Crise du travail : Un revenu de base pour tous ?
Anthony Atkinson est un économiste anglais pionnier de l'étude empirique des inégalités de revenu et de fortune. Ses travaux ont notamment beaucoup influencés Thomas Piketty dans son monumental Capital au XXI siècle. Son dernier ouvrage Inégalités est peut-être encore plus ardu car il s’adresse à la fois aux citoyens du monde que nous sommes tous, aux gouvernants et à ses collègues économistes. Ses propositions pour réduire les inégalités restent cependant audacieuses et battent en brèche l’idée que l’on ne peut rien faire à l’échelle d’un seul pays. Atkinson prescrit donc des politiques innovantes et ambitieuses dans cinq domaines : le changement technologique, la recherche du plein-emploi, la sécurité sociale, le partage du capital et la fiscalité progressive. L’immense intérêt de son livre est qu’il développe une argumentation autour de la réduction des inégalités, qui peut séduire l’ensemble des forces progressistes dans le monde quelque soit leur bord politique. Il y a donc un espoir de consensus autour de cette question malgré d’évidentes chausse-trappes. Son livre est très dense et je me propose d’examiner la treizième de ses propositions, une des plus audacieuses : le revenu de participation.
L’impéritie des politiques menées nous pousse aujourd’hui à trouver des solutions radicales contre « le pouvoir des 1% » pour reprendre le mantra d’Occupy Wall Street. Le revenu universel (ou Revenu de base, allocation universelle) a le vent en poupe et l’idée fait son chemin en traversant tous les étages de la société : de la base (Nuit debout) au sommet (cas de la Finlande et de l’Inde qui l’expérimentent déjà[1]).
L’idée est ancienne. « Sans revenu, point de citoyen » s’exclamait en 1792 le philosophe Thomas Paine du haut de la tribune de l’Assemblée Nationale. La révolution française venait d’éclater, mais Thomas Paine lui, prévenait ses camarades révolutionnaires : la Démocratie ne peut réellement fonctionner que si les citoyens qui la composent sont économiquement libres et disponibles pour la faire vivre. Réprimé par la Terreur, Paine mourut quelques années plus tard, seul et pauvre aux Etats Unis où il s’exila. Mais l’idée qu’il avait impulsée, celle d’un revenu citoyen garanti, n’a pas arrêté de faire son chemin depuis. Bien au contraire, l’idée navigue entre les courants de pensée et traverse allégrement les frontières idéologiques et géopolitiques. Keynesiens, libéraux, ultralibéraux, écologistes, philosophes, psychanalystes, entrepreneurs ou artistes, l’idée ne manque pas de supporters de renom : Martin Luther-King, André Gorz, Erich Fromm, Gotz Werner en Allemagne ou encore les prix nobels d’économie Milton Friedman, James Tobin, ou Paul Samuelson…. Le spectre politique et idéologique on le voit est large. C’est tout le problème.
L’idée a du mal à mobiliser car elle se heurte à deux écueils : l’inconditionnalité de son attribution et les conceptions que nous nous faisons du « travail ».
Examinons le premier écueil. Parler de revenu « universel » ou « inconditionnel » est en soi une aporie car si l’on dit souvent que ce revenu est « sans condition », il faut bien qu’il y ait une condition pour en bénéficier. En poussant la logique jusqu’à l’absurde, tous les habitants de la terre pourraient prétendre en bénéficier au-delà des frontières sociales, nationales. Comme le souligne Atkinson, « Nous devons admettre que le revenu de base, qu’il soit mis en place par un pays ou par l’Union européenne, doit être accordé sous conditions. Quelqu’un ne peut pas débarquer à Roissy et réclamer à la France l’attribution d’un tel revenu ». Il faut bien se méfier de ce concept d’universalité dont la France s’est toujours faite l’avocate mais qui n’a jamais été en position de l’assumer. Sur la question de la citoyenneté par exemple, le suffrage universel est un abus de langage. On le sait, les esclaves, les pauvres, les sujets coloniaux, et les femmes en ont longtemps été exclus. Aujourd’hui encore la citoyenneté est soumise à condition. Comment peut-il en être autrement d’ailleurs ? Un revenu universel est donc une chimère. Tout dispositif réel devant disposer d’une condition d’éligibilité, il comporte donc un risque d’exclusion, que nous devons assumer.
Mais sur quelle conditionnalité devons-nous nous entendre pour mettre en place un revenu de base ?
