Brûler Colbert ou d’un extrême à l’autre… Faut-il renier son histoire pour être plus juste aujourd’hui ?
Brûler Colbert ou d’un extrême à l’autre…
Faut-il renier son histoire pour être plus juste aujourd’hui ?
J’ai lu hier, avec une certaine consternation, la tribune publiée dans Le Monde par Jean-Marc Ayrault, ancien maire de Nantes et ancien premier ministre de François Hollande, nommé par Emmanuel Macron président de la Fondation pour la mémoire de l’esclavage, tribune qui appelle à débaptiser les salles Colbert de l’Assemblée Nationale et du ministère de l’Économie. Plusieurs personnalités lui emboîtent le pas, en demandant que rues, collèges, lycées Colbert soient débaptisés. Il serait en effet scandaleux, d’après monsieur Ayrault et ses acolytes, que l’auteur présumé du « Code Noir » de 1685, continue à être considéré comme un grand homme par notre République.
En pleines manifestations antiracistes, déboulonnage de statues de personnalités historiques supposées avoir été racistes — Christophe Colomb, Colbert, Léopold II… cela fait quand même bizarre, dans une démocratie, de voir déboulonner des statues —, déprogrammation de films historiques subitement mis à l’index, bel exercice de « surf » sur l’air du temps.
De l’autre côté du rideau de fer, des policiers qui crient leur colère de se sentir bafoués en bloc, de pauvres types qui se mettent en réaction à peinturlurer « White lives matter » sur des statues d’esclaves, des manifestants dénonçant un « racisme anti-blancs » et se faisant traiter de « sales juifs »… C’est malin. Chacun campe sur ses positions alors que fleure un léger parfum de conflit civil entre groupes identitaires, comme aux temps les plus bêtes de notre histoire ; et l’on nous parle de crier haro sur ce pauvre Colbert.
« M’enfin ?! » s’insurgerait Gaston Lagaffe, mon Maître en philosophie.
Mes souvenirs d’écolière me laissaient pourtant, jusque-là, une très belle image de Colbert (1619-1683), que me confirme la relecture de son parcours, de ministre entièrement dévoué à son roi et à la prospérité de son pays, travailleur aussi infatigable qu’indécourageable, contre vents et marées ; un type pas très drôle mais qui a abattu un boulot colossal pour la lutte contre la corruption et l’injustice fiscale, la puissance économique française, le soutien de nos manufactures et la régulation de nos importations, la fondation de nos grandes Académies et la protection de nos lettres, sciences et arts, de notre admirable patrimoine forestier, la construction de nos magnifiques canaux et le développement des transports… Tout cela en vingt-deux petites années.
Alors oui, Colbert a aussi œuvré à asseoir et réguler la place de la France dans le commerce colonial, qui était alors une manne pour toutes les puissances d’Europe — Espagne, Portugal, Angleterre, Pays-Bas —, en créant une Compagnie des Indes française (à l’exemple de celles qui existaient depuis belle lurette chez ces autres puissances) et en entamant la rédaction de ce fameux « Code Noir ». Car, premier détail en faveur de Colbert, ce ministre n’entama la rédaction de ce texte que sous l’ordre du roi qui lui en avait passé commande en 1681, texte qu’il n’acheva d’ailleurs pas lui-même, étant mort en 1683. Pour aller jusqu’au bout de la pensée de monsieur Ayrault, ce n’est donc pas le ministre Colbert qu’il faudrait renier, mais Louis XIV lui-même, commanditaire du texte, dont il conviendrait donc d’effacer le nom et de démonter les statues. Voilà qui serait un événement, quoique l’on ne soit plus surpris de rien…
Mais revenons à Colbert. Ainsi, le Code Noir « de Colbert » fait-il preuve de racisme ? Oui, probablement, vous avez raison monsieur Ayrault. On imagine mal un texte précisant le statut des esclaves et déclarant que nous sommes tous égaux et frères. Les esclaves étaient alors considérés comme une marchandise humaine — ce qui est un peu la définition d’un esclave —, sur lesquels leurs propriétaires avaient un total contrôle. Il est normal et salutaire qu’aujourd’hui, nous soyons choqués de les voir décrits comme « biens meubles » et de lire les cruels châtiments qu’encouraient les fugitifs, dans ce texte dont la mission était d’encadrer juridiquement l’esclavage — qui était une réalité de fait, pratiquée de la façon la plus sauvage qui soit —, mais qui par ailleurs précisait aussi leurs droits par leur intégration à la société catholique et instruite, les dotant pour la première fois d’une personnalité juridique, ainsi que les obligations de leurs maîtres à leur égard.
L’esclavage français aux Antilles existait bien avant Colbert, depuis deux siècles, et l’on imagine bien la façon dont devaient être traités les esclaves avant que l’on ne promulgue ce cadre juridique, qui au fond limitait au contraire les possibilités de barbarie de leurs maîtres, comme l’explique l’historien Jean-François Niort*.
Colbert n’a pas inventé ni encouragé l’esclavage, il a seulement contribué à l’encadrer par une forme juridique, et en voulant effacer son nom de notre histoire, comme le propose avec insistance depuis 2017 le Conseil Représentatif des Associations Noires de France, on s’attaque simplement à lui comme symbole d’un épisode que nous nous accordons tous à considérer comme honteux, l’esclavage colonial ; épisode qui ne fut pas l’oeuvre de cet homme et qui fait pleinement partie de notre histoire, d’une histoire que nous devons d’abord assumer si nous voulons la dépasser. Choisir un bouc émissaire pour effacer la honte, n’effacera pas l’histoire.
