Désacraliser la violence religieuse (troisième et dernière partie)
La démission philosophico-politique
La lâcheté qui vient d'être évoquée ou, pour être conciliant, l'aveuglement, en tous cas la démission, du monde laïc sur tout ce qui concerne la religion est en soi un problème si vaste qu'elle ne peut, ici, être examinée dans le détail de ses aspects politiques.
Relevons tout de même deux exemples significatifs du peu de sérieux introduit dans le traitement des problèmes religieux par la société française contemporaine : la présence à l'école laïque d'un foulard sur la tête d'une jeune fille est considérée comme une chose beaucoup plus grave que, dans d'autres écoles ou dans des lieux de culte, l'enseignement d'une forme de crimes divers justifiés parce qu'attribués à une prétendue volonté de Dieu.
Autre exemple : les sectes qui mettent en danger les libertés individuelles et collectives doivent être combattues mais c'est seulement des nouvelles, des moins implantées qu'il faut examiner la dangerosité. Celles qui ont acquis après des siècles d'existence la qualité de "religion", qui sont devenues "traditionnelles" pourront non seulement échapper à l'examen mais, bien souvent, seront associées à la lutte contre les autres. Comment ne pas voir dans cette manière de faire, qui méprise les règles élémentaires de tout État de Droit, une part au moins de l'échec souvent constaté dans cette lutte ?
Il me paraît indispensable de modifier radicalement l'approche politique des problèmes religieux, et d'inverser certaines démarches. Dans un article où il souhaitait que l'islam soit mieux reconnu par la République laïque (14) Henri Tincq remarquait que "les notions de citoyenneté et de laïcité, qui, plus tard, s'imposeront aux particularismes religieux" étaient "en germe" dans l'édit de Nantes. Il faut qu'elles deviennent aujourd'hui des engagements et qu'ils soient préalables à la liberté et à la reconnaissance des pratiques cultuelles.
Et puisque la loi de séparation, rappelait encore Henri Tincq, établit dans son article premier que "La République garantit le libre exercice des cultes" il faut lui faire préciser dans la Constitution présente et pour l'avenir : "des cultes pacifiques, respectant intégralement les droits de la Personne Humaine (15). Et bien entendu des décrets d'application devraient exiger le rejet explicite et sans ambiguité de tout ce qui est appel à la violence, au mauvais traitement des individus, femmes, hommes ou enfants, ou justification de la violence, fut-elle considérée jusque là comme œuvre de Dieu.
La laïcisation inachevée se confond souvent avec l'athéisme sectaire, une impasse aussi certaine que le dogmatisme religieux. Un même respect du pouvoir, de la puissance acquise, conduit le premier à conforter le second. Comme le besoin de Dieu reste très fort, même chez de nombreux scientifiques, on compose par calcul avec les courants religieux les plus puissants, même si ce sont les héritiers - continuant de transmettre l'héritage - du crime "divin", de l'Inquisition, des "saintes" guerres inter-religieuses, des "saintes" conquêtes coloniales ou de la théologie de la domination ; on crée dans la République, pour ces courants, un domaine de non-droit.
L'attitude philosophique dominante n'aide pas à sortir de cet état de fait. Cela s'explique fort bien par une forme d'orgueil, de suffisance née après le "désenchantement du monde" : le sentiment que l'homme est enfin devenu, grâce à la science, le "surhomme" longtemps rêvé (et maintenant l'homme post-humain de Fukuyama !) enfin "débarrassé de Dieu". Le concept philosophique de fin de l'histoire religieuse conduit à la réanimation de celui de l'homme-Dieu, et Luc Ferry, artisan de cette renaissance, croit pouvoir tranquillement, avec André Comte-Sponville pourtant en désaccord sur ce dernier concept, chercher la sagesse après la religion et au-delà de la morale (16) en un temps où la dissociation de la politique et de la morale provoque un "non-sens" généralisé, et désespère une bonne partie de l'humanité, dans sa composante athée comme dans sa composante théiste.
