Complot partout, complot nulle part : L’échec de la Raison
Complotiste ou anti-complotiste : l'heure est venue de choisir ton camp camarade ! Fini le temps où primait la rigueur de la logique, le souci du vrai et l'exigence argumentative. D'un coté, les complotistes primaires font entrer de force le réel dans une théorie préalable, en sélectionnant les éléments qui les arrangent. De l'autre, les anti-complotistes primaires nient a priori toute forme de complot au mépris, là aussi, du réel (puisqu'un complot, en soi, n'est jamais impossible). Dans les deux cas, la Raison (qui était jusque là notre meilleur outil pour appréhender le réel) n'y est plus opérante. Désormais, nos théories ne se déduisent plus du réel, non, c'est le réel qui se déduit de nos théories.

Ha, la Raison... A l'heure du repli individualiste et égocentré, la Raison c'est moi, et uniquement moi. Moi je crois que ... c'est mon choix... j'ai le droit de penser que... Fini le temps où une Raison supérieure naissait d'un dialogue, d'une confrontation d'idée. Que ce soit sur les plateaux TV (où la contradiction est encadrée) ou sur le web des narcissiques face caméra sur leurs canapés, la Raison est dans les deux cas celle du plus fort, de celui qui détient le pouvoir ou bien du plus habile à la manipulation sophistique. En ne se confrontant plus à l'épreuve de l'Autre dans un dialogue véritable, tout devient binaire. Et la folie guerrière nous guette.
Alors, tu as choisis ton camp camarade ? Tu es un "naïf anti-complotiste à la botte de ces diaboliques sionistes francs-maçons qui veulent imposer un nouvel ordre mondial en décimant la population par épandage de chemtrails" ? Ou t'es au contraire un "complotiste fou dangereux fasciste qui ose remettre en cause la doxa de l'axe du bien" ?
Notre société nous a ramené à l'état d'enfant capricieux qui ne veut pas se confronter au réel pour grandir. Tout ce qui compte, dès lors, est d'exprimer nos petites théories individuelles sur le monde, se distinguer du voisin pour exister dans cette jungle démocratisée d'opinion "de poche". Mais le réel, celui qui par sa complexité résiste, nous reviendra toujours, à la fin de l'histoire, en pleine face. Et ce jour là, les complotistes primaires, tout comme les anti-complotistes primaires, auront vraiment l'air con. Les premiers pour avoir tout réduit à la seule question "A qui profite le crime ?" (niant qu'il peut y avoir des bénéficiaires a postériori d'un événement, et même des profiteurs), les seconds refusant de voir que l'être humain, naturellement avide de pouvoir, peut être parfois amené à comploter pour sauver ses intérêts.
Au contraire de la Raison, qui a besoin de temps et de dialogue pour émerger, l'émotion est immédiate et, par ailleurs, mauvaise conseillère quand il s'agit d'instaurer des mesures législatives (à l'image d'un patriot act liberticide). Alors prenons le temps de nous abstraire de nos émotions pour réfléchir vraiment.
7 janvier 2015. Attaque de Charlie Hebdo. En bon philosophe, j'essaie de prendre de la distance sur le temps médiatique (qui devrait pour le coup s'appeler le temps "immédiatique"). On me dit qu'il s'agit de terroristes islamistes. Pourtant, un tel professionnalisme ne s'est jusqu'ici jamais vu. Je fais l'hypothèse d'une opération sous faux drapeau, d'un complot. C'est possible. De là à affirmer que c'est réel, il n'y a qu'un pas que je franchis le lendemain quand les pièces d'identité sont retrouvées dans la voiture des terroristes. Cette nouvelle information me semble être une confirmation implacable de mon hypothèse de la veille et puis....
Et puis le réel me revient dans la face, j'ai l'air con : les terroristes sont finalement repérés et ils revendiquent eux-mêmes leurs crimes. Cependant, je peux continuer à faire entrer de force le réel dans ma théorie de départ en imaginant que non seulement tout le gouvernement mais aussi les otages, les témoins, la police, le RAID, le GIPN, ma grand-mère, sont tous dans le coup ! Tout se tiendrait alors miraculeusement dans un magnifique raisonnement circulaire. Moi, éclairé que je suis par mon ego infantile qui refuse le réel j'ai compris le sens caché derrière le sens apparent, j'ai pénétré la matrice, tel l'élu, laissant à la traine derrière moi toute cette masse d'imbéciles abreuvés à la doxa cathodique. Et puis, toutes ces nouvelles "preuves" qui arrivent sur internet... De toute façon, si ces preuves-ci s'effondrent j'en trouverai d'autres, puis d'autres encore... Je ne me plierai pas au réel, c'est le réel qui se pliera à moi ! Ainsi, je multiplie à l'infini les hypothèses ad hoc (ad hoc = "qui est institué pour répondre à un besoin"), outil de manipulation bien connu des milieux ésotériques.
