A l’heure où tous les organes de presse titrent sur le record du monde du 100 m établi dimanche soir, lors des championnats du monde d’athlétisme de Berlin, par le Jamaïquain Usain Bolt, il importe de revenir sur la fascination qu’exercent les records chronométriques sur les médias et les populations.
Avec un temps de 9 secondes et 58 centièmes au 100 m, Usain Bolt fait aujourd’hui figure de surhomme, comme s’il avait réussi quelque chose d’impensable, d’impossible, comme s’il venait d’une autre planète. Certes, même si le champion jamaïquain a l’air bien sympathique, les soupçons de dopage, aussi bien technique que physique, se multiplieront sans doute et l’on mettra volontiers en cause l’authenticité de son record du monde : en effet, on imagine mal comment une marque qui ne s’est améliorée que de 10 centièmes entre 1968 et 1996 (de 9.95 à 9.85) a pu diminuer de près de trois dixièmes en 13 ans (de 9.85 à 9.58)... Mais là n’est pas le problème.
Somme toute, il ne s’agit pas de savoir si tous ces records pharamineux sont crédibles : la seule chose dont nous devons nous convaincre est qu’ils sont. Et ainsi, quand on crie au miracle (La Stampa, journal italien, titre "Un martien à Berlin" ), on ne parle que de la réalité, de ce qui est possible ; il n’est donc pas question de tonitruer avec le Times que "le tonnerre Bolt entre dans une galaxie hors d’atteinte des mortels".
Cette fascination incrédule pour l’homme en train de se dépasser, cette surprise devant l’inconcevable est typique d’une société qui pense que tout est donné par avance et que l’homme, limité par son enveloppe corporelle, ne peut pas faire mieux qu’une certaine performance que des scientifiques tâchent de mesurer. Henri Bergson, très critique devant ce préjugé trop répandu, affirme ainsi que :
"au fond des doctrines qui méconnaissent la nouveauté radicale de chaque moment de l’évolution il y a bien des malentendus, bien des erreurs. Mais il y a surtout l’idée que le possible est moins que le réel, et que, pour cette raison, la possibilité des choses précède leur existence. Elles seraient ainsi représentables par avance ; elles pourraient être pensées avant d’être réalisées. Mais c’est l’inverse qui est la vérité. Si nous laissons de côté les systèmes clos, soumis à des lois purement mathématiques, isolables parce que la durée ne mord pas sur eux, si nous considérons l’ensemble de la réalité concrète ou tout simplement le monde de la vie, et à plus forte raison celui de la conscience, nous trouvons qu’il y a plus, et non pas moins, dans la possibilité de chacun des états successifs que dans leur réalité. Car le possible n’est que le réel avec, en plus, un acte de l’esprit qui en rejette l’image dans le passé une fois qu’il s’est produit. Mais c’est ce que nos habitudes intellectuelles nous empêchent d’apercevoir" (La Pensée et le Mouvant)
Or dans la fascination du record et des possibilités supposées de l’homme, on fait comme si ce dernier se résumait à des phénomènes physiques (ces "systèmes clos, soumis à des lois purement mathématiques"), surtout comme s’il ne pouvait dépasser une certaine performance, bref, se dépasser lui-même. Mais quand l’homme traite l’homme comme un phénomène, il oublie que l’être humain n’est pas une chose comme les autres, mais qu’il est avant tout ce qui s’ouvre au monde.
L’homme se transcende et évolue en permanence, d’où l’incongruité de prétendre, comme cela est fait dans tous les journaux, que M. Bolt est "le plus grand champion de tous les temps". Il est simplement celui qui, à un moment donné et selon les lois et les avancées techniques en vigueur, a, comme le disent les amateurs de sport, "tout donné". Cette illusion du "meilleur athlète de tous les temps", de la même façon que l’on prétend que Roger Federer est le meilleur tennisman de l’histoire, nie radicalement l’action de la durée et du temps, comme si on pouvait comparer Norman Brookes, vainqueur du tournoi de Wimbledon en 1914, et le joueur suisse. Cela est parfaitement absurde et ne devrait même pas être imaginé. Typique de l’absence de relativisme de notre époque est cette idée irréalisable de viser à un absolu objectif (le chronométrage opère une certaine objectivation), en sachant absolument qui est le meilleur des meilleurs, aussi aberrant que cette émission de télévision qui prétendait, en 2005, donner la liste des "100 plus grands Français de tous les temps", liste dans laquelle figuraient, entre autres, Tino Rossi à la 92ème place ou Michel Drucker -l’animateur de cette fameuse émission- à la 78ème place, mais aussi Fernandel (13ème) qui devançait de trois places ... Napoléon Bonaparte (16ème).
Or il manque ici une notion majeure, qui devrait régler le problème de savoir qui est le meilleur sportif de tous les temps, et aurait le mérite de replacer la question au coeur même de l’effort du coureur : le concept de maximum. De là, même si Carl Lewis ne descendit jamais sous les 9 secondes 86, il donna en son temps son maximum, comme l’a fait dimanche soir Usain Bolt. Comparer leurs performances n’aurait pas plus de sens que de comparer Voltaire et Marc Lévy.
D’autre part, et cela est symptomatique de la mentalité de la société, le "record", qui signifie en anglais enregistrement, renvoie à l’extériorité, à l’observateur et au chronomètre, et non pas à l’effort, qui se vit et s’exerce à l’intérieur du coureur. Autrement dit, il ne s’agit pas d’être méritant par rapport à soi-même, d’aller jusqu’au bout de soi-même, mais dépasser les performances des autres athlètes. Ainsi, Usain Bolt, lors des Jeux Olympiques de Pékin, avait coupé son effort à 40 mètres de l’arrivée, et n’avait donc pas dépassé ses limites ce jour-là, bien qu’il eût battu le record du monde.
De cette façon, l’idéal du record se rapporte à la domination de l’extériorité, étant à la fois objectif (il fait du recordman "le meilleur de tous les temps") et relatif (par rapport aux performances des autres), tandis que les véritables valeurs du sport tendent à favoriser l’intériorité du coureur, puisqu’il s’agit d’être le meilleur à un moment donné (relativisme temporel : nos adversaires sont bien vivants, et courent à côté de nous) et de se dépasser soi-même (il faut donner son maximum, faire de sa course un accomplissement et un surpassement de soi-même).
En conclusion, on peut également blâmer cette dictature des chiffres ("9 secondes 58 !!!"), qui obnubile aujourd’hui les médias, représentative d’un monde où l’homo economicus a succédé à l’homme qui vit en lui-même et pour lui-même. Quand on sait que les performances sont de nos jours préparées dans des laboratoires, où des ordinateurs tentent d’optimiser mathématiquement les mouvements et l’amplitude des foulées des coureurs, on réalise à quel point, en sport comme ailleurs, n’en déplaise à Usain Bolt, ce n’est pas à son temps