6 juin : faut-il (vraiment) commémorer le Débarquement ?
Dans une France sécularisée et désenchantée, où l'athéisme est en passe de supplanter le catholicisme, la mémoire historique, fait office de religion civique, surtout sous cette nouvelle doctrine que l'on appelle le "devoir de mémoire" et qui mêle l'histoire à proprement parler avec des considérations morales. Ce 6 juin, comme chaque année se terminant par le chiffre 4, les caméras de l'Occident étaient braquées sur les plages normandes, où se tiennent les cérémonies du 80ème anniversaire du Débarquement allié en Normandie, lequel a permis aux Anglo-Saxons de lancer une offensive décisive sur le Front de l'Ouest en 1944 et de prendre ainsi en tenaille l'armée allemande déjà aux prises, à l'Est, avec l'Union Soviétique. Cet effort conjoint des Alliés a abouti en mai 1945 à la capitulation allemande et à la création de l'ordre international politique et moral sous lequel nous vivons toujours 80 ans plus tard, ce qui, comme nous le verrons plus loin est au cœur de ces célébrations.
Comme toute transcendance, religieuse, philosophique ou idéologique, le devoir de mémoire est considéré comme allant de soi, si bien que se questionner même sur la pertinence d'une commémoration est impensable dans le discours public. Il n'est pourtant guère malvenu de s'interroger, sans outrances et avec tout le respect dû aux soldats tombés lors de cette bataille – des deux côtés –, aux anciens combattants, aux civils témoins encore vivants et aux familles respectives de toutes ces personnes, sur les ressorts politiques de cette politique mémorielle et le bien fondé d'y prendre part en tant que citoyens, que ce soit en s'y rendant en personne ou en y communiant via la télévision.
Plusieurs aspects, tant historiques que politiques et moraux, prêtent dès lors à émettre des réserves quant à l'unanimisme mémoriel et à la portée quasi-religieuse qui entoure cet épisode de l'histoire.
Il faut préciser avant toute chose que cet enthousiasme autour du Débarquement n'a rien d'universel. Outre la France et les pays anglo-saxons qui y ont participé, il n'a pas, ailleurs,, l'aura que lui confèrent les manuels scolaires français et américains. Tout au plus, est-il vu comme le début d'une offensive militaire ouvrant un second front contre une Allemagne déjà affaiblie par son échec à la bataille d'Angleterre, ses revers en Afrique et surtout ses retentissantes défaites de Stalingrad et de Koursk en 1943, défaites sans lesquels l'ouverture d'un second front aurait été impossible. En France même, cet enthousiasme autour de l'opération Overlord est relativement récent. En 1954, lors du dixième anniversaire, la télévision naissante n'avait consacré que huit minutes à ces commémorations où s'était rendu René Coty, l'impuissant président de la IVème République. En 1964, de Gaulle avait carrément refusé de se rendre aux cérémonies, estimant que "ce [n'était] pas une affaire française" et que la France n'avait pas à célébrer une opération étrangère s'étant déroulée sur son territoire sans qu'elle n'ait même été au courant. De fait, des deux gouvernements français qui se disputaient la légitimité en 1944, celui de Vichy et celui, en exil, de Londres, aucun n'avait été averti par les Anglo-Américains. Les commémorations du Débarquement n'ont guère eu de plus grande résonance en 1974, lors du 30ème anniversaire, l'opinion publique étant davantage préoccupée par la récente mort du président Pompidou et la bataille pour sa succession. Ce n'est que sous les années Mitterrand et Chirac que le 6 juin s'est ajouté au calendrier des commémorations moralement obligatoires. En 1984, 1994 et 2004, a-t-on pu assister à un déploiement cérémoniel protocolaire avec des dizaines de chefs d'États invités par les Présidents français. Cette politique mémorielle s'inscrivait autant dans un souci mémoriel que dans la mise en avant de l'image présidentielle et accessoirement de la France.
Outre cet aspect, l'on observe que cet épisode de l'histoire est toujours évoqué sous un angle manichéen, a fortiori lors de moments de commémoration, et que le narratif dominant manque cruellement de nuance. En effet, sont rarement évoqués (pour ne pas dire jamais) les "bombes amies", ces bombes lancées sur les villes françaises par les Alliés et qui ont fait au bas mot entre 55 000 et 65 000 victimes civiles tout au long de la Seconde Guerre mondiale. L'on ne mentionne guère plus les dizaines de meurtres et les 3500 à 4000 viols commis par des éléments de l'armée étasunienne en France, à tel point que dans certaines régions comme la Provence et le Nord-Pas-de-Calais d'anciens maquisards ont dû reprendre du service durant la Libération et patrouiller pour protéger les populations civiles face aux débordements des Anglo-Saxons dus autant à l'alcool qu'au sentiment de fouler une terre conquise. L'histoire, ici, le cède au dithyrambe et l'on ne retient que les côtés positifs. "Ce n'est pas le moment d'en parler", dira-t-on doctement, comme on le fait pour les faits divers actuels. Quand, diable, ce moment arrive-t-il ? Et qui en décrète l'opportunité ? Il faudra bien qu'un jour les faits soient nommés, dans le passé comme dans le présent. Or, non seulement on refuse d'évoquer ces ombres au tableau héroïque, mais encore les historiens qui osent s'y frotter sont persécutés scientifiquement et parfois même judiciairement, à l'image de ce professeur contraint de fuir en Écosse du seul fait que ses écrits, dénués de toute haine ou discourtoisie, avaient le tort de ne point correspondre à la vision historique dominante – et la seule acceptée.