La première réponse apportée en général est la citoyenneté. C’est la raison pour laquelle on parle d’un revenu citoyen. Mais pour Atkinson « la citoyenneté ne peut pas non plus être le critère. Il y a partout, dans le monde, des citoyens britanniques. On n’en connaît d’ailleurs pas le chiffre avec précision ». Nous pouvons en dire autant pour la France qui par son histoire impériale s’étend sur plusieurs continents (donc présente des disparités sociales immenses[2]) et compte un nombre non négligeable d’expatriés. D’un autre côté, sur un versant plus juridique, les membres de l’Union européenne ne peuvent limiter le paiement d’un revenu de base à leurs seuls concitoyens sans remettre en cause le principe de la libre circulation des personnes. En vertu des principes fondamentaux établis par l’article 45 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, ces personnes doivent « bénéficier du même traitement que les citoyens de ce pays en ce qui concerne l’accès à l’emploi, les conditions de travail et tout autre avantage social ou fiscal ». Ainsi, à moins de revenir à une Europe fractionnée en un ensemble de micro nations antagonistes repliées sur elles-mêmes – ce que souhaitent les partis souverainistes et d’extrêmes droites – cette conditionnalité reste utopique. Pour le dire autrement, un revenu citoyen est une forme déguisé de nationalisme car au fond les questions identitaires, dont on constate les effets délétères partout dans le monde, ne manqueront pas de s’immiscer dans le débat.
La deuxième réponse est d’adosser la conditionnalité au « travail » mais de façon élargie et donc au constat que la participation de chacun au bien être commun peut et doit être reconnue. Le revenu de base pourrait alors constituer une véritable reconnaissance d’autres formes de création de valeur que le capitalisme marchand ne reconnaît pas. Est-il possible d’humaniser le travail et d’en faire une activité pourvoyeuse de sens, d’utilité, de lien social et d’expression de soi ? Comme le souligne la sociologue Dominique Méda « le travail décent ou soutenable ne peut s’obtenir dans un monde obsédé par le profit ou même par les gains de productivité où chacun perd sa vie à la gagner[3] ». En quoi les mères qui élèvent leurs enfants, les retraités qui aident leurs petits-enfants, tout le milieu associatif et ses bénévoles, en quoi ne seraient-ils pas utiles à la société ? La réponse donnée est qu’ils le font bénévolement justement. A quoi bon les rétribuer dans ce cas ? Mais le problème se pose autrement si TOUS les revenues sont assujettis à l’impôt personnel (voir plus loin pour l’argumentaire). Même s’ils touchent par ailleurs des revenus marchands confortables, une politique fiscale juste rétablirait la balance et cela resterait une reconnaissance symbolique de la société à leur égard (Soulignons d’ailleurs qu’un revenu de base existe aujourd’hui : les allocations familiales). Il y a aussi une vraie réflexion à mener sur le rôle de la culture qui ne peut pas se ramener à une simple expression de soi. En quoi les cracheurs de feu et les surfeurs seraient utiles à la société et mériteraient un revenu de base ? Si la réponse est négative que penser des footballeurs et des traders qui touchent des sommes astronomiques uniquement parce qu’ils évoluent dans des marchés ultra-compétitifs ? La question du mérite et de l’utilité sociale est redoutable et extrêmement dangereuse à manipuler. Pour autant, donner un revenu de base suffisant pour vivre à ceux qui se contentent d’assouvir une passion indépendamment d’une utilité publique pose problème ; non pas seulement sur le principe même, mais parce que la plupart des gens peu qualifiés pourraient être tentés de fuir les travaux dits ingrats. Il y a quelque de profondément dérangeant à admettre : si la pauvreté et le chômage ont perduré dans nos sociétés c’est bien parce qu’elles ont une fonction sociale (la nécessité pour nous de se distinguer des moins bien lotis) et bien évidemment économique (le recours à une main d’œuvre à bas coût corvéable à merci). La seule solution est de relever le salaire minimum légal fixé qui permet de vivre (qui ne peut donc pas être calculé sur une simple base horaire !), ce que propose Atkinson (proposition 8). Les avantages en termes économiques ont été très souvent soulignés (Renforcement du marché intérieur, cotisations sociales des travailleurs…) à condition de moins taxer le travail pour les TPE et PME par mesure de compensation.
C’est pour cette raison qu’Atkinson préfère parler d’un "revenu participatif". D’autres parlent d’un revenu « contributif » ou de « solidarité ». Il se fonde sur une conception plus large de l’activité humaine et du travail qui ne peut plus être ramené au simple « emploi salarié » dont les formes traditionnelles sont en voie de disparition. L’Ubérisation de la société inquiète à juste titre en ce qu’elle représente une nouvelle forme de servage et d’atomisation de l’individu face à des intérêts privés. Dans le schéma Atkinsonien, qui au passage prône en parallèle une politique d’emploi public à tous ceux que en font la demande, ce revenu minimum de base s’adresserait à tous ceux qui concourent à l’effort commun, les salariés, les artisans, les artistes, les étudiants, les personnes en formation, les demandeurs d’emploi et les bénéficiaires d’aides sociales. Cette prestation serait versée sur la base, non de la qualité de citoyen, mais de la « participation », d’où son nom de revenu de participation. Au passage, Atkinson reste très flou sur cette notion de participation, probablement pour les raisons évoquées plus haut. Le revenu de base serait du même montant pour tous les adultes, mais des suppléments pourraient être donnés en cas d’invalidité ou d’autres situations particulières. Il ne serait pas lié au statut du bénéficiaire sur le marché du travail et ne dépendrait pas des cotisations à la sécurité sociale (qui seraient abolies). La participation comprendrait ceux qui détiennent un portefeuille d’activités équivalant, disons, à une semaine de 35 heures. Il ne serait pas lié au revenu, mais point absolument crucial, tous les revenus seraient assujettis à l’impôt personnel sur le revenu, où les « abattements personnels » seraient abolis. La question fiscale est centrale : le revenu de base ne peut être qu’adossé à un impôt réellement progressif. C’est le sens de sa proposition 8 de « revenir » à une structure plus progressive des taux de l’impôt personnel sur le revenu, avec des taux marginaux, d’imposition qui augmentent par tranche de revenu imposable jusqu’à un taux de 65%, accompagnés d’un élargissement de la base fiscale[4].
