrique du Nord aux Nord-Africains. Synonyme de bicot et de raton ». Avare de précision, la définition, sibylline paraît quelque peu succincte. Masque-t-elle gêne, ignorance, indifférence ou volonté d’atténuation ? L’expression était-elle vraiment familière ? Serait-elle le fruit d’un paternalisme blanc de bon aloi envers de braves Noirs « bons sauvages » ?..Qui sont donc ces Nord-Africains à l’identité mal définie qui faisaient -qui font- l’objet d’une telle interpellation ? Le dictionnaire qui donnait la définition du Bougnoule date pourtant de 1979, une époque récente de l’histoire contemporaine.(5) Il se gardait bien d’identifier les Maghrébins, 30 ans après l’indépendance de l’Algérie, du Maroc et de la Tunisie, une nouvelle fois englobés dans le même sac de leur ancienne dénomination coloniale.
En 1996, ce même dictionnaire, cédant sans doute à l’esprit du temps sous l’effet des revendications des mouvements associatifs et des succès remportés par les jeunes générations issues de l’immigration, en donnera une définition laconique en un style télégraphique qui masquait mal les connexions : « familier, péjoratif, injure raciste, Maghrébins, Arabes » sans qu’il soit précisé s’il s’agissait d’injures racistes proférées à l’encontre des Arabes et des Maghrébins ou des injures échangées entre eux par des Arabes et des Maghrébins.
Un glissement sémantique du terme bougnoule s’opérera au fil du temps pour englober, bien au-delà de l’Afrique du Nord, l’ensemble de la France, tous les « mélanodermes », les « Arabo-Berbères et négro-africains » chers à Senghor, pour finir par s’ancrer dans le tréfonds de la conscience comme la marque indélébile d’un dédain absolu, alors que, parallèlement, par extension du terme raton qui lui est synonyme, le langage courant désignait par ratonnade « une technique de répression policière sanctionnant le délit de faciès ».
« Curieux rapport que celui qui lie la France à sa mémoire, étrange rapport que celui qui lie ce pays à lui-même, à la fois Patrie des lumières et des Droits de l’homme » et patrie du Code Noir de l’esclavage, le code de l’abomination, de la traite de l’Ébène et du mépris de l’Indigène. Étrangement curieux le rapport qui lie ce pays à ses alliés de la période coloniale, les peuples colonisés d’Outre-mer. Par deux fois en un même siècle, phénomène rarissime dans l’histoire, ces soldats de l’avant, les avant-gardes de la mort et de la victoire, goumiers algériens, spahis marocains, tirailleurs tunisiens, sénégalais et soudano-nigériens, auront été embrigadés dans des conflits qui leur étaient, étymologiquement, totalement étrangers, avant d’être rejetés, dans une sorte de catharsis, dans les ténèbres de l’infériorité, renvoyés à leur condition subalterne, sérieusement réprimés aussitôt leur devoir accompli, comme ce fut le cas d’une manière répétitive pour ne pas être un hasard, à Sétif (Algérie), en 1945, cruellement le jour de la victoire alliée de la Seconde Guerre mondiale, au camp de Thiaroye (Sénégal) en 1946, et à Madagascar, en 1947, sans doute à titre de rétribution pour leur concours à l’effort de guerre français.
Substituer, conclut René Naba, une sujétion à une autre, se faire décimer, au choix, sur les champs de bataille ou sur le terrain de la répression au retour au pays, avant d’être mobilisé à nouveau pour la relance de l’économie de la Métropole, que de conséquences traumatiques ils pâtiront de cette « querelle de Blancs ». Il n’était pas question à l’époque de « seuil de tolérance », d’overdose et d’émigration choisie mais de sang à verser à profusion. Beaucoup acquitteront leur tribut du sang en faisant l’apprentissage de l’ébriété, sans connaître l’ivresse de la victoire. Beaucoup survivront à l’enfer de Verdun ou de Monte Cassino avant de sombrer dans le désarroi de l’incompréhension au sein de la cohorte des alcooliques anonymes... Beaucoup, plus tard, bien plus tard, basculeront dans une révolte libératoire qui sonnera le glas de l’empire français...Que de colères contenues devant tant de désinvolture à l’égard de ce que l’un des leurs, Frantz Fanon, qualifiera de « damnés de la terre »(4)(6)...Léopold Sedar Senghor gratifiera ces victimes muettes de l’Histoire de la dignité de « dogues noirs de la République »
Pour nous Algériens qui avons souffert dans notre chair pendant 132 ans, nous sommes, naturellement, plus que tout les autres interpellés par ce film, mais il ne nous apprend rien. Il est dommage que la France soit plus sensible au tapage médiatique qu’à regarder ses colonies dans les yeux en mettant tout à plat. Sait-on que -statistiquement- plus de 80% de ces tirailleurs bougnoules, ratons et autres indigènes, ne verront jamais le fruit de leur sacrifice puisqu’ils ne sont plus là. A bien des égards, les perturbations existentielles qui nous occupent, sont des répliques d’un tremblement de terre qui a eu lieu le 5 juillet 1830...
Notre société qui a été profondément déstructurée n’a pas pu participer en son temps au mouvement de l’histoire et de la première révolution industrielle. Qui sait si nous n’aurions pas évolué d’une façon plus positive, s’il n’y avait pas eu l’invasion ! A bien des égards, notre gap technologique vient de notre état de colonisé pendant plus d’un siècle et trente ans. Nos interrogations sur le choix de société, pendant que les autres vont à la conquête de la science, nous vient du retard accumulé. Qui sait si nous n’aurions pas évolué comme les nations actuelles dites développées, si nous n’avions pas subi la colonisation inhumaine ! Qu’on se rende compte !
Dans son ouvrage, La nuit coloniale, Ferhat Abbas, ancien président du Gpra, écrit : « Nous étions, en 1956, une vingtaine de pharmaciens, 75 médecins, 400 instituteurs, 3 ingénieurs ». Voilà le bilan de la présence des lumières et de la civilisation en 132 ans de colonisation en Algérie. Il est immoral que la France considère qu’elle a soldé ses comptes en 1962. C’est cela aussi la vraie dette de la France.
Que dire des millions d’Algériens morts pendant la colonisation des suites des guerres infligées, des famines organisées, et des tortures institutionnalisées ? Et des milliers de morts pour la France dans tous les conflits ? Mieux encore, elle donne instruction aux enseignants d’inculquer aux écoliers la nostalgie de l’Empire et de l’oeuvre positive de la France perpétuant, ainsi, pour des générations, ce mythe de la race supérieure dont les chantres furent les Tocqueville, Renan et naturellement Jules Ferry, le père de l’Ecole républicaine. Il faut espérer que la France qui a mis quarante ans à reconnaître qu’il y avait une guerre en Algérie, regarde les Algériens comme des partenaires et non comme des sujets de l’Empire. Plus que partout ailleurs, l’histoire méditerranéenne a été mélange, syncrétisme, métissage...Le philosophe Michel Serre a raison de dire que « Le métissage crée la paix ». Nous y croyons.
Alger le 12 oct
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