Nous avons parlé plus haut d'une portée religieuse. Voir dans le devoir de mémoire et la politique mémorielle un substrat religieux est souvent perçu par ses tenants comme une critique et, partant, une déviance d'avec l'ordre établi (raisonnement religieux, s'il en est). Or, la paternité de cette analyse revient non pas à un contempteur, mais à l'un des plus grands promoteurs de cette politique mémorielle : l'historien Georges Bensoussan, qui, dans la revue Le Débat, déclarait ceci dès 1994 : "Au temps du désenchantement, en redonnant sens aux identités fragmentées ou perdues, l'Histoire est comme la version ultime du Salut, elle marque le retour d'une transcendance qu'on croyait abolie. […] l'historien est convoqué et quasiment sommé, par l'écriture du passé qu'on lui suppose, de dire le vrai. Le voici progressivement investi des fonctions de sens autrefois dévolues au sacré." De fait, ici, c'est moins une victoire militaire qui est célébrée qu'une victoire philosophique, voire eschatologique : celle du Bien sur le Mal. L'avocat Éric Delcroix a déjà démontré dans ses travaux le glissement du droit actuel qui, d'un instrument d'ordre social et d'une science du vrai, est devenu un outil philosophique du Bien contre le Mal ; l'on peut aisément étendre cette analyse à l'histoire qui, dans son acception mémorielle, est moins une science qu'un facteur de cohésion politique, le souci du vrai étant secondaire par rapport à celui de ce que la pensée dominante considère comme étant le Bien moral. Cet aspect eschatologique s'observe jusque dans les librairies où les titres de livres historiques sur le conflit mondial, publiés en grande quantité au vu de l'échéance mémorielle, donnent volontiers dans le vocabulaire démonologique. Pourra-t-on nier après cela la portée religieuse ?
Enfin, il nous semble à propos d'énoncer ce qui est pourtant une évidence : l'on ne célèbre que ce fait partie du paradigme moral dominant, de l'ordre établi. De ce point de vue, il est tout à fait naturel que les présidents Biden et Macron célèbrent un évènement qui est à l'origine de l'ordre des choses dominant en Occident. C'est en effet au lendemain de la victoire alliée qu'ont été posés les jalons politiques, économiques et juridiques de l'ordre international qui est encore d'actualité : qu'il s'agisse de la construction européenne, de l'hégémonie du dollar, de la pax americana en Occident, du primat des valeurs libérales, de la démocratie parlementaire, des Droits de l'Homme, etc. De même que sous l'empire romain, l'on célébrait – même plusieurs siècles après – la victoire d'Actium (remportée en -31 par Octave sur Marc-Antoine) qui avait permis l'instauration de l'empire, l'on fête logiquement dans notre société les évènements qui en ont permis la formation. Chaque société a son récit fondateur, la bataille originelle où l'ordre a vaincu le chaos, victoire dont ladite société est issue et qui lui sert de fondation idéologique.
S'il est normal que les dirigeants actuels célèbrent en chœur la naissance du paradigme dont ils sont les héritiers et les représentants actuels, qu'en est-il pour les dissidents ? Devraient-ils aussi y prendre part ou s'en abstenir ? Notre définition de la dissidence se veut éclairée. Le seul fait que le pouvoir désigne telle chose comme bonne ou mauvaise n'est pas une garantie suffisante pour adopter par réflexe une posture contraire, ce qui serait une vision simpliste et émotionnelle, voire caricaturale, et desservant donc la cause dissidente. L'attitude d'un dissident éclairé consiste plutôt à considérer tout ce qui procède du paradigme dominant avec une défiance constructive. Cela s'applique fort merveilleusement à la politique mémorielle du Débarquement. L'on fête d'avoir terrassé un monstre ? À la bonne heure ! Ce n'est pas un descendant de vétérans des deux guerres et un partisan de la liberté des peuples face à l'impérialisme qui regrettera le moustachu autrichien. Fête-t-on la "liberté" ? Ici, le bât blesse. Car la liberté que les élites célèbrent si unanimement ne correspond certes pas à l'idée que nous nous en faisons. Être plus libres qu'en 1942 ne signifie pas que l'on soit réellement libres, de même qu'une fièvre baissant de quelques degrés ne signifie pas la guérison. Qu'elle est douce, leur liberté ! Celle qui emprisonne pour des mots, celle qui vous parque comme des lapins dans des cages et vous force à vous injecter un produit à l'état expérimental dans l'organisme pour pouvoir exister socialement, celle qui foule aux pieds le vote des peuples et lui met au cou un joug supranational qu'il a pourtant refusé par référendum. Est-ce cela que l'on fête ? La liberté d'obéir à des élites qui portent des costumes de luxe au lieu d'uniformes vert-de-gris et des chaussures vernies en guise de bottes cloutées ? En ce cas, que l'on nous permette de considérer que leur liberté n'est pas la nôtre et donc de nous éloigner, avec respect, de la masse des communiants. Avec respect, car le but du présent article n'est pas de jeter la division dans une société déjà clivée ou de troubler un moment que de nombreux Français tiennent pour solennel : aussi avons-nous choisi de ne le publier qu'après les commémorations afin de ne pas en perturber le déroulement. Notre objectif consiste, au-delà de toute polémique, à exprimer une voix autre que celle répétée en écho des manuels scolaires aux discours présidentiels en passant par la télévision. Car la mémoire, comme les médias, la justice ou l'éducation, est aussi (et surtout ?) un outil de domination politique.
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