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Démocratie et barbarie

Chaque fois qu’un crime suffisamment horrible est perpétré, l’opinion est prise de vertige, et la tentation est grande d’incriminer notre système pénal. Plus généralement, l’assertion suivant laquelle notre société se montrerait plus tendre, plus compréhensive envers les criminels dangereux que pour les victimes innocentes relève désormais du lieu commun. Que faut-il en penser ?

Dans le passé, et encore aujourd’hui sous d’autres cieux, on sévissait sans pitié contre des criminels parfois imaginaires (qu’on se souvienne, par exemple, en plein siècle des " Lumières ", de l’affaire Calas, ou, plus près de nous, du pull-over rouge). Fort heureusement notre perception du criminel, même avéré, a changé. Qui est-il, en effet ? Un pauvre type, dominé par de mauvais instincts, quelqu’un qui soit n’a pas reçu l’éducation convenable (celle qui apprend à maîtriser ces instincts-là), soit n’était pas capable de la recevoir. Le spectacle du méchant est effrayant pour celui qui ne l’est pas. Mais il invite également à la pitié.

La justice n’est pas de ce monde. Lorsque la société punit le malfaisant, ce n’est pas, en dépit des jugements prononcés dans les prétoires, parce qu’elle est convaincue qu’il est "coupable", au sens de responsable. Comment le serait-elle, d’ailleurs ? Qui peut savoir pourquoi tel individu commet tel acte abominable ? On invoque souvent, ces temps-ci, la mauvaise influence de certains imams, des réseaux salafistes. Sans doute, mais toutes les personnes qui se sont trouvées en contact avec eux ne sont pas devenues de dangereux terroristes ou des assassins sanguinaires.

On punit, on enferme quelqu’un en prison ou à l’asile sans savoir vraiment s’il est ou non responsable de ses actes (les expertises judiciaires sont des mascarades, pas seulement lorsque l’expert met en avant son salaire de femme de ménage). Simplement, la vie en société impose de mettre hors d’état de nuire les individus trop déviants. Cela n’empêche pas d’avoir pour eux grand pitié.

Quant aux victimes, elles reçoivent également notre pitié, mais pas du tout de la même manière. Sans motif pour juger autrement, nous considérons la victime comme un humain honorable, "normal" (quelqu’un qui n’est pas dominé par ses mauvais instincts). Nous pouvons nous reconnaître dans la victime : un peu de malchance et nous serions à sa place. Tandis qu’il manque au méchant une part d’humanité : un gouffre s’ouvre sous nos pieds quand nous le contemplons.

Reste le problème tout à fait concret de savoir pourquoi notre société ne remplit pas correctement le devoir qui est le sien de mettre hors d’état de nuire tous les individus dangereux, qu’ils aient déjà commis un crime ou qu’ils soient susceptible d’en commettre un. La réponse se situe sur plusieurs plans. D’abord, dans une société démocratique libérale, respectueuse des droits de l’homme, il faut un procès, des preuves pour sévir contre quelqu’un. Il y a ainsi des coupables qui échappent non à la "punition", à proprement parler, mais à la peine qui leur revient, et de futurs criminels qui demeurent libres d’agir.

Les sociétés démocratiques libérales sont fondées sur l’hypothèse que les hommes sont suffisamment semblables pour bénéficier des mêmes droits. L’hypothèse est manifestement fausse, et il peut paraître absurde d’accorder à tous au départ les mêmes prérogatives, les mêmes libertés. On considère néanmoins que ces sociétés-là sont les meilleures, celles où il fait meilleur vivre, y compris pour les "bons citoyens" respectueux des règles communes, parce qu’on ne sait pas départager à l’avance les mauvais des bons, et qu’on refuse le risque d’arbitraire (ranger un bon parmi les mauvais ou réciproquement).

Faute de pouvoir faire ce partage a priori on est contraint de le faire a posteriori, après que le crime a été commis. C’est à ce niveau-là seulement qu’on peut s’interroger sur l’efficacité de notre système pénal. Suivant Jeremy Bentham (Introduction aux principes de la morale et de la législation, 1789) on pourrait admettre cette règle simple : fixer les peines de telle sorte qu’elles soient véritablement dissuasives (la dissuasion ne sera jamais parfaite puisqu’il y aura toujours des individus qui ne disposent pas de la raison suffisante pour imaginer la pénibilité de la peine ou qui demeurent insensibles au châtiment). Car l’intérêt de la société n’est pas de punir - surtout si l’on a des doutes sur la responsabilité réelle du criminel - mais d’empêcher les crimes.

