1. De défaite en défaite, jusqu’à la victoire finale
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Le philosophe britannique Quentin Skinner est certes un critique féroce du libéralisme thatchérien, mais n’est pas pour autant un révolté contestataire. Il pointe cependant la maladie suprême des démocraties occidentales, critiquant leur manque flagrant de représentativité politique. Il souligne : Il faudrait que nos gouvernements se mettent à réfléchir au fait qu’il existe des limites à ce qu’ils exigent de leurs peuples et ce d’une manière relevant plus de l’intimation que de la volonté citoyenne. Provocateur, cet historien de la pensée politique explicite : Le peuple aujourd’hui ne possède aucun moyen pour obliger les gouvernants de simplement tenir leurs promesses. Il s’agit d’une régression spectaculaire. Même à l’époque de la Grande Bretagne pré – démocratique, on reconnaissait le droit de chacun à exprimer son mécontentement auprès des gouvernants.
Opposant la notion de liberté à celle du libéralisme, Skinner se penche sur les sources du quiproquo permettant de confondre ces deux notions. Du moins en ce qui concerne l’Etat et sa représentation occidentale. L’auteur d’un Machiavel magistral (Seuil, 1989), qui, par ailleurs, voit en la crise actuelle la victoire de l’Etat Nation qu’aucuns considéraient moribond, s’interroge en quoi la pensée de Hegel, de Rousseau et de Hobbes ont façonné une représentation d’un Etat synonyme du peuple qui l’habite, et en quoi celles-ci ont permis la mise en place de représentations qui s’éloignent - chaque jour un peu plus – du fait démocratique (Les fondements de la pensée politique moderne, Albin Michel, 2001) Sans aller jusqu’au fameux « élections piège à cons », il considère que le terme même de représentativité a été corrompu par l’idée qu’un vote délègue un plein pouvoir, laminant avec le temps tous les mécanismes de contrôle intermédiaires et permanents, et déguisant les résultats à l’aide de systèmes électoraux qui défigurent ce résultat, permettent à une minorité d’exercer les pleins pouvoirs agissant non pas en fonction d’un mandat mais en fonction d’un projet non explicité préalablement. L’exemple le plus criard selon lui est la révolution libérale thatchérienne, qui a radicalement changé l’Angleterre appuyée sur moins de quarante pour cent du vote populaire.
En son temps, dans son ouvrage L’Etat, le pouvoir, le socialisme (PUF, 1978), le marxiste Nicos Poulantzas avait anticipé cette dérive corruptrice en explicitant la montée d’une classe technocratique gestionnaire aussi bien de l’Etat que de l’économie qui, désormais autonome, s’opposera nécessairement aux structures citoyennes au lieu de les représenter. Les deux penseurs éloignés par le temps, leur formation/éducation et leur pensée politique arrivent cependant à la même conclusion. D’autant plus que Skinner conclut son interview avec Francisco Quijano (d’où sont empruntées ses dires) par un apophtegme très Poulanzéen : L’Etat dit-il reste l’ultime préteur et l’ultime banquier. Il continuera à émettre de la monnaie, à mener des guerres, à emprisonner les citoyens et à imposer des impôts. Au profit de qui ? Certainement pas du citoyen répondrait Nicos Poulanzas.
Il est en effet impossible de comprendre, si l’on occulte l’autonomie de cette superstructure technocratique, pourquoi, au sein des pays occidentaux censés ne pas faire partie des Etats dirigés par une démoctature (comme la Russie ou la cité - Etat de Singapour), les revendications citoyennes sont à ce point bafouées. Pourquoi les élites dirigeantes sacrifient leurs propres peuples au profit d’un système financier qui, a maintes reprises, a fait la preuve de son inefficacité, et pourquoi des mesures qui échouent depuis un quart de siècle un peu partout dans le monde sont toujours avancées comme les seules possibles.
