Criminel de guerre jusque dans les tripes ? Israël accusé de trafic d’organes
Ils assassinent de jeunes Palestiniens pour extraire leurs organes et les revendre au marché noir. Telle est l’accusation portée à l’encontre des soldats israéliens par le plus grand quotidien suédois. Un réquisitoire accablant qui a déclenché l’ire du régime de Tel Aviv et relancé le débat sur la liberté d’expression et les conséquences politiques de l’investigation journalistique.
Lundi 17 août, le journal populaire Aftonbladet, proche du parti social-démocrate, publia un article retentissant du photojournaliste Donald Boström. Intitulé « Nos enfants sont pillés de leurs organes », le papier relate les témoignages de familles palestiniennes affirmant avoir récupéré, auprès de l’armée israélienne, les corps de leurs défunts, la poitrine recousue. Abattus par Tsahal, certains d’entre eux avaient été auparavant kidnappés par des militaires. Les proches des victimes se disent prêts à faire exhumer les dépouilles afin de confirmer leurs accusations. Une photo jointe à l’article montre un jeune homme dont le torse est effectivement recousu sur toute la longueur. Un cas particulier est abordé dans le reportage : celui d’un résident de Cisjordanie, Bilal Ahmed Ghanem, tué en 1992 à l’âge de 19 ans et rendu à sa famille, cinq jours plus tard, avec des traces de couture sur le corps. Israël rejette ces accusations, confirmant tout au plus effectuer, comme le voudrait la procédure militaire, des « autopsies de routine » sur le corps de Palestiniens retournés à leurs proches. Dimanche 23 août, le journal suédois enfonce le clou dans un nouveau reportage, détaillant le cas de Bilal
Face au scandale provoqué par ces révélations, les autorités israéliennes ont exprimé avec véhémence leur indignation : Danny Ayalon, vice-ministre des Affaires étrangères, crie à l’antisémitisme et en appelle, via le réseau Internet Twitter, au gouvernement suédois pour condamner le journal et son article, « digne des pays arabes » selon la délicate formule de l’ambassadeur israélien en Suède, Benny Dagan. Ce fin connaisseur déclaré de la culture arabe a connu, en février dernier, une gloire internationale, mais fugace, puisqu’il devint le troisième homme politique, après George Bush et le Premier ministre chinois Wen Jiabao, à servir de cible aux chaussures-projectiles, sous les cris d’une étudiante suédoise scandant alors les mots « Assassins ! » et « Intifada ! ».
Antisémitisme, version hardcore
Parmi les nombreuses réactions, remarquables par leur tempo crescendo, figure celle du porte-parole du ministère des Affaires étrangères, Ygal Palmor, qui surenchérit, évoquant « une hystérie raciste » typique du « Moyen-Âge », susceptible d’encourager des « crimes antisémites ». Un autre porte-parole, Yossi Lévy, déplore ce qu’il estime également être un libelle antisémite injurieux, assimilé grossièrement, sous l’emprise d’un cliché culturel, à de la « pornographie suédoise de la haine ». Le ministre de tutelle, Avigdor Liebermann, confirme, quant à lui, sa légendaire finesse en comparant la démarche journalistique du quotidien suédois à celle de la presse nazie et en exigeant la publication, par le gouvernement de Stockholm, d‘un document officiel condamnant l‘article, qualifié d‘ « appel au meurtre visant des juifs ». L’ancien portier de discothèque, originaire de Moldavie, cultive là un savant paradoxe en matière de liberté d’expression puisqu’il a fait savoir que toute accréditation serait dorénavant refusée aux correspondants éventuels du quotidien suédois incriminé. Par ailleurs, il a eu la charmante attention envers son homologue suédois de lui indiquer que l’attitude discrète de Stockholm lui rappelait la seconde guerre mondiale, « quand la Suède refusait d’intervenir contre le génocide nazi. ». Dimanche, l’éditorialiste du quotidien Haaretz, Tom Segev, a dénoncé, dans sa tribune, ce langage calomnieux, à la fois inefficace sur un plan diplomatique et réducteur pour qui connaît l’histoire complexe des rapports entre la Suède, les Juifs d’Europe et l’Allemagne nazie. Quant au ministre de la défense, Ehud Barak, il envisage purement et simplement d’intenter une action judiciaire à l’encontre du journaliste Donald Boström, accusé de colporter des ragots infâmes sur Tsahal , « l’armée la plus éthique qui soit » selon lui. Se disant consterné, il demande également au gouvernement suédois de « se dissocier publiquement » d’une « écoeurante calomnie ».