Allez, on redescend sur terre... La philosophie commence par le doute et la remise en question des apparences. En ce sens, être a priori anti-complotiste est absurde. Le 11 septembre, par exemple, est un évènement qui mériterait selon moi une véritable contre-enquête au vu des trop nombreuses zones d'ombres de la version officielle, notamment concernant l'effondrement de la troisième tour. Je ne suis donc pas obligé de croire CNN ou BFM quand ils me disent quoi penser. C'est d'ailleurs souvent en étant hors des clous que l'on trouve une vérité inédite. Mais a contrario, il ne suffit pas d'être en dehors des clous pour être dans le vrai. Il faut donc parfois savoir admettre que le réel est tristement tel qu'il paraît être, qu'il n'y a pas toujours une main dans l'ombre qui tire les ficelles. L'émotion du choc nous fait délirer, spéculer, inventer, sélectionner ce qui nous arrange.
Dans cette faillite généralisée de la Raison, il faut, je pense, revenir à la rigueur de la preuve et ne pas faire d'une théorie possible dans l'absolu une vérité acquise. Tout ce qui est possible (ou pas impossible) n'est pas nécessairement vrai. Aussi, se demander "A qui profite le crime ?" peut être intéressant pour débuter une enquête mais cela ne suffit pas à prouver quoi que ce soit (ça peut même finir en simple délit de sale gueule). Par exemple, il est fort probable que les attentats de Charlie Hebdo profitent au vote Le Pen. Dès lors, doit-on considérer que c'est le vieux Jean-Marie et petite Marion-Maréchal qui ont monté le coup en douce ? Ce serait absurde. De même, si le gouvernement renforce son arsenal de contrôle des échanges privés à la suite des attentats, cela n'est pas la preuve que ce même gouvernement ait créé lui-même les attentats ! Aussi, le fait que ces évènements servent les islamophobes n'est pas une preuve que ces mêmes islamophobes en soient à l'origine ! Est-il si difficile d'admettre que certains musulmans puissent dériver, se radicaliser, s'entrainer et finalement parvenir à leurs fins ?
Peut-être que cette théorie officielle sur les attentats de Charlie Hebdo est fausse. Dans l'absolu, tout est possible. Mais en attendant, les preuves du contraire ne sont que pures spéculations qui, par ailleurs, ont l'effet pervers de monter les uns contre les autres. Malheureusement, dans un tel climat de malentendu et de soupçon généralisé, des guerres peuvent éclater. Et ceux qui prétendent vouloir lutter contre sont trop souvent ceux qui les précipitent.
Si les thèses complotistes étaient débattues dans l'espace public, elles perdraient sans doute en valeur de véracité. De la même manière, les idées des anti-complotistes primaires se verraient sur certains points mises à mal. En réalité, la question n'est pas de savoir si une thèse est complotiste ou non mais de savoir si une thèse est vraie ou fausse. Malheureusement, l'élite médiatique préfère censurer (pensant ainsi garder le pouvoir) plutôt que dialoguer. Mais sa légitimité vacille depuis l'avènement d'internet, favorisant des dissidences autoproclamées qui quant à elles ont perdu l'exigence de la preuve journalistique, préférant la pensée circulaire à l'argumentation rigoureuse, l'insulte à la confrontation courtoise des idées.
Internet est devenu une gigantesque foire à l'égo, une fenêtre ouverte seulement sur nous-mêmes. On regarde des vidéos youtube qui nous en suggèrent d'autres toujours identiques. Nous sommes constamment ramené au même, au même moi, au même moi qui s'aime. Tout est fait pour conforter mon opinion dans sa pureté. Ainsi, celui qui est dans la doxa y restera enfermé indéfiniment et celui, au contraire, qui s'est perdu dans une suspicion généralisée s'y complaira tout autant (Jusqu'à, parfois, d'hypothèses ad hoc en hypothèses ad hoc, finir par prétendre que ce sont les extraterrestres qui dirigent le monde).
Au final, c'est la Raison qui se meurt au profit de monologues monomaniaques, de cultes de la personnalité et d'oppositions dogmatiques stériles.
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