Ce que les citoyens identifient à tort comme une injustice et une trahison de leur propre volonté serait en fait la conséquence d’une lutte qui n’oppose plus le monde du travail et celui du capital, mais celui des gestionnaires de l’Etat et de l’économie financière d’une part et les citoyens, que ces derniers soient salariés, patrons de PME, fonctionnaires, paysans, etc, d’autre part. Bref, une très large palette de la représentation sociale et économique d’un pays.
Ceci nous ramène effectivement aux deux exemple précités de pays régis par une démoctature, auxquels désormais les dirigeants occidentaux empruntent plusieurs éléments constitutifs de leur fonctionnement. En effet, personne ne nie le fait qu’en Russie Poutine a recueilli soixante pour cent du vote populaire. Mais personne ne peut non plus nier que la gestion mafieuse de la société et de l’économie, associée à des discours (et des actions musclées) nationalistes et nostalgiques associés à une occupation policière du terrain et un muselage de l’opposition n’en sont pour quelque chose. Il en est de même pour la Colombie, le Mexique et bien d’autres pays. Cependant, le cas de Singapour est encore plus criant : la société toute entière participe à une gestion policière de la société, tandis que la corruption s’est institutionnalisée par une augmentation des salaires du très large secteur (administrations, banques, justice, police, etc.), intégrant les bénéfices de la corruption dont l’Etat – entrepreneur s’est octroyé le monopole. Par ailleurs, très ouvertement, la classe politique s’affirme comme l’élite financière du pays. Enfin, pour s’affirmer symboliquement, le pouvoir intervient de manière répressive dans tous les aspects de la vie sociale et condamne sévèrement tout ce qui lui paraît être une incivilité. C’est l’exemple le plus extrême de la victoire du libéralisme sur la liberté. Est-ce le chemin que prennent nos sociétés ?
La fameuse diversion (de tous les gouvernants) vers des enjeux imaginaires portant sur des valeurs est significative du chemin que prennent les élites pour asseoir leur pouvoir symbolique et chercher l’adhésion à la manière de Singapour. Les Etats-Unis, transgresseur toute catégorie des règles fondamentales régissant l’économie, la gestion des crises et la vie des Etats, ramène à chaque élection le débat sur des sujets tels que l’avortement, le mariage des homosexuels, la Bible comme outil de la liberté d’entreprendre sans entraves, la prière à l’école, le bien fondé de la théorie de Darwin, entre autres. Plus sophistiqués (mais pas moins violents), les débats européens ne sont pas de reste, cherchant là aussi clivages et passions propres à esquiver sur l’essentiel : pour paraphraser Hanna Arendt (elle aussi visionnaire), dans les conditions modernes ce n’est pas la destruction qui cause la ruine, c’est la conservation, car la durabilité des objets conservés est en soi le plus grand obstacle au processus de remplacement dont l’accélération constante est tout ce qui reste de constant lorsqu’il a établi sa domination (Condition de l’homme moderne, Calman-Lévy, 1961). Dès lors, par exemple, que le gouverneur de la BCE Mario Draghi, par une politique de crédit à taux marginal, permet aux banques de ne pas se débarrasser de leurs portefeuilles de la dette des pays du sud européens, il est accusé par les plus hautes instances de l’Allemagne d’être un faux monnayeur. L’objectif étant de vendre la dette à prix cassé aux fonds de pension et autres investisseurs, qui on amassé pour ce but de mainmise totale sur ces pays, quelques six mille milliards d’euros. A comparer, en passant, à la totalité de la dette grecque (pas plus de trois cent milliards). Mais là n’est pas l’enjeu : ce sont les infrastructures, les avoirs de l’Etat et le coût du travail qui l’est. C’est-à-dire l’intégration des élites politiques grecques à ce modus operandi et la déchéance de toute représentativité réelle de son peuple. Entre temps, Siemens impose un accord colonial à la Grèce, qui lui permet d’effacer, pour trois cent millions d’euros, l’ensemble des torts causés pour cause de corruption à l’Etat grec qui montent à plus d’un milliard et demi d’euros et la fin de toute poursuite envers tout citoyen allemand. Voici le vrai débat sur la moralité que l’on esquive à tout prix.
A suivre…
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