Chouard se coupe des partis de gauche
Voici la dernière mise au point faite par Etienne Chouard à la « question Soral » que lui a posée une personne du public au début d’une récente conférence-débat qui portait sur les revendications démocratiques des Gilets Jaunes.
Avec tout le respect que j’ai pour Etienne Chouard, l’homme, son travail et sa pensée, je pense qu’il se trompe doublement dans sa réponse.
Tout d’abord, analysons l’argument de fond de sa réponse. Il se décompose en deux parties :
- Les personnes racistes ne devraient pas être essentialisées comme telles mais au contraire considérées comme pouvant évoluer dans leurs opinions.
- La publicisation du débat argumenté entre racistes et antiracistes devrait permettre de rallier la majorité à la cause antiraciste.
Ainsi, pour Etienne Chouard, il existerait un espace public de pur débat désintéressé, dans lequel les idées pourraient être argumentées de manière contradictoire. Il suffirait de faire advenir cet espace (comment, là est la question) pour que, dans la plupart des cas, se produise un plébiscite des opinions allant dans le sens de l’intérêt commun.
Cette idée est séduisante, mais elle est très critiquable. En effet, force est de constater que l’espace public tel qu'il existe aujourd'hui ne permet pas ce type d’organisation du débat. Malheureusement, dans les démocraties représentatives que nous connaissons en occident, cet espace de confrontation des idées est organisé et structuré par les rapports sociaux de domination (économiques en premier lieu, politiques et enfin médiatiques). Les rapports de domination et les antagonismes entre les intérêts des différentes classes sont tels dans la société que les débats sont en quelque sorte la canalisation de conflits potentiellement générateurs de guerre civile. Les individus ne sont pas a-historiques, ou coupés des rapports sociaux de domination. Les milieux sociaux dans lesquels les idées et les opinions se déploient et se transmettent de génération en génération n’est pas composé d’individus prêts à écouter la bonne parole dans un pur débat argumenté, et ravis à l'idée de changer d’avis après avoir été sincèrement convaincus. Les individus sont des acteurs sociaux et ils ont une histoire, ils grandissent dans des milieux familiaux, dans des classes sociales ayant des intérêts, et ils sont prêts à la plus grande mauvaise foi pour les défendre en imposant leurs idées par tous les moyens. Et cela concerne tout l'échiquier politique. C’est malheureux, mais c’est le jeu des démocraties dites « avancées » à l'heure actuelle. Et l'histoire nous montre que dans un tel système, le pouvoir économique peut mettre un parti raciste aux manettes du pouvoir d'Etat tout en manipulant l'opinion, dans la mesure où ce parti raciste servirait ses intérêts.
Ceux qui critiquent aujourd’hui le jeu des partis politiques dans la démocratie représentative ont toute ma sympathie, mais qu’ont-ils à proposer à la place, à part l'avènement du gouvernement par le Débat ? Car la question est bien de savoir comment passer de la situation actuelle à une situation ou le débat désintéressé deviendrait le lieu des décisions politiques. Comment, si ce n'est par les moyens "traditionnels", comme la lutte sociale, la grève, les élections de partis politiques organisés et prêts à changer un certain nombre de choses, dans le système démocratique tel qu'il existe aujourd'hui, moyens qu'Etienne Chouard a tendance à dénigrer. Si nous parvenons à changer la donne économique, institutionnelle (l'école, par exemple) et médiatique jusqu'à un certain point, alors les avancées démocratiques seront un objectif qui s'imposera de lui-même. L'économie politique, l'histoire et la sociologie nous enseignent que l'inverse (changer la Constitution pour changer les rapports de domination dans une société) est peu probable.
Etienne Chouard avance également d’autres arguments qui peuvent paraître plus superficiels, centrés sur ses rapports supposés avec Alain Soral. Pour résumer, ces arguments sont les suivants :
- C’est la personne du public qui pose la question qui ferait la publicité d’Alain Soral.
- Etienne Chouard reconnait avoir dit un certain nombre de « conneries » (sans préciser lesquelles) dans le nombre de ses interventions, de ses écrits, etc…
- Il n’a parlé qu’une seule fois d’Alain Soral.
- Quand on parle d’Alain Soral, on ne parle plus du fond des idées.
Donc, ce qui ressort en premier lieu, c’est que, pour Etienne Chouard, cette question est un piège, en plus d’être de peu d'importance.
Etienne Chouard devrait au contraire comprendre que cette question a de l’importance, ne serait-ce que, justement, parce que les médias ne cessent de le présenter comme un soutien de Soral. Etienne Chouard, après des années de quasi-clandestinité sur internet, arrive brutalement sous les feux des projecteurs médiatiques en étant présenté comme l’un des penseurs des revendications démocratiques des Gilets Jaunes, et il ne serait pas important de laisser croire à l’opinion publique qu’il est proche d’Alain Soral ? Comment Etienne Chouard peut-il penser que cette question n’a pas d’importance ?