L’ambassadrice de Suède dans le pays, Elisabet Borsiin Bonnier, avait pourtant fait profil bas au lendemain de la parution de l‘article, indiquant « partager le malaise d’Israël » et condamner fermement le journal de ses compatriotes à l’origine du scandale. Une posture pénitente mais isolée : le ministère suédois des Affaires étrangères a fait savoir mercredi sa désapprobation quant à la réaction de son ambassadrice, jugée influencée par « l’opinion locale en Israël », tout en rappelant le principe de la liberté de la presse. Propos réaffirmés jeudi soir par le ministre lui-même, Carl Bildt, sur son blog,où il compare malicieusement la nécessité de laisser s’exprimer toutes les opinions au sujet d’Israël avec la tolérance accordée, par le Danemark en 2006, à la publication des caricatures du prophète Mohammed. Il y témoigne sa compréhension à l’égard des réactions vives en Israël sur un sujet susceptible, concède-t-il, de « donner à l’antisémitisme l’opportunité de se développer » mais rejette fermement la requête de son homologue israélien quant à toute condamnation du journal. « Notre pays ne marche pas ainsi », précise le ministre suédois des Affaires étrangères. « Israël attend une déclaration gouvernementale claire et non pas une opinion publiée sur un blog », rétorqua l’ambassadeur israélien Danny Began. Samedi, le Premier ministre suédois fredrik Reinfeld s’est impliqué sur la question, estimant que « personne ne pouvait exiger du gouvernement suédois qu’il viole sa propre Constitution ».Ce à quoi Benyamin Netanyahu a rétorqué : « Nous ne demandons pas des excuses du gouvernement suédois, nous voulons une condamnation (de l’article) »
Le rappel à l’ordre exprimé par le ministre Bildt a eu une conséquence immédiate : le retrait du communiqué paru sur le site de l’ambassade, dans lequel l’ambassadrice fustigeait, de par sa propre initiative, le journal suédois. A l’instar de l’opposition politique, comme l’illustre le conseil sarcastique du porte-parole des Verts, Per Garhton, qui recommande à la diplomate de revenir au pays « apprendre les fondamentaux de la liberté d’expression à la suédoise », nombre de journalistes ont vivement protesté contre son comportement, suggérant qu’elle s’était « pliée à la pression du gouvernement israélien » au point de piétiner un principe cher à la démocratie scandinave.
Deux quotidiens, Sydvenska et Stockholm News, se démarqueront pourtant, en jetant l‘anathème, comme certains intellectuels proches d‘Israël, sur leurs confrères, les accusant explicitement de raviver « honteusement et malhonnêtement » l’antisémitisme, comme le démontreraient les accointances jugées « gauchistes » d’Âsa Lindenborg, responsable, dans le journal Aftonbladet, de la rubrique « culture » dans laquelle est paru l’article. L’intéressée n‘exprime aucun regret, rappelant que le sujet du trafic d’organes a déjà été débattu au sein même de la Knesset et estimant « indigne » qu’Israël puisse porter un jugement sur le travail de journalistes étrangers. Lindenborg persiste et signe dans une nouvelle tribune, publiée vendredi et intitulée « Examiner Israël ! », dans laquelle elle juge indispensable de procéder à une nouvelle enquête sur le terrain.
Cette affaire intervient dans un contexte de regain de tension entre les deux pays. Depuis plusieurs mois, les incidents diplomatiques se succèdent. Israël ne manquant pas une occasion pour critiquer le parti pris palestinien supposé de la Suède, au travers, par exemple, de son financement d’ ONG jugées « coupables d’être trop critiques » envers la politique de colonisation pratiquée par Tel Aviv, tandis que Stockholm dénonce régulièrement les violations des droits de l‘homme imputées à Israël dans les territoires occupés. En outre, la Suède, qui préside l’Union européenne depuis le 1er juillet, s’est vue sollicitée par la Ligue arabe pour exiger la transparence des autorités israéliennes sur son arsenal nucléaire, ce qui ne manquera pas d’accentuer les ressentiments de part et d’autre si cette requête devait être suivie de recommandations officielles. Chaque jour qui passe rend désormais plus sérieuse la menace-sanction, évoquée par Liebermann, de faire annuler la visite, prévue le 10 septembre, de son homologue suédois en Israël.
