Ces murs qui annoncent l’automne des démocraties
La presse a largement relaté la volonté de l’administration Bush d’édifier un mur le long de la frontière mexicaine. Elle reste plus diserte sur le projet d’entourer l’Irak, ou sur la barrière électronique prévue entre les USA et le Canada. Confrontée à la question de savoir qui se protège de quelles menaces, la finalité de ces remparts apparaît moins pertinente. Ils n’apportent aucun secours pour résoudre le besoin des démocraties de se protéger de leurs propres inconséquences.
La construction du mur de Cisjordanie a été condamnée par la Cour internationale de justice dans un avis du 9 juillet 2004. L’Etat d’Israël est passé outre sans guère soulever de protestations. Ce précédent entériné, les entreprises de travaux publics vont avoir du pain sur la planche. Un coup de bulldozer, une fondation solide, des panneaux de béton soigneusement ajustés, c’est propre, rapide, bien fait. Miradors et caméras infrarouge viennent terminer le bel ouvrage. La technologie est éprouvée : son principe est directement issu du mur de Berlin. Vopos compris.
Un mur irakien
Un article paru sur le site iraqamsi.org et traduit sur le site mondialisation.ca annonce que " l’ambassade usaméricaine en Iraq se prépare à lancer un appel d’offres ouvert aux seules entreprises usaméricaines et européennes pour l’exécution d’un projet de mur de séparation entre la Syrie et l’Iraq. " Le tout sur 600 kilomètres.
L’article ajoute : " Selon le journal libanais Addiar, l’étude faite par une unité spéciale du génie militaire usaméricain s’est inspirée du projet israélien du mur de séparation en Cisjordanie. Elle oblige l’entreprise retenue pour son exécution à [...] équiper en caméras " dont seront pourvus " les miradors et les tours de contrôle destinés à empêcher les infiltrations d’hommes et d’armes, après le redéploiement prévu des troupes usaméricaines et leur cantonnement dans quatre bases principales réparties sur les frontières de l’Iraq avec l’Iran, la Syrie, la Jordanie et l’Arabie Saoudite. [...] Cette information sur le mur de séparation avec la Syrie, vient quelques jours après la divulgation d’une autre information du même genre, attribuant à l’Arabie saoudite un projet de construction d’un mur sur sa frontière avec l’Iraq pour " empêcher les infiltrations ".
L’autre message contenu dans cet article est la volonté de l’administration Bush de maintenir durablement sa présence militaire en Irak. Je ne peux m’empêcher d’associer ce projet à la gêne des médias américains lorsque Bush a déclaré recevoir de ce pays de mauvaises et de bonnes nouvelles. Le problème ne résidait pas dans les mauvaises nouvelles, mais dans le fait que le président puisse en annoncer de bonnes. Un simple décryptage de ce lapsus, qui fut inscrit au nombre des busheries familières du président, donne à penser que les bonnes nouvelles dont il faisait état concernent le chaos qui s’installe. Le mur est destiné à le contenir.
On peut se demander si l’action terroriste n’a pas été érigée en système de domination. Le nombre de victimes d’attentat, bien plus important dans les pays émergents qu’en Occident, pourrait constituer une macabre réponse. L’édification de barrières difficilement franchissables entourant les populations, générant le terrorisme plutôt que leur apporter les conditions économiques d’une vie décente qui contribuerait aux échanges mondiaux, vient renforcer cette hypothèse.
Ce système ne peut perdurer qu’en s’aggravant
L’économie de nos démocraties ne saurait survivre sans entretenir des régimes totalitaires dont le rôle est de maintenir un bas niveau de ressources des populations chargées de l’exploitation des matières premières et, pour une part grandissante, de notre alimentation. Un sixième de la population de la planète jouit du pouvoir d’achat nécessaire à entretenir une plus-value réalisée sur la transformation de ces matières premières en biens de consommation, dont le bénéficiaire final est le seul système bancaire. Les cinq sixièmes restants aspirent à élever leur mode de vie vers les standards occidentaux auxquels ont accès leurs dirigeants.
Notre modèle démocratique s’est à ce point inséré dans ce modèle économique particulier que nous peinons à discerner les contours de l’un et de l’autre pour ne plus accepter de les percevoir qu’accouplés dans une position dont reste du monde dénonce l’obscénité. La gravité de l’accusation suffirait à remettre en question l’image que nous nous renvoyons de nous-mêmes, réfléchie par un jeu de miroirs déformants, dont nous avons normalisé les effets trompeurs de sorte que la réalité elle-même nous paraît d’une forme étrange. Un témoignage à charge nous contraindrait à ouvrir le procès de nos paradigmes. Le terrorisme, accompagné de l’isolement des Etats qui en constituent le vivier, vient à point pour discréditer d’une part toute autre analyse que celles proposées par nos médias dûment accrédités, et d’autre part pour provoquer la désagrégation de cultures susceptibles de devenir concurrentes de la nôtre. L’exemple yougoslave s’impose comme l’exemple même de ce processus. Le projet de mur irakien confirme dans ce schéma les accusations portées contre les forces d’occupation d’être à l’origine de nombreux attentats.