Alain Soral est quelqu’un de brillant, qui a eu et qui a encore une certaine audience, mais manque de chance, il est maladivement antisémite et son appartenance et son affiliation à l’extrême droite ne fait plus mystère pour personne (au passage, il expliquait dans l’une de ses vidéos être pour le despotisme éclairé, ce qui est assez éloigné de la démocratie selon Chouard). Si Etienne Chouard s’est planté sur Soral, pourquoi ne le dit-il pas, de manière claire, sans esquive ? Et pas simplement en disant, d’une manière générique : « j’ai dit des conneries », mais en prenant bien le soin de préciser : « j’ai dit des conneries sur Soral, j’ai dit qu’il était un résistant alors qu’il est antisémite, et ça la fout mal » (parce qu’effectivement, ça la fout mal de dire ça).
Ensuite, il est tout simplement faux de dire qu’Etienne Chouard n’a parlé qu’une seule fois d’Alain Soral. Il a fait une conférence avec lui, a mis au moins un lien de son site vers le site de Soral, et il a dit qu’il était un résistant. C’est pas la mer à boire, mais c’est plus qu’en parler une seule fois. Là encore, pourquoi ne pas dire les choses telles qu'elles sont, et ne pas risquer de donner l'impression de la dissimulation ?
La dernière idée avancée par Chouard est qu’en parlant d’Alain Soral, on ne parle plus du fond des idées. C’est vrai, mais alors pourquoi ne pas régler le problème une bonne fois pour toutes et déclarer « je pensais à une époque que Soral était un résistant, mais j’ai découvert que c’est un fieffé antisémite, je me suis trompé sur son compte, à l’époque je l’ai croisé à quelques reprises dans le contexte d’une « dissidence » aux contours flous, maintenant on ne m’y reprendra plus ».
Personnellement, je me fiche de ce qu’a pu déclarer Chouard sur Soral car je connais les idées des deux hommes, et la chasse aux sorcières, fussent-elles des sorcières antisémites, ne me passionne pas. Et je comprends même qu’Etienne Chouard trouve ridicule l’idée de faire un mea culpa public.
Mais cet épisode a tout de même son importance, car
- le flou des positions d’Etienne Chouard sur Soral ne peut que desservir les idées qu’il porte et dont il est, qu’il le veuille ou non, un représentant (et desservir le mouvement des Gilets Jaunes par la même occasion, ce qui est une lourde responsabilité).
- Par extension, cela empêche un rapprochement de la gauche traditionnelle avec Etienne Chouard, ce qui est là encore grandement dommageable à la propagation des idées sur la démocratie directe, la constitution, etc... (Cf. ce qu'on déclaré un certain nombre de personnalités de gauche comme Franck Lepage sur Etienne Chouard).
- Enfin, cet épisode est à analyser en lien avec ce qui a été abordé au début de l'article, à savoir l'erreur idéologique d'Etienne Chouard. En effet, sur cette "affaire Soral" largement construite de concert par les médias et les antifascistes, Chouard est encore une fois tout à fait naïf en pensant que les échanges publics d’idées vont permettre à la vérité sur ses opinions de triompher. On retrouve cette même naïveté dans ses idées sur la Constitution, dont il suffirait de débattre puis de l'écrire pour changer radicalement les choses, alors qu'il resterait à la faire accepter, à la faire appliquer et à la défendre (la meilleure des Constitutions ne fera jamais disparaitre le risque d'un retour du fascisme).
Finalement, ce n'est sans doute pas un hasard si Chouard se coupe ainsi d'une partie de la gauche, car cela témoigne chez lui d'une absence assez fondamentale d'un logiciel marxiste d'analyse de l'histoire politique. La Constitution n'est pas la cause des causes, comme il aime à le répéter, c'est le résulat d'un système de production et de répartition des richesses qui s'auto-entretient par le biais d'institutions pseudo-démocratiques. Le système démocratique que Chouard plébiscite n’existe pas, et la question est de savoir quelles sont les conditions matérielles nécessaires pour qu’il puisse advenir (comme par exemple un meilleur partage des richesses, voire de nouveaux rapports de propriété dans l'entreprise, la possibilité d'une élévation globale et réellement démocratique du niveau d’éducation, une baisse significative des capacités d’endoctrinement des médias de masse, etc…).
Finalement, la question du logiciel politique de Chouard est plus fondamentale que celle de savoir s'il a des accointances avec un Soral, car elle permet la critique d'une idée en apparence très séduisante. On peut même se demander si Etienne Chouard ne se tient pas volontairement à l'écart des milieux traditionnels militants par des proximités douteuses pour ne pas avoir à affronter cette critique fondamentale de son travail, et continuer à penser sans contradicteur, en croyant avoir trouver le principal levier du changement et ainsi se hisser au-dessus de la mêlée.
Ainsi, Chouard ne doit pas permettre que le mouvement des Gilets Jaunes soit grossièrement rapproché d'un personnage antisémite comme Alain Soral, ce qui est finalement une aubaine pour les médias main stream. Une clarification sans esquive de sa position lui éviterait également d'être ostraciser par une bonne partie de la gauche, ouvrant ainsi la voie à une critique constructive de ses idées.
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