Crépuscule des certitudes
C’est un ultime pavé de 700 pages qu’a lancé, dans la « mare des certitudes » du monde douillet de la science, l’anthropologue américain, anarchiste et anticapitaliste déclaré, David Graeber, juste à temps, avant de tirer sa révérence pour de bon le 2 septembre 2020.
« The Dawn of Everything, a New History of Humanity », c’est le fruit de 10 ans de conversations et de débats intenses avec l’archéologue britannique David Wengrow, co-auteur de l’oeuvre, sur les possibilités d’un regard historique nouveau sur les notions de démocratie, d’égalité et de liberté, s’inspirant de modes d’organisation ancestraux de la société, en puisant dans 200'000 ans d’histoire de l’espèce « Homo sapiens », et, en bousculant maintes idées reçues du monde académique, il faut bien le dire, à commencer par celles d’un des plus illustres savants des « Lumières », le genevois Jean-Jacques Rousseau et son précepte de la « bonté naturelle » de l’homme, corrompu par la société moderne, malgré lui.
Le chasseur-cueilleur, innocent et inculte par nature, incapable d’imaginer un quelconque modèle de société autre que le sien, serait, en se transformant en agriculteur vers l’an 9'000 avant notre ère, devenu progressivement victime de sa propre cupidité, par le fait d’associer son nouveau mode de production à la notion, nouvelle également, de propriété. Ainsi, seule une distribution plus équitable de celle-ci amenuiserait quelque peu les inégalités, provoquées par la simple force des choses et de façon naturelle.
A l’autre bout de l’échiquier idéologique on trouve son ancêtre, le philosophe anglais, Thomas Hobbes, le néolibéral si l’on puit dire, adepte de la compétition, imprégné, lui, par son époque, une période dans l’histoire anglaise marquée par de violentes guerres civiles, convaincu que l’homme est foncièrement mauvais (L’homme est un loup pour l’homme, Homo homini lupus est) et, de ce fait, a besoin qu’on le corsète dans une structure sociale autoritaire, une monarchie ou tout autre organisme étatique, sous la protection duquel il se rendra volontiers, tant il craint sa propre mort.
Les Lumières », nous enseigne l’encyclopédie numérique Wikipedia, « sont un mouvement culturel, philosophique, littéraire et intellectuel qui émerge dans la seconde moitié du XVIIème siècle en France et en Angleterre, avant de se développer ensuite dans le reste de l’Europe ». On y apprend également que « par leur engagement contre les oppressions religieuses et politiques, les membres de ce mouvement se voyaient comme une élite avancée, oeuvrant pour le progrès dans le monde. »
Et, le philosophe Voltaire, pour sa part, de résumer la chose à sa façon, lapidaire : « L’esprit d’une nation réside toujours dans le petit nombre, qui fait travailler le grand, est nourri par lui, et le gouverne », un précepte, à l’opposé de celui du chasseur-cueilleur Kondiaronk (1), un guerrier et diplomate, chef de la tribu amérindienne des Huron-Wendat, établis dans ce qui est aujourd’hui la province canadienne d’Ontario, mort quand François-Marie Arouet avait sept ans.
Dans une interview avec la production audiovisuelle d’actualité américaine « Democracy Now », le co-auteur et archéologue britannique David Wengrow nous livre le fond de sa pensée, et, sans doute, celui de son compagnon feu David Graeber (2). Une chose est sûre, le travail fourni par le duo britannico-américain met en lumière toute une série d’omissions et lacunes du monde académique moderne.
En effet, les rencontres entre intellectuels des tribus amérindiens, dont le chef des Huron-Wendat, Kondiaronk, et les premiers colons européens, français en l’occurrence, pendant la deuxième moitié du XVIIème siècle, furent cruciales pour le mouvement intellectuel qui allait devenir le siècle des Lumières.
Il se trouve qu’en 1753, 36 ans avant la Révolution de la « roture dorée » du Tiers Etat (Henri Guillemin), l’Académie française, fondée en 1634, organisa un concours académique de rédaction sur le thème de « l'origine de l'inégalité sociale », une notion totalement étrangère aux peuples amérindiens de l’époque, ce qui pourrait suggérer que l’Académie était consciente que les choses pouvaient être différentes ailleurs, où des sociétés entières étaient organisées sur le principe de la liberté sociale, l’entraide mutuelle, la condition sine qua non pour la liberté individuelle.