De ce point de vue, nous avons tout faux : non seulement les peines ne sont pas suffisamment dissuasives - puisque nos tribunaux et nos prisons sont encombrés de criminels - mais encore il est avéré que nombre de condamnés sortent de prison pires qu’ils n’y sont entrés. C’est malheureusement ce qui est arrivé à un Youssef Fofana, avec les conséquences tragiques que l’on sait.

Réécrire entièrement le Code pénal pour le rendre conforme à la règle de Bentham ! Voilà une réforme qui devrait plaire au gouvernement, puisqu’elle aurait pour résultat, en vidant les palais de justice et les prisons, d’alléger les dépenses publiques. En outre, en diminuant la population carcérale, elle faciliterait la transformation de nos prisons afin qu’elles remplissent efficacement leur mission, non de punition encore une fois, mais de correction ou de redressement.


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13 réactions à cet article    


  • Stéphane (---.---.51.3) 7 mars 2006 12:12

    Merci pour votre article qui a le grand mérite de transcender le stade passionnel. Indirectement vous posez la problématique de la peine de mort qui est la dissuasion ultime.En soi cela ne me dérange pas au niveau de la réflexion. Mais,justement,est ce que tout ne prouve pas l’inefficacité de cette mesure ? Quand vous écrivez « réecrire le code pénal » pourriez-vous préciser votre pensée ?


    • Michel Herland Michel Herland 7 mars 2006 14:10

      Je sais qu’il est de bon ton de mettre en doute l’efficacité (l’exemplarité) de la peine. J’ai des doutes quant à ce doute. Un exemple d’actualité : la sécurité routière. Il est possible de dissuader les automobilistes de rouler au-delà de la vitesse permise. De nombreux pays y parviennent et le France elle-même est en train de s’y mettre.

      Plus généralement, l’économiste considère que l’homme est rationnel (avec toutes les exceptions d’usage). Il le voit comme un individu calculateur. Avant d’agir, ce dernier pèse de manière plus ou moins consciente les avantages et les inconvénients qui résulteront de son action et il décidera en sa faveur seulement si le bilan lui paraît positif. Evidemment, tous les individus ne sont pas exactement semblables. Certains aiment le risque, d’autres pas. Mais le modèle est toujours le même. Et ce modèle est performant. Il permet d’expliquer la plupart des comportements humains, pas seulement dans le domaine économique au sens strict.

      Bentham est l’auteur qui a théorisé ce « calcul du plaisir et des peines » et ce n’est pas un hasard s’il l’a appliqué, dans le livre cité, au domaine de la législation. On peut trouver dans son livre plus que des pistes pour rédiger un code pénal efficace (au sens de dissuasif).


    • jean-francois (---.---.246.128) 7 mars 2006 21:11

      « Les sociétés démocratiques libérales sont fondées sur l’hypothèse que les hommes sont suffisamment semblables pour bénéficier des mêmes droits. L’hypothèse est manifestement fausse, et il peut paraître absurde d’accorder à tous au départ les mêmes prérogatives, les mêmes libertés. »

      Même si l’ensemble de l’article est interessant et pose bien les problèmes, cette afirmation me fait bondir. Comme l’avait dit Coluche, il y aurait des gens plus égaux que d’autres ?

      Sur quels critères et en vertu de quelles lois et de quels jugement ? c’est ce qu’avaient commencé les nazis avec la « supériorité de la race arienne »

      POUAHH.....


      • Senatus populusque (Courouve) Courouve 7 mars 2006 21:51

        On peut souhaiter que les hommes soient égaux, on peut vouloir les traiter comme s’ils étaient égaux, mais il faut savoir reconnaître qu’ils ne le sont pas encore.


      • Senatus populusque (Courouve) Courouve 7 mars 2006 22:00

        Les peines sont en général suffisantes, mais l’usage s’est établi d’accorder le sursis non une seule fois, mais à répétition ; cela s’appelle la « non révocation du sursis ».

        À partir de là tout est faussé, et la justice n’est plus crédible.

        Une piste pour résoudre le problème général des prisons pourrait être d’instaurer des peines plus courtes, mais plus dures : pas de télé, ni de cigarettes, ni de visites. Cette piste originale, moins coûteuse pour le contribuable honnête, me semble mériter au moins d’être expérimentée.


        • Marsupilami (---.---.60.6) 8 mars 2006 14:37

          « des peines plus courtes, mais plus dures : pas de télé, ni de cigarettes, ni de visites ».