Si vous voulez vraiment vous lancer dans l’épuration historique, messieurs, il faudrait alors commencer par le commencement et renier en premier lieu Louis XIV et Napoléon, qui ont été d’atroces esclavagistes — surtout Napoléon, qui rétablit l’esclavage en 1802 après son abolition en 1794 —, en plus d’avoir été les meurtriers que l’on sait de la jeunesse de leur temps par leurs guerres expansionnistes. D’accord, faisons cela. Il faudra aussi prévoir de renier tous les personnages historiques qui ont pu avoir quelques côtés fripouilles ou cyniques, et alors là, monsieur Ayrault, je vous souhaite ardeur et patience à l’ouvrage. Renier enfin tous les monarques qui ont fait tuer de pauvres gens pour asseoir la puissance et la grandeur de leur pays. Bref, renier tout le monde et renier l’histoire elle-même, en un grand feu de joie. Sans doute votre fantôme pardonnera-t-il à nos descendants, quand ils auront pris conscience de l’atrocité qu’aura constitué le massacre actuel de la biodiversité, d’effacer des manuels d’histoire votre nom, tristement associé à celui d’un projet d’aéroport…
Que diriez-vous, plutôt, d’assumer notre histoire sans la falsifier, sans la censurer, telle qu’elle a été, en reconnaissant ses parts de lumière et ses parts d’ombre, et en resituant les événements dans le contexte de leur temps ?
Renier l’histoire de la France, nous renier, nous aidera-t-il à panser les blessures du passé et à rendre plus juste notre société d’aujourd’hui ? Glisser la vieille poussière sous le tapis a-t-il jamais amélioré l’hygiène d’un salon ? En bafouant la mémoire de l’un des principaux artisans de la grandeur française, née de l’inspiration de ses rois et du dévouement de ses ministres, servirez-vous la cause antiraciste ? Non, au contraire : vous ne ferez par là qu’attiser les haines, jeter de l’huile sur le feu de nos divisions, nourrir les rancoeurs, fourbir des armes aux extrêmistes de tous bords.
Réécrire le passé est une insulte à l’histoire, à la vérité ; comment un ancien premier ministre peut-il contribuer à falsifier l’histoire de son pays ? à salir injustement le nom d’un de ses serviteurs les plus dévoués ? Notre histoire est là, notre vérité est là : la grandeur de la France est passée par des œuvres magnifiques mais aussi par des guerres de conquête, des assassinats, des atrocités comme l’exploitation esclavagiste de la canne à sucre puis le colonialisme, faces sombres de notre puissance, à laquelle votre bonne ville de Nantes dut aussi sa prospérité…
Voulez-vous cultiver l’autoflagellation, le dénigrement de nos ancêtres de couleur blanche ? En quoi la détestation de soi aide-t-elle à aimer les autres ?
Comment faire pour que nos concitoyens finissent par se respecter indépendamment des origines de leurs ancêtres ? Continuer à stigmatiser les uns ou les autres ?
Comment l’Allemagne et la France sont-elles sorties de leur logique de guerre et de mépris au XXe siècle ? En reconnaissant leurs torts et en construisant l’Europe, en se mariant après d’être entretuées, en prenant conscience de leur fraternité et de l’absurdité de leur lutte ; parce que les nobles sentiments ont vaincu les petits, l’esprit de paix celui de guerre, parce que l’intelligence l’a emporté.
Renier le grand Français que fut Colbert, ce n’est pas de l’intelligence, et soyons sûrs que des Français descendants d’esclaves en seraient aussi attristés que si nous leur demandions de bafouer la mémoire et les belles cultures, pétries de lumières et d’ombres, de leurs ancêtres africains, dont certains vendirent des esclaves aux Européens. Que justice soit rendue à Adama Traoré ainsi qu’à Colbert, car l’injustice faite à l’un ne devrait pas être réparée par l’injustice faite à l’autre ; mais confions cette mission à la justice et à l’histoire, plutôt qu’à des personnalités et associations partisanes. Si nous voulons lutter contre l’injustice, contre les violences sociales, nous devons le faire tous ensemble, sans en créer d’autres.
Notre ennemi n’est pas notre passé, qui est ce qu’il est. Notre ennemi est un ennemi commun, l’obscurantisme, qui dresse les hommes les uns contre les autres et fait que l’esclavage compte encore quarante millions de victimes de par le monde, à l’heure où nous écrivons, notamment au Proche-Orient, en Afrique et en Asie, que des policiers se permettent des actes inacceptables et que d’autres sont indignement traités. La seule cause qui puisse être juste, est celle de continuer à prendre conscience de ce qui nous rassemble, à évoluer vers un monde plus intelligent, meilleur, à faire toujours mieux que ce que nous avons fait auparavant.
L’homme blanc Nougaro, l’homme noir Luther King, l’homme juif Primo Lévi, clamaient tous la même chose : que cessent les calamités qui viennent de la néfaste tendance de l’esprit humain à opposer le « nous » et le « eux », que noirs et blancs jouissent du même droit à la vie, à la liberté et au bonheur, car noirs et blancs sont ressemblants comme deux gouttes d’eau… Des noirs et des blancs honorables — comme ce pauvre Victor Schoelcher, qui en a pris lui aussi pour son grade ces derniers temps — ont œuvré ensemble à une société plus juste ; qu’ils continuent.
Alors, monsieur Ayrault, aidez-nous plutôt à construire cela tous ensemble, et laissez Colbert, ce premier ministre remarquable d’un grand monarque — vous savez combien c’est rare et difficile — vivre sa petite mort tranquille ; car il a beaucoup travaillé pour le pays que nous habitons aujourd’hui, dans une paix que nous envient bien d’autres régions du globe, noirs, blancs, citoyens de toutes les couleurs.
Marie-Hortense Lacroix
* Niort, Jean-François, Le Code Noir, idées reçues sur un texte symbolique, Le Cavalier bleu, 2015.
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