Eh oui... mais vous comprenez mon bon monsieur, désormais, vivre, ça se mérite ! Les moins méritants n’ont qu’à crever ou devenir méritants (s’ils n’y arrivent pas c’est qu’ils ne sont pas méritants donc ils peuvent crever). Mérite, mérite, mérite... les gens n’ont plus que ce mot-là à la bouche... Au point qu’on a réussi à leur faire avaler la formidable couleuvre "travailler plus pour gagner plus", c’est vous dire !
Cela fait quelques décennies qu’on s’acharne à mettre les individus en compétition, à faire en sorte qu’ils se tapent dessus (et que le plus méritant gagne !) à grands coups de rendement et d’heures supplémentaires (pas nécessairement payées ni même récupérées) au prétexte fallacieux qu’il faut accroître la productivité et réduire les coûts de production pour libérer la sacro-sainte croissance afin que cela bénéficie soit disant à tout le monde... mais surtout aux dirigeants, propriétaires et actionnaires de tous poils, en réalité.
La propagande a été redoutablement efficace : désormais on conspue volontiers les RMIstes, les chômeurs et les fonctionnaires qui vivent aux crochets des méritants travailleurs (les vrais), des charges sociales dont on vole le patronnat (honte sur l’Etat !) et des impôts à cause desquels, bien sûr, on va finir à la rue (mais que fait le gouvernement !?). Au contraire, personne ne trouvera rien à redire aux faramineuses augmentations de salaires des patrons (qui ont le mérite de prendre des responsabilités, eux ! vous oseriez, vous ? certainement pas, alors de quoi vous plaignez-vous ?) et aux non moins faramineuses augmentations des dividendes des humanistes actionnaires (qui ont eu le mérite quant à eux de euh... eh bien on le cherche encore, leur mérite, mais ils sont méritants, c’est sûr !). On oubliera assez vite que ces augmentations nécessiteront sans doute quelques licenciements d’individus moins méritants car, après tout, qu’importe !
Et ainsi, la vie suit son cours : les plus méritants gagnent plus... les autres crèvent de faim et c’est bien normal : c’est du darwinisme social mon bon monsieur (Darwin doit se retourner dans sa tombe mais ce n’est pas grave, personne ne l’entendra crier au scandale). Si vous voulez vous aussi gagner plus, devenez patron, propriétaire ou actionnaire. Comment ça vous n’avez pas les moyens d’investir ? Aucun problème : endettez-vous. Devenez un individu responsable : la responsabilité, désormais, ça vaut plusieurs millions annuels (et à vous la belle vie !). Vous rencontrerez peut-être quelques mécréants qui s’opposeront à vous et à votre niveau de vie en prétendant (qu’ils sont bêtes !) que les individus sont égaux, qu’aucun d’eux n’est plus méritant qu’un autre... ils vous parleront peut-être même de salaire unique... mais ne vous laissez pas démonter : vous leur rétorquerez que les responsabilités que vous avez à assumer justifient votre niveau de vie. S’ils osent vous répondre qu’aucun homme ne devrait assumer seul la responsabilité de l’avenir d’un groupe d’individus, qu’en conséquence les décisions devraient être prises collectivement et donc que vous ne devriez donc pas gagner plus que vos salariés, faites simplement mine de ne pas les avoir entendus... et offrez-vous des vacances !