L’unique moyen d’entretenir le fossé entre l’économie occidentale et ses succursales consiste à morceler la zone de fractures afin de rendre impossible toute accrétion des blocs. Cette stratégie souligne la fragilité de notre mode développement condamné à se nourrir de son propre éclatement. Les limites des parcelles ainsi créées traversent les réalités politiques, économiques, géographiques et sociologiques. Cette problématique est magistralement analysée par Zygmund Bauman dans Le coût humain de la mondialisation. L’auteur décrit un processus dans lequel une élite disposera d’un droit à la mobilité qui sera contesté au citoyen lambda, vous et moi. Nous sommes destinés à devenir tous parqués, coupables de ce qui nous arrive puisqu’incapables de mener à terme une réflexion constructive sur la finalité d’un système qui nous voue à l’asphyxie. La fracture que nous observons entre l’élite des pays émergents et leurs populations les plus pauvres commence à traverser notre propre économie sans que nous acceptions d’en rapprocher les causes.
Plus grave, car cela confirme l’analyse de Bauman, les Etats-Unis viennent de passer un marché avec une entreprise israélienne afin de construire une barrière électronique le long de la frontière canadienne. Les mâchoires des castors et les ours du grand Nord menacent-ils tant la démocratie ? Ou faut-il y voir encore l’érection d’une défense contre toute possibilité de sortir du territoire opposée à un citoyen politiquement incorrect ? La réponse vient d’être donnée par Bush lui-même, qui considère dorénavant comme terroriste - et donc passible de tortures - tout militant anti-guerre.
Les régimes s’effondrent sur eux-mêmes
Tout processus se poursuit jusqu’à l’épuisement des ressources dont il tire son énergie. L’isolement dans lequel nous nous enfermons ne nous permet plus de nourrir nos valeurs des apports d’autres cultures auxquelles nous contestons le caractère d’universalité que nous revendiquons pour les nôtres. Nous consommons ainsi les valeurs culturelles que nous produisons en nous amputant de la capacité de les renouveler, rendant impossible toute forme de Renaissance.
Quel régime politique a survécu isolé derrière ses remparts ? Le mur d’Hadrien, la muraille de Chine, le mur de Berlin, tous ont fini par être submergés ou contournés. Une protection matérielle n’obéit plus aux règles de la politique, mais aux lois de la physique. Les plus résistantes des enceintes sont incapables de résister à la dépression qui s’accroît dans le volume qu’elles sont censées protéger.
Dresser des frontières pour se protéger engage un processus qui se répercute de façon fractale des plus petites structures humaines aux plus larges. Dans cette logique, aucune d’entre elles ne résiste au morcellement. Les murs que nous bâtissons forment les lignes de fractures qui cèderont lors de l’effondrement. L’éclatement de l’Union soviétique découle directement de son incapacité à échanger ses valeurs. Le site dedefensa.org rapporte les prémisses d’un mouvement sécessionniste aux Etats-Unis. Son auteur estime que " ce rassemblement semble dérisoire par le volume et le poids des associations ou personnes qu’il attire, et à la fois fort de potentialités exceptionnelles ".
Plus proche de nous, la séparation de la Tchécoslovaquie, et peut-être un jour de la Belgique, manifeste ces nouvelles séparations qui fissurent les Etats et, au-delà, la capacité de leurs populations à secréter une culture commune.
Au terme de ce processus se dessine l’instauration de potentats locaux comme l’a vécu le Moyen Age après la dislocation de l’Empire romain. Ils achèveront l’existence des démocraties.
En permettant à nos politiques de focaliser notre attention sur la lutte contre le terrorisme, sans exiger d’eux qu’ils nourrissent notre réflexion sur notre capacité à coopérer pacifiquement par un partage de nos valeurs, ce qui implique un échange donc une prise en compte de systèmes de pensées différents du nôtre, nous devenons acteurs de l’effondrement de nos structures sociales et culturelles. L’implosion est la seule menace qui guette nos démocraties, la seule dont elles semblent ne pouvoir se défendre qu’au prix d’une remise en question dont le coût semble effrayant.
Renaud Delaporte
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