La polémique qui cache le scandale
A l’origine du scandale, le photojournaliste indépendant Donald Boström rejette à son tour les accusations proférées à son endroit, niant l’antisémitisme ou la croyance en un quelconque « complot juif » que certains voudraient lui faire endosser. L’homme connaît bien la Palestine pour s’y être rendu en reportage à maintes reprises. Il est notamment l’auteur d’un ouvrage paru en 2001 et intitulé « Inshallah ». Celui que ses détracteurs, comme Barry Rubin, qualifient « d’activiste anti-israélien travaillant pour un tabloïd radical » déplore qu’on s’attache à dénigrer sa personne plutôt que d’étudier la validité des témoignages rapportés, précisant qu’il n’accuse pas lui-même l’armée israélienne de telles exactions mais qu’il se contente de tirer des conclusions à partir d’une vingtaine de témoignages récoltés et recoupés. Surtout, il en appelle à la Cour internationale de Justice pour qu’elle puisse mener une investigation exhaustive sur la réalité de ces actes, constitutifs de « crimes de guerre » s’ils étaient pleinement avérés. Interrogé samedi par la télévision suédoise, Donald Boström maintient ses propos, encourageant le gouvernement de son pays à tenir bon durant ce « test de démocratie » que passerait à cette occasion Israël. Depuis la parution de l’article et son écho international, le reporter indique avoir reçu des menaces de mort, au point d’en être sérieusement inquiété. Donald Boström a déposé plainte auprès de la police.
Solidaire, le rédacteur en chef du journal, Jan Helin, défend son collaborateur, critiquant au passage l’attitude des officiels israéliens comme celle de l’ambassadrice de Suède, consistant à intenter à son équipe un procès en sorcellerie, en exploitant des « clichés antisémites du Moyen Age » et ce, afin « de balayer d’un revers de la main un sujet important posé sur la table ».
La communauté juive de Suède, quant à elle, a adopté une position courageuse en critiquant la réaction des officiels israéliens. Leur représentante, Lena Posner-Korosi, juge en effet que toute cette affaire a pris des proportions démesurées à cause de l’attitude outrée de Tel Aviv.
Cela n’a pas empêché la polémique de prendre une nouvelle ampleur ce week-end, avec la découverte du correspondant israélien en Suède de Maariv selon qui la recherche pour le livre de Boström a bénéficié en 2001 d’une subvention du ministère suédois des Affaires étrangères, ce qui, de facto, permet de créer un lien entre le journaliste et le gouvernement suédois.
La question du trafic d’organes en Israël est effectivement un sujet sensible. Une résistance culturelle à la pratique dans le pays se traduit par un nombre insuffisant de donneurs potentiels. Israël est comparé, au niveau mondial, à la plaque tournante d’un tel trafic, au point d’être considéré par les institutions médicales comme un « paria » , selon le terme employé par l’anthropologue Nancy Scheper-Hugues, experte reconnue sur la question. Des cas de collecte illégale d’organes via Israël ont été relatés dans le passé, notamment à travers la Turquie, la Chine, la Moldavie et l’Afrique du sud.
Mais l’hypothèse d’extraction d’organes vitaux sur le corps de Palestiniens décédés et/ou non consentants remonte publiquement à 1990, à l’initiative de la journaliste américaine Mary Barret. D’autres experts d’un tel trafic corroborent ces allégations, tel Norm Barber dans son ouvrage de référence, réédité en 2007 et comportant divers exemples détaillés. En 2002, une article du Tehran Times avait également évoqué le problème mais l’information ne fut pas prise au sérieux par les confrères occidentaux car elle émanait d’une agence de presse iranienne, l’Irna, jugée biaisée en raison de son antisionisme affiché.
Suite à la parution de l’article suédois, le Front Populaire de Libération de la Palestine (FPLP) a réclamé, auprès des organisations internationales des droits de l’homme, une enquête sur ces allégations, rappelant au passage que des histoires similaires circulaient déjà parmi leurs militants durant les années 80 dans la bande de Gaza. Nouveau rebondissement : Imec, une agence de presse regroupant des journalistes palestiniens et étrangers, a rapporté samedi le témoignage du chercheur Abdul-Nasser Farwana, ancien détenu dans les geôles israéliennes, qui confirme le récit de Donald Boström, évoquant même l’existence de « centaines de cas », accumulés au cours des années, de corps rendus auxquels il manquait des organes vitaux ; selon lui, cette sordide réalité s’accompagnerait de l’existence de « centres secrets de détention » et de « cimetières clandestins ». Propos rapportés également par Ma’an, une autre agence internationale, basée à Béthléem et financée par le Danemark et les Pays-Bas.
