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Vilain petit canard Vilain petit canard 19 mai 2009 11:33

@ Céline

D’autant que je suis souvent d’accord avec vos interventions, Céline... et ici une fois de plus : moi aussi je pense que ce qui manque le plus, c’est le management. Mais c’est à mon avis lié au problème de cette fameuse efficacité et donc au problème de l’évaluation.

Quand on travaille on a besoin de savoir où on va, à quoi ça sert, et sur quoi on va être évalué. Donner du sens à l’action, c’est d’ailleurs le but du management (et non pas « incarner une autorité », ou "animer une équipe", ce genre de niaiseries). Faute de sens, on tombe dans la gestion, qui elle-même se réfugie dans la comptabilité. Il est significatif qu’on essaie de nous faire croire à l’heure actuelle qu’un bon manager est fatalement un bon gestionnaire, comme si ces deux mots étaient équivalents. Si ce qu’on évalue n’est pas clair, et surtout si ce qu’on évalue n’a pas de sens, on court à la débilité.

Je vais prendre des exemples concrets.

Je travaille dans un service de contrôle de l’Etat (donc a priori répressif, si on regarde par le petit bout de la lorgnette). Je surveille des établissements et relève les non-conformités, puis je dis aux exploitants qu’ils doivent y remédier. Comment va-t-on évaluer mon activité ?

Premier procédé : on va compter le nombre de visites que je fais, car plus j’en fais, plus je suis censé être efficace. Le présupposé qu’on m’envoie est  : votre boulot, c’est d’inspecter, alors inspectez au maximum (productivité). Rien ne me dit que plus j’inspecte, plus les entreprises vont être conformes, mais je suis évalué sur le nombre de rapports, alors je fais du kilomètre et je ponds du rapport. Même si je ne trouve rien à voir, je prouve juste que je suis passé. J’augmente ma « productivité » mais en fait, on ne me demande pas d’évaluer l’effet qu’ont mes inspections. Appliqué aux enseignants, ce principe débouche automatiquement sur l’augmentation des effectifs d’élèves, car un prof, c’est bien connu, son boulot, c’est de faire des cours devant des élèves, et donc, plus il y a d’élèves, plus il est productif.

Deuxième procédé : on va compter le nombre de non-conformités relevées, ou plutôt le nombre de sanctions. Le présupposé est : plus on cogne, plus ça va rentrer dans le rang. Je vais donc traquer la non-conformité, et établir un maximum de PV ou tout autre sanction reconnues par mon évaluateur. C’est la politique du radar fixe. On me demande de ne rien comprendre, juste de sanctionner. Plus de PV, plus de productivité. C’est la politique qu’on impose actuellement à la police : le résultat, c’est qu’on trouve bizarrement de plus en plus de sanctions, alors que la criminalité est justement censée régresser. On voit bien que quelque chose cloche.

A noter qu’on peut mixer les deux procédés, en évaluant à la fois le nombre d’interventions et le nombre de sanctions. On pourra même calculer le rendement de mes inspections, en faisant un calcul simple nb sanctions / nb visites. Et même pourquoi pas, donner la médaille du PV à l’inspecteur le plus productif.

Troisième procédé, plus intelligent en apparence : on va évaluer le nombre de non-confomités qui sont revenues à la conformité après mon passage. Le présupposé est à ce moment : il est bien d’avoir un maximum d’entreprises conformes (et non plus le contraire). Nous voilà avec du sens, et un sens donné à mon action bien plus profond que dans les deux premiers procédés, et un peu plus orienté sur le bien public. Oui, mais... je vais pouvoir infléchir ma pratique et accumuler des mini-constats de mini-non-conformités, qui se résoudront sans problème, et j’obtiendrais un score détonnant... en faisant un boulot peu efficace. C’est la politique actuellement imposée à la police, avec l’indicateur « du taux d’affaires résolues ». On arrête un gamin avec dix barrettes de shit dans la poche, ça fait : une arrestation, et dix affaires résolues (détention de stupéfiants). Qui lui a vendu ça, on verra à un autre moment, si je ne trouve jamais, c’est pas grave, j’aurais 10/11 = à peu près 90% d’affaires résolues, je suis super-productif.

Ce sont des exemples directement tirés de ma vie professionnelle, j’ai juste un peu gommé les particularismes de mes fonctions, et donné quelques exemples à côté pour mieux faire comprendre. Quand il faut « mobiliser les équipes autour d’un projet commun », j’avoue que ces chiffres ne me donnent pas beaucoup d’aide. Pourquoi ? Parce qu’un indicateur, sans le sens, n’est qu’un chiffre vide, qui finit par acquérir son propre sens : on fait de l’indicateur parce qu’il faut faire des indicateurs.

Si on ne sait pas quel est le but de notre action, on ne peut pas trouver un indicateur qui corresponde. Et dans les discours politiques qui nous submergent, je ne trouve aucun sens susceptibles d’orienter l’action des fonctionnaires. « Lutter contre » la délinquance, par exemple : allez, dites-moi ce qu’il faudrait faire, dans quel ordre, avec quelle stratégie ? Débrouillez-vous, faites du chiffre, c’est tout ce qu’on vous demande. Et « lutter contre le chômage », hein, comment on fait, amenez-moi le chômage, que je lutte contre lui.

A quoi sert-on ? Et bien, personne ne nous le dit, c’est à chacun de trouver, et c’est ce qui fait que de nombreux agents de l’Etat se sentent en déshérence actuellement. Heureusement qu’il existe des managers intermédiaires, qui justement sont en contact avec les équipes de terrain, pour corriger le tir... quand ils le corrigent. tenez, posez la question autour de vous : à quoi sert l’Education Nationale, justement ? Et à quoi sert le Ministère de l’Agriculture ? Vous verrez les réponses, c’est édifiant.

Il est regrettable que nos dirigeants en restent à une espèce de philisophie de bistrot (« la justice c’est fait pour punir les méchants », ou « l’agriculture, c’est une histoire d’agriculteurs », ou encore « les Affaires Etrangères, c’est pour faire des affaires avec les étrangers »). Du coup, rien n’avance, et tout le monde s’engueule, puisque chacun a sa petite opinion su rle sens des actions.

Tant qu’on en restera à ce niveau de discours, on l’avancera pas et on se disputera sur des chiffres vides... de sens. Revenons aux fondamentaux : demandons-nous clairement à quoi sert l’Etat, et mettons-nous d’accord là-dessus. Tant qu’on aura pas fait ça, on patinera et on accumulera les fausses bonnes idées. Qui peuvent faire couler le navire.


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