Se "refaire juif " ?
Au sein du monothéisme abrahamique actuel la plus grande chance de pacification religieuse me paraît être dans le dialogue inter-religieux. Cette chance, cependant, serait réduite à néant si chacun, par souci de ménager le dogmatisme du courant dont il se réclame s'interdisait d'évoquer celui des autres, et d'examiner avec eux les différents degrés de désastres, notamment des violences physiques, engendrés depuis toujours par tous les dogmatismes.
Dogmatisme, intégrisme, fanatisme, fondamentalisme, sectarisme constituent un ensemble, lui-même inter-religieux, qui sépare l'ensemble des partisans du dialogue beaucoup plus que l'appartenance de chacun d'eux à des religions différentes.
Pour en prendre totalement conscience il me semble qu'il faut clairement rejeter toute notion d'écriture "de Dieu", ce qui ne détruit nullement le caractère sacré du meilleur - seulement du meilleur - de ce que l'homme "en recherche de Dieu" (l'homme faillible, donc, et se sachant tel) a pu écrire. Ce qui n'affaiblit nullement ceux que, ce faisant, il a pu rassembler dans ce "spirituel collectif" que constituent - entre autres, seulement entre autres - les différentes religions. Celles qui croient à la révélation divine ne sont nullement des ennemies du théiste, de l'agnostique ou de l'athée qui n'y croient pas, à condition que cette révélation ne leur demande pas de sacraliser la violence (ou qu'ils ne croient pas qu'elle le leur demande).
Spinoza exposait en 1670, dans son Traité théologico-politique, sa conception de la révélation progressive : dans l'AT il ne faut pas tout prendre à la lettre car Dieu s'y adressait à un peuple enfant, intellectuellement peu développé, il utilisait des concepts et des arguments grossiers, ceux qui étaient compréhensibles à cette époque ; le temps passant et les facultés de compréhension se développant Dieu fait connaître ses intentions différemment.
Depuis plus d'un siècle les bahaïs ont fait de la foi dans le caractère progressif de la révélation continuant de progresser après Jésus et Mahomet l'une des bases principales de leur religion (17). Cette ouverture me paraît saine mais c'est l'application qui en sera faite face à la violence sacralisée qui sera déterminante. Effacée du Livre par le prophète des bahaïs la violence ne me paraît pas pour autant désacralisée, effacée de la conscience des croyants.
Dans les dernières pages de son livre Le système totalitaire (18) Hannah Arendt rapporte que Luther eut un jour l'audace de dire que : il devait exister un Dieu parce qu'il fallait à l'homme un être auquel il pût se fier. Ce propos donne une réponse à notre actuelle interrogation : à quoi bon la religion ? Il la donne d'une manière qui peut nous ramener à une conception de "l'homme-Dieu", mais sans l'orgueil qu'implique ce concept dans son expression philosophique dominante.
C'est seulement le meilleur de l'homme qui est Dieu, pas le pire, pas même le simplement mauvais, pas même le seulement imparfait. Dieu, c'est le parfait de l'homme, cette part de lui-même à laquelle il aspire et qu'il sait ne pouvoir atteindre jamais. Mais cette part est si mystérieuse et si belle dans son imagination qu'il veut lui donner toute la place. Il la fait toute puissante et infinie. C'est pourquoi il la projette hors de lui-même et la nomme Dieu. C'est pourquoi il sait qu'il "peut s'y fier". C'est pourquoi elle est pour lui absolument sacrée.
L'autre part de l'homme, cependant, celle qui va de l'imparfait au pire déforme Dieu en permanence. C'est la vie ! Les difficultés, les fatigues, les angoisses, les égarements de toutes sortes, les nécessaires combats de la vie déforment à chaque instant la part inconnaissable et inatteignable de l'homme. Et l'homme se trompe et fait Dieu à son image. Il le fait même violent. Quand il déraisonne complètement il oublie l'aspiration merveilleuse qui lui a fait inventer Dieu, et il va jusqu'à sacraliser sa propre violence qu'il a projetée en lui.
