Humain comme un train de banlieue
Vincent Dumoulin
Dans Le Monde du 8 décembre, Raphaëlle Bacqué livre un récit inspiré de la mort d’Anne-Lorraine Schmitt, assassinée dix jours plus tôt dans le RER (« Mortelle rencontre dans le RER »). De nombreux lecteurs ont exprimé spontanément leur appréciation de cet article qui les a bouleversés. Pourquoi donc cette lecture m’a-t-elle laissé au cœur un lancinant malaise ?
Le récit est pudique. Sans détails trop sordides, il conserve au fait-divers son ignoble banalité. Le décor est planté avec justesse - cette rame de RER qui suit la « longue cicatrice » de la ligne D à travers l’Ile-de-France ; la jeune fille qui rentre chez elle un dimanche matin pour rejoindre sa famille et, à mesure qu’elle est emportée vers une « mortelle rencontre », à petites touches, l’évocation de sa famille, de ses études. Le RER qui roule, l’arrêt à Goussainville, où monte le pauvre type qui ne sait pas encore, sans doute, que dans quelques minutes il sera un meurtrier. Le drame est raconté en un paragraphe bref, aussi bref, aussi violent que dut être l’agression. À la gare de la Borne-Blanche, un père attend en vain de voir sa fille descendre du train, s’inquiète, cherche, apprend enfin ce qui vient d’arriver. Et le RER, indifférent, continue de rouler tandis que se déroulent les obsèques à Senlis. Tout cela est juste, retenu. Raphaëlle Bacqué a voulu éviter le pathos. Elle a voulu livrer un récit au plus près de l’horreur banale, sans complaisance ni démagogie.
Malaise
Pourquoi, alors, ce malaise ? À mesure que je relis l’article, je comprends. Tout est profondément humain dans ce texte, sauf Anne-Lorraine Schmitt. La journaliste n’a pas rendu présente une jeune fille de 23 ans, elle a décalqué un stéréotype. « Allure sage et chevelure claire », « une fille solide, chaleureuse et très croyante » : voilà pour la part d’humanité qui sera accordée à Anne-Lorraine. Tout le reste est cliché. Un extrait de CV - hypokhâgne, Sciences Po à Lille, journalisme au Celsa. Et puis, une par une, les phrases toutes faites qu’on croirait tirées d’un mauvais article sur la « génération Jean-Paul II ».
Anne-Lorraine « n’a pas peur de grand-chose, si ce n’est du matérialisme des sociétés modernes, qu’elle rejette farouchement ». Il s’agit d’une « peur », bien sûr - cette peur que certains automatismes de plume attachent immédiatement au fameux « repli identitaire », sans doute. Au passage, la personne a déjà commencé à se dissoudre dans l’abstraction, comme son combat farouche contre l’abstraction du « matérialisme des sociétés modernes ».
Il semble qu’à l’instant de sa mort, ce soit un combat moins abstrait qu’elle ait livré - mais cela ne sera pas donné à comprendre. « Assez différente des jeunes gens de sa génération » : voilà l’unique thème qui sera décliné. À force de broder sur la « différence », Raphaëlle Bacqué passe par profits et pertes la « ressemblance » - une fille de 23 ans, d’aujourd’hui, qui semblait heureuse et douée pour l’être, et qui est morte. On aimerait savoir si elle aime danser, si elle a un amoureux, si elle est sérieuse ou blagueuse, ce qu’elle fait quand elle n’étudie pas, si elle est coquette ou sportive, ce que pensent d’elle ses amis, ses camarades. On ne voit qu’une fille qui semble confite en pèlerinages et retraites. Une fille qui, à l’instar de ses quatre frères et sœurs, a reçu « une éducation traditionnelle dans un univers protégé ». Qui fréquente des prêtres, et aime bien défendre ses idées qui sont, on le devine, « différentes ».
Ses idées, les voilà : un stage « sur les ondes de la très catholique Radio Notre-Dame », un autre à Valeurs actuelles, « un hebdomadaire très marqué à droite ». Des idées « très », en somme. On ne sait pas bien ce que signifie « très » catholique pour une radio diocésaine. Anne-Lorraine, d’autres sources nous l’apprennent, fit également un stage chez Arte, un autre au Courrier Picard : le relever aurait restitué un peu d’épaisseur au personnage - et la journaliste aurait peut-être hésité à parler de la « très franco-allemande » chaîne culturelle, et du « très picard » Courrier. « Très catholique » passe bien, « très marqué à droite » aussi : ça reste abstrait, idéologique.