La question du financement étant évidemment centrale, deux options s’offriraient à nous. Atkinson souhaite que le revenu de base complète les transferts sociaux existants au lieu de les remplacer. Si un retraité touche une pension publique, on lui verserait le montant le plus élevé. Mais son choix relève du contexte social et administratif anglais. A l’inverse, sous sa forme pure, le revenu remplacerait tous les transferts sociaux existants. Dans le contexte français où les aides sociales forment un vaste ensemble couteux, complexe et souvent peu cohérent[5], on peut se demander si cette réforme radicale ne présenterait pas l’intérêt d’offrir un vrai choc de simplification qui serait profitable cette fois non pas aux seules entreprises mais aussi aux bénéficiaires. En effet, il est amplement montré que les aides sociales ne vont pas à ceux qui en ont le plus besoin. Beaucoup de pauvres ignorent les mécanismes d’aides dont ils pourraient bénéficiaient, à rebours des discours culpabilisants sur l’assistanat qui font flores. Atkinson développe un argumentaire très convainquant contre les prestations sous condition de ressources qui produisent de nombreux effet pervers[6]. En effet, le revenu de participation (RP) correspond au fond à un trilemme à trois sommets car il ne peut éviter simultanément que deux de ces sommets sur trois. Le premier est que le RP doit rester vraiment inclusif (question de la conditionnalité). Le deuxième est que ses bénéficiaires doivent satisfaire une condition de participation authentique (question du travail). La troisième se compose des coûts économiques et humains associés à la gestion administrative (question financière). Je pense comme Atkinson que le troisième est moins préjudiciable qu’on ne le dit. D’un point de vue administratif, économique et éthique (réduction substantielle de la pauvreté), nous aurions tout à y gagner pour peu que sachions établir une politique fiscale cohérente et juste.
D’autre part, lancer une initiative européenne pour un revenu de participation serait un geste politique audacieux qui marquerait les esprits. C’est une forme nouvelle de sécurité sociale. L’Union européenne n’aurait pas à imposer un modèle national existant. Elle ferait du neuf dans un contexte où celle-ci perd régulièrement de sa crédibilité auprès des opinions publiques. Ce serait aussi un moyen de se sentir (enfin !) fier d’être européen à l’heure où nous laissons mourir sans rien dire des milliers de migrants sur nos cotes. La France pourrait ainsi se targuer de réinventer la protection sociale.
[1] Le Premier ministre finlandais, Juhä Sipilä, le défendait dans son programme de campagne : le revenu de base a été plébiscité lors des dernières élections législatives. Dans un pays fortement touché par le chômage, cette mesure a recueilli un large consensus au sein des partis politiques finlandais, des verts au centre – seuls les conservateurs s’y sont opposés. Un revenu de base va donc être testé dans certaines régions du pays particulièrement touchées par le chômage. Un revenu inconditionnel a ainsi été mis en place en Inde, dans des villages du district d’Indore. Les résultats ont démontré « une augmentation significative des dépenses dans la nourriture, les médicaments et l’éducation, une augmentation de l’épargne et une réduction de l’endettement, ainsi qu’une amélioration de l’habitat » in http://www.lejournalinternational.fr/Le-revenu-universel-en-Finlande-un-modele-a-suivre_a3514.html
[2] Beaucoup oublie que le pays qui a la plus longue frontière commune avec la France est le Brésil. ..
[3] Le travail : Une valeur en voie de disparition ?, édition 2010, Paris, Flammarion, 2010.
[4] Rappelons à tous ceux qui dénonceraient cette mesure comme utopique, que les taux marginaux d’imposition étaient plus important encore dans les années cinquante et soixante aux … Etats-Unis et en GB ! Voir Piketty Thomas, Le capital au XXie siècle, Paris, Seuil, 2013.
[5] Il serait abusif de dire que le système social français est peu efficace. La France a beaucoup mieux résisté à la crise financière de 2008 que les pays où l’Etat social a été largement détricoté.
[6] C’est le « Piège de la pauvreté » : situation où une personne a du mal à passer au-dessus du seuil de pauvreté en raison des déductions effectuées sur ses revenus du travail dès qu’ils se mettent à augmenter. Une hausse de sa rémunération brute ne se traduit que par une faible augmentation de son revenu net, pour deux raisons : elle accroît les montants à payer au titre de l’impôt sur le revenu et des cotisations sociales, et elle réduit les transferts soumis à des conditions de ressources.
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