Pire : il dogmatise, il interdit toute remise en question de cette sacralisation. Il dit aujourd'hui : voici trois mille ans que nous sacralisons la violence, nous n'avons pas pu nous tromper si longtemps.
Mais c'est seulement la mauvaise part de l'homme religieux qui s'entête dans cet égarement, qui l'empêche de rejoindre la société présente de la laïcité et des Droits de l'Homme. C'est d'autant plus stupide que souvent, l'autre part le sait, ces Droits furent progressivement imaginés, voulus, exigés par les meilleurs prophètes religieux bien avant les autres hommes.
La voie spirituelle religieuse - qui n'est pas la seule voie spirituelle - peut rejoindre (ou retrouver, c'est la même chose) la raison pacifique. Il me semble qu'il faut pour cela remonter avant les divisions religieuses dogmatisées, "se refaire juif", et refaire avec le peuple qui a "inventé Dieu" le cheminement qui l'a conduit jusqu'à la quête actuelle du meilleur de nous-mêmes, qu'on la nomme ou non "quête de Dieu", une quête toujours ressentie comme essentielle avant comme après la "sortie de la religion".
Il faut refaire le chemin, avec l'éclairage actuel des Droits de l'Homme, pour constater à chaque pas la folie interprétative meurtrière, non pour condamner la démarche elle-même, saine volonté de vivre en trouvant un sens à la vie.
Une belle occasion nous est donnée de marquer la rupture avec la religieuse folie interprétative, comme avec la fausse et complice laïcité. L'ONU lance une "décennie pour l'éducation à la non-violence", grâce à un long combat des militants pour une Alternative Non-Violente (pour reprendre le titre de l'excellente publication d'une partie de ces militants (19) ).
Disons haut et fort que cette initiative ne pourrait atteindre son objectif si le programme éducatif annoncé n'incluait une démarche pour un respect des droits de l'homme au sein de toutes les religions, donc pour une désacralisation de la violence religieuse, y compris dans les religions les plus anciennes, les plus traditionnelles, les plus officiellement reconnues.
Notes
(14) Pour un édit de Nantes… avec l'islam (Le Monde, 6 mars 1998)
(15) Je préfèrerais "droits de l'anthrope" puisque le mot unique et sans l'ambivalence gênante du substantif "homme" existe, utilisé comme racine d'autres mots de notre langue (philanthrope, misanthrope, anthropomorphisme…) mais je suis conscient qu'il faudra du temps pour le faire entrer dans les habitudes.
(16) dans La sagesse des modernes, éd. Robert Laffont 1998.
(17) Dans Ouvertures sur l'islam (éd. Jacques Grancher, 1992), Mohamed Arkoun écrit : "Il y a révélation chaque fois qu'un langage nouveau vient modifier radicalement le regard de l'homme sur sa condition, sur son être-au-monde, dans son rapport à l'histoire, son activité de production du sens". Il est vrai que les trois exemples qui suivent s'arrêtent à l'Hégire, ce qui diminue l'intérêt du propos (le texte est rapporté par Jean-François Soffray dans Golias Magazine n° 69, nov/déc 99). Dans La foi et la raison, histoire d'un malentendu (éd. Flammarion 1996), Nayla Farouki dit que "la prophétie directe s'est arrêtée depuis l'avènement de l'islam" mais que cela "ne signifie nullement l'arrêt de la Révélation".
(18) éd. Points / Seuil 1972, p 230
(19) Dans son n° 94 (printemps 95) titré Les religions sont-elles violentes ? le théologien Émile Granger rompt avec les tricheries théologiques habituelles, condamne la sacralisation, explicitement reconnue, de la violence religieuse et milite "pour une foi sans violence". Il insiste cependant sur la perversion de la foi là où, me semble-t-il, il faudrait insister sur un véritable refus de progresser engendré par le dogmatisme.
Pierre Régnier, mars 2000
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