Dans cette « enquête » publiée dix jours après le meurtre, pas un trait ne filtre du caractère, de l’individualité de la jeune fille. Elle est aussi vivante qu’un sondage qui aurait été réalisé à la sortie d’une veillée scoute. Pas d’enthousiasmes ni de coups de cœur, de petites faiblesses ou d’élans généreux, pas de talents particuliers, pas de complexité, pas de beauté, pas d’idéal - tout au plus une certaine « peur » bien faite pour décourager l’empathie. Une seule phrase est mise dans la bouche de cet archétype : « un peu tradi et très catho ». C’est tout ce qu’Anne-Lorraine semble avoir à dire d’elle-même.
Contraste
Par contraste, on est saisi par le soin mis à ôter de l’évocation de Thierry Dève-Oglou tout ce qui pourrait se prêter à une lecture politique. C’est un brave prolo qui a des parents retraités, un frère et une sœur commerçants, « un homme un peu massif, discret, renfermé », qui n’a pas son permis de conduire, « peu d’amis, des revenus modestes », un manutentionnaire qui se balade avec un laguiole pour, s’empresse-t-on d’ajouter, « ouvrir les caisses qu’il déplace dans son travail ». Enfin, c’est l’usage qu’il en fait « le plus souvent ». Pause pour laisser résonner l’adverbe au foyer du malaise qui m’a envahi.
L’homme au couteau n’a qu’« une “tache” dans son parcours », comme on dirait un blanc dans son CV, - un viol commis en 1995 dans le même RER, suivi de deux ans de prison. Et là aussi, la précision qui doit couper court à toute interprétation tendancieuse : il n’a fait que deux ans sur cinq « selon la règle normale des remises de peine ». Avant son retour à « une vie sans histoires ».
Rien ne me choque dans ce portrait du pauvre gars : rien, sinon le contraste entre son humanité rendue sensible et le prisme sociologique qui efface l’humanité de sa victime.
Je cherche à comprendre, je me mets à la place de Raphaëlle Bacqué, j’essaie de l’imaginer écrivant son article. Touchée par le drame, sans aucun doute. Mais retenant sans cesse sa plume. Résistant à l’identification qui fait penser : ç’aurait pu être moi, ou ma sœur, ou ma fille, ou mon amie - trop « différente », peut-être ? Écrasée par un surmoi qui lui dicte : attention, ne pas favoriser l’exploitation politique du meurtre - dont nous avons tous vu de détestables exemples. Ne pas laisser la société regarder ses cancers au miroir de ce fait-divers. Ne pas risquer de s’entendre dire que si la fille n’avait pas été blonde et blanche, l’article n’aurait pas été écrit. Ne pas laisser penser que la mort d’une catholique résistant à son violeur a plus de sens qu’un des multiples crimes sordides qui n’ont droit qu’à trois phrases en page « société ». Ne pas apporter de l’eau au moulin de Sarkozy ou « des sites d’extrême droite ». Le moralisme de la journaliste leste chaque paragraphe d’un déni perpétuel.
Mécanique
Le résultat est là, qui s’impose désormais à moi avec une évidence effarante. Anne-Lorraine, c’est le message subliminal de cet article, n’avait rien à faire dans notre société, et rien dans cette rame de RER. Elle aurait dû rester dans son « univers protégé », ou bien à Lourdes, ou dans ses « séances de prière », avec ses clones, les filles « un peu tradis et très cathos ». Elle aurait dû faire comme son père, qui ne prend pas le RER pour rentrer chez lui.
Le RER, c’est le vrai personnage de cet article. C’est lui qui fait le titre, c’est lui qui ouvre le texte et lui qui le ferme, ce RER raté qui désespère les conducteurs et inquiète les usagers, et qui continue de rouler, inchangé, pendant que des gens en uniforme enterrent la jeune fille. C’est le RER que la journaliste a le mieux « senti ». Toute l’empathie refoulée s’est investie dans la rame du train de banlieue. Et ça, tout le monde en a déjà rencontré.
Les machines, personne ne va les mettre en prison, personne ne va les conspuer dans les sites racistes. Au mieux, des crédits seront débloqués pour améliorer la ligne D. Alors, autant faire porter le chapeau à la lourde mécanique : tandis que le RER glisse vers Villiers-le-Bel, le jour du drame, « une voiture de police » se prépare à tuer « deux jeunes garçons en minimoto ». On croit lire en filigrane de ce rapprochement douteux la leçon de l’épisode : c’est le RER qui a tué une image de synthèse.
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