Trafic d’influences
La suspicion, longtemps tenace, envers la validité de l’hypothèse d’un trafic israélien d’organes extraits de corps palestiniens, est comparable au doute officiellement émis en 2004 par le département d’Etat des Etats-Unis, qui rejetait alors la « rumeur » d’un trafic américain d’organes via Israël et New York. Les officiels américains évoquaient une simple « légende urbaine ». Mauvaise appréciation ou désinformation ? Ironie du sort, la prétendue rumeur devint réalité cinq ans plus tard quand, cet été, un vaste cartel a été démantelé dans le New Jersey. Une quarantaine d’individus, parmi lesquels des élus et des religieux liés au parti israélien Shas, ont été arrêtés, soupçonnés d’avoir participé à un blanchiment d’argent lié à une revente de reins en provenance d‘Israël. Le réseau était dirigé par un rabbin orthodoxe de Brooklyn, Lévy Izhak Rosenbaum. Pendant des années, Nancy Scheper-Hugues avait alerté les autorités sur l’existence d’un tel trafic opérant à travers Etats-Unis, Israël et la Moldavie, entre autres lieux de passage et de transaction. Visiblement, le gouvernement israélien ferme les yeux sur de telles pratiques, si l’on en juge par la déposition, effectuée en 2004 devant une juridiction brésilienne par Geldaya Tauber Gady, ex-officier de Tsahal impliqué alors dans un tel réseau international. Un témoignage accablant qui fut rapporté dans une dépêche, passée alors inaperçue, de l’Agence France-Presse.
A ce jour, Israël et la Suède campent sur leurs positions, a priori irréconciliables. Le premier se dit « déçu et surpris » par le refus suédois de condamner vigoureusement l’article tandis que les autorités de Stockholm se contentent d’invoquer le principe de la liberté d’expression. Au-delà de la crise diplomatique latente, la question du trafic d’organes en Israël demeure, et tout particulièrement celle de son ampleur exacte. A charge désormais à l’ONU, à travers la Cour internationale de justice, ainsi qu’aux journalistes d’investigation, israéliens, palestiniens et étrangers, de vérifier, en toute liberté, les terribles accusations portées contre Tsahal. Le déni catégorique des autorités ne fera que renforcer la suspicion, jetant définitivement l’opprobre sur Israël et sa prétendue « éthique », largement écornée, l’hiver dernier, par l’agression de la population civile de Gaza.
Toute impunité n’a qu’un temps. Au lieu d’ouvrir immédiatement une enquête interne auprès des responsables politiques, militaires et médicaux pour vérifier ces plaintes, ne serait-ce que pour faire taire les rumeurs, les autorités israéliennes adoptent l’attitude psycho-rigide consistant à pousser des cris d’orfraie, à rejeter en bloc la moindre éventualité d’une quelconque extraction d’organes effectuée par une poignée de soudards hors-la-loi et, en prime, à prodiguer des leçons de déontologie journalistique à la Suède. Deux polémiques pour le prix d’une : l’indulgence soupçonnée envers un trafic illégal d’organes et la volonté tacite de mettre au pas une presse étrangère. Cette stratégie radicale comporte un risque pour Tel Aviv : celui d’être accusé, à son tour, non pas de diffamer mais de camoufler la vérité.
La fin d’un tabou ?
Seul progrès notable dans la genèse du scandale : désormais, les médias de référence ne semblent plus craindre d’évoquer l’hypothèse, autrefois taxée automatiquement d’antisémite et reléguée aux sites extrémistes prétendument financés par Téhéran, d’un trafic israélien d’organes extraits de corps palestiniens. Dès la publication du papier sulfureux dans le quotidien suédois, le journal israélien Haaretz, réputé pour sa crédibilité et son indépendance, fut le premier à reprendre l‘information avant d’être imité par CNN et Le Monde. Nul n’a jamais songé à traiter de « sinophobe » quiconque dénonçait le trafic d’organes, réalisé en Chine, sur la dépouille des condamnés à mort. Dorénavant, la sempiternelle accusation d’antisémitisme, invoquée régulièrement, et spécialement dans le débat géopolitique en France, semble, doucement mais sûrement , perdre de sa capacité d’intimidation. Sans doute faut-il y voir le contre-effet, perceptible désormais dans la sphère médiatique internationale, de la coloration du gouvernement israélien actuel, le plus à droite de toute son histoire.
En 2006, la plupart des médias occidentaux invoquaient le principe de la liberté de la presse pour publier les caricatures du prophète Mohammed, malgré les émois suscités dans la communauté musulmane, inquiète d’y voir une forme déguisée d’islamophobie. Bien que le sujet abordé par l’article suédois soit autrement plus grave que des dessins anti-religieux, un parallèle en matière de liberté de la presse est envisageable. Dans les prochains jours, la controverse sera-t-elle sérieusement traitée par les journalistes occidentaux avec la même « envergure », malgré les accusations, par certains, de sensationnalisme crypto-antisémite ? Ou bien, démontrant la loi récurrente, ici ou là, du « deux poids deux mesures », le scandale sera-t-il progressivement confiné aux médias alternatifs et étouffé, dès lors, dans le débat public ? L’avenir proche le dira. Libérer -enfin- la parole sur la nature et l’ampleur des exactions commises par Israël : tel est le sursaut salutaire que toute cette affaire aura eu, d’ores et déjà, le mérite d‘initier. *H*H*
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