          L’idée paraît raisonnable, mais quid du sort des gardiens de prison ? Comment pourraient-ils gérer une telle situation qui serait sans aucun doute créatrice d’un climat d’extrême violence ?


        • marie (---.---.32.102) 7 mars 2006 22:57

          M. HERLAND, vous dites : « l’économiste considère que l’homme est rationnel .... », or, le modèle de l’homo oeconomicus a été remis en question depuis déjà longtemps, ne serait-ce que par le paradoxe d’Allais qui démontre que l’individu se comporte de façon déraisonnable dès qu’il y a incertitude.

          Si l’individu était effectivement rationnel et que le risque de peines lourdes était dissuasif, les pratiques ancestrales de la roue, du pal, de la croix, etc. auraient permis d’éradiquer la criminalité depuis des millénaires. Et, les Etats Unis n’auraient pas un des taux de criminalité les plus élevés des pays occidentaux. A moins que pour vous la peine de mort ne soit pas encore assez dissuasive ? Mais j’oubliais que pour vous certains individus ne disposent pas de la raison suffisante pour.... etc...

          Donc, si on pousse votre raisonnement jusqu’au bout, il faudrait faire passer un test de QI (permet-il de tester aussi le sens moral ou l’humanité de la personne) avant de décider de la peine ou définir une grille de peines en fonction du QI ?


          • Michel Herland Michel Herland 8 mars 2006 14:24

            Merci pour toutes ces remarques. Bien sûr que nos prisons sont à réformer et bien sûr que les individus ne sont pas « parfaitement » rationnels.

            Concernant l’efficacité dissuasive des peines de prison, il faudrait commencer, par exemple, par faire en sorte que le séjour en prison n’apparaisse plus aux yeux de certains jeunes caïds comme une espèce de rite initiatique.

            L’éducation a un grand rôle à jouer (qui aujourd’hui se préoccupe d’enseigner la morale ?). Mais la politique économique et la politique sociale aussi, évidemment (qui peut rester honnête s’il est sans emploi, sans ressources suffisantes ?). Enfin, l’obéissance à la loi est plus facile lorsqu’on a l’impression de vivre dans une société équitable : justice sociale mais aussi justice du système judiciaire. L’impunité, par exemple, n’est pas tolérable, en particulier lorsque elle profite au plus haut personnage de l’Etat, celui qui devrait être le plus exemplaire.

            Un point de vue (suisse) original sur les peines :

            www.hg-ge.ch/jahia/webdav/site/hg/shared/reperesocial/LeJournal/Page20No71.pd f


            • Marsupilami (---.---.60.6) 8 mars 2006 14:43

              « Le dilemme des prisonniers » a été énoncé et ainsi nommé par Albert W. Trucker, professeur de mathématiques à Princeton. Dans ce jeu à deux joueurs :

              « ... Un magistrat d’instruction souhaite obtenir les aveux de l’un ou l’autre des deux hommes qu’il suspecte être les complices d’un meurtre. Le magistrat leur fait la proposition suivante : »Celui qui se fera le dénonciateur de son complice sera relaxé, l’autre écopera vraisemblablement de vingt ans. Toutefois, si vous avouez tous les deux vous serez l’un comme l’autre condamnés à cinq ans. Et si aucun de vous ne passe aux aveux, vous serez condamnés de toute façon, mais sous un chef d’inculpation mineur, et chacun fera un an de prison".

              Sur ce, les prisonniers sont enfermés dans des cellules séparées, d’où ils ne peuvent communiquer et arrêter une stratégie commune.

              « Le dilemme vient de ce que si chaque prisonnier opte séparément pour les aveux, en raisonnant qu’il ne fera dans le pire des cas que cinq ans de prison, et que dans le meilleur il sera libre, tous les deux écoperont alors à coup sûr de cinq ans. Cette situation présente pourtant une incitation à un comportement moins individualiste, puisque si les deux prisonniers se font mutuellement confiance dans la dénégation, ils n’encourront au pire qu’une peine d’un an d’emprisonnement chacun. Dans le même temps, une telle situation fait surgir l’éventualité de problèmes. Chaque prisonnier doit, par exemple, envisager la possibilité d’un double jeu. Non seulement la coopération complique parfois le jeu, mais elle peut en outre rendre la situation réellement insoluble ».