Ce n’était donc pas un hasard que le chef Kondiaronk se faisait régulièrement inviter par le gouverneur français de l’époque à participer à des banquets qui réunissaient des dignitaires européens pour débattre de sujets aussi divers que le christianisme, les coutumes et traditions du mariage, le rôle de l’argent dans la société, et le concept de la liberté politique.
Etant donnée que toutes ces conversations faisaient l’objet de procès-verbaux, il est d’autant plus étonnant que leur contenu soit aujourd’hui largement absent des récits historiques, malgré des rappels insistants d’un éminent connaisseur de la matière, l’historien Georges Sioui, lui-même descendant de la nation des Huron-Wendat.
Serait-ce dû à la critique acerbe que le chef amérindien formulait à l’égard de la société européenne qu’il considérait comme irresponsable ? Il critiquait notamment le statut de la femme, l’obsession avec l’argent et le statut de pouvoir que celui-ci procure, la pauvreté endémique, le « sans-abrisme », déjà largement répandu dans les grandes agglomérations, l’état constant de compétition toujours à la recherche d’un statut social plus élevé, une notion totalement absente dans la société Iroquoise.
Si un chef des Huron-Wendat voulait rallier son peuple autour d’un projet, il ne s’y prenait pas avec des moyens coercitifs, mais par la persuasion, précédant de longs débats publics, finissant par aboutir à un consensus. Personne ne conteste actuellement que l’Europe avait adopté des coutumes culturelles des amérindiens telles que la fumée ou la consommation de boissons caféinées, mais, pour des raisons inconnues, la question, si en dehors de ces aspects sociétaux, la société européenne avait également adopté des concepts sociaux des amérindiens, n’a jamais été abordé par les historiens, car, en effet, les idées de Kandieronk ont profondément influencé la culture européenne de l’époque.
Toujours est-il, plutôt que de se contenter d’un seul modèle de société comme le fait la société européenne depuis plusieurs siècles, dans les communautés des chasseurs-cueilleurs, dont certains pratiquaient également l’agriculture, les expérimentations furent fréquentes et monnaie courante.
Certaines d’entre elles, telles les peuples autochtones des pleines canadiennes, alternaient leurs systèmes sociaux au gré des saisons. Lors de la grande migration saisonnière des troupeaux de bisons, marquant le début de la période de chasse, l’organisation de la société amérindienne se transforma en une forme autoritaire qu’on pourrait appeler « état », avec son pouvoir coercitif, avec une police et des unités militarisées. Les contrevenants aux règles pouvaient finir en prison ou même être exécutés, le but ayant été de garantir une période de chasse sans incidents, afin de pouvoir retourner rapidement au stade anarchiste habituel, après le rituel cérémoniel de la Danse du Soleil, s’éparpillant sur un territoire plus ou moins large, en formant de nombreuses petites communautés.
Ce système permettait également une rotation constante des pouvoirs coercitifs, de telle manière que l’année suivante l’ancien détenu pouvait très bien se trouver dans le rôle du policier face à son ancien bourreau. Ceci valait également pour les dirigeants dont la durée de leur mandat était limitée dans le temps.
On pourrait citer un dernier exemple. La gestion durable des centres urbains, une évidence pour de nombreuses civilisations ancestrales qui géraient des mégapoles, s’appuyant sur un appareil bureaucratique restreint, en décentralisant un maximum les centres de décision.
Pour résumer, David Wengrow soulève une simple question. Est-ce que notre modèle de société est en mesure de venir à bout des problèmes qui nous pendent au nez ? Inégalités croissantes et perte des libertés fondamentales, préservation de l’écosystème ? Les solutions se trouvent peut-être dans une analyse plus rigoureuse sans préjugés de notre passé.
« Au Commencement était…, une Nouvelle Histoire de l’Humanité », un livre de chevet à recommander, en guise de réplique anarchiste et anticapitaliste à la « Grande réinitialisation », proposée par une célèbre fondation à but non lucratif, ouvrage suivi d’ailleurs au mois de janvier de cette année, par son petit frère, l’argumentaire, « Le grand narratif, pour un avenir meilleur ».
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