              Paul Watzlawicz souligne l’émotionnel :

              « Tel est leur dilemme et il n’a pas de solution. Même si les prisonniers trouvaient le moyen de communiquer pour prendre une décision commune, leur sort dépendrait encore du degré de confiance qu’ils ont l’un en l’autre : sans confiance, le cercle vicieux ne cessera de recommencer. Et en réfléchissant plus avant, chacun ne manquera pas de se rendre compte que cette confiance en l’autre dépend largement de la confiance qu’il inspire à l’autre, qui est à son tour déterminée par le degré de confiance qu’ils ont l’un pour l’autre, et ainsi de suite ad infinitum. Dans les relations humaines, et le mariage en particulier, la communication est d’habitude toujours possible, mais il peut arriver aux partenaires de vivre un »dilemme des prisonniers« chronique, s’ils ne se font pas assez confiance pour choisir les solutions les plus avantageuses pour tous deux ».

              Il existe logiquement dans ce jeu une solution avantageuse, mais elle demande des partenaires également intelligents, compétents en communication et confiants l’un en l’autre... ce qui écarte déjà beaucoup de paires de joueurs et donne une idée du « pourquoi tout va mal » alors que tout devrait aller comme sur des roulettes.

              On peut donc fortement douter de la rationalité des choix des individus, n’en déplaise aux économistes libéraux...


            • Michel Herland Michel Herland 8 mars 2006 18:05

              Si la théorie des jeux ne repose pas sur l’hypothèse que les acteurs sont rationnels, qu’est-ce qu’elle veut dire ?

              C’est justement parce qu’ils sont rationnels que les 2 individus placés dans les conditions du dilemme du prisonnier choisiront la solution non coopérative et écoperont tous les deux d’une peine de 5 ans.


              • Marsupilami (---.---.182.107) 8 mars 2006 18:20

                Tout-à-fait d’accord.

                Ce que démontre la théorie des jeux, c’est que les individus, en faisant des choix rationnels se prennent 5 ans chacun parce que leurs relations sont trop complexes pour être réellement rationalisées. Or l’individu n’existe qu’à l’intérieur de multiples réseaux de relations sociales et autres. A la limite, en dehors de ses réseaux, l’individu n’est qu’une fiction. Donc, au fond, il lui est extrêmement difficile de faire des choix vraiment rationnels à moins d’avoir une absolue confiance dans tous les membres de ses réseaux relationnels, ce qui est possible mais peu probable. Là se trouve peut-être une limite de l’utilitarisme...


              • Sylvain Reboul Sylvain Reboul 14 mars 2006 10:27

                Le problème c’est qu’il y a pluseurs types rationalité et que celle qui commande le « dilemme des prisonniers » repose sur une situation limite d’individus « incommuniquant » et ne pouvant se faire confiance mutuellement donc d’individus précisément asociaux. Il ne faut donc pas généraliser ce modèle à tous les comportements individuels en société où les relations d’échange et de coopération sont instituées soit légalement, soit conventionnellement, soit contractuellement.

                L’intérêt théorique du modèle du « dilemme des prisonniers » est de nous faire réflechir sur les types de rationalité que met en jeu telle ou telle formation sociale et culturelle en tant qu’ils se différencient précisément de ce modèle, voire s’opposent à lui. C’est du reste la fonction de tout modèle théorique : mieux comprendre les différences réelles de rationalités comportementales.

                Le rasoir philosophique


              • Sylvain Reboul Sylvain Reboul 14 mars 2006 10:09

                « Les sociétés démocratiques libérales sont fondées sur l’hypothèse que les hommes sont suffisamment semblables pour bénéficier des mêmes droits. L’hypothèse est manifestement fausse, et il peut paraître absurde d’accorder à tous au départ les mêmes prérogatives, les mêmes libertés »

                Si je suis d’accord avec votre analyse nuancée, je refuse par contre la confusion logique que vous faites entre « être semblable » et « être inégaux ». Les libertés ne concernent pas des semblables mais, au contraire, des individus différents qui ont des droits égaux. Le libéralisme qui est au fondements de notre idée d’égalité des droits-libertés affirment que les individus sont différents dans leurs talents, intérêts, valeurs personnelles etc.. et à ce titre doivent jouir de droits fondamentaux égaux pour rendre possible une vie sociale et/ ou une coopération pacifique.

                De même l’inégalité n’est jamais qu’une inégalité des droits et/ou des pouvoirs et celle-ci ne signifie pas que les individus soient différents ; mais que certain, bien que semblables aux autres les dominent. Le semblable est de fait, l’égalité est de droit et la seconde ne repose pas sur le premier, sauf pour qui croient que les inégalités sociales sont, au fond, naturelles et que certains sont par nature dominants et d’autres dominés. Ce qui revient toujours à interdire ou à limiter la possibilité aux seconds d’accéder au statut de sujet de droits.

                Egalité et différence

                Le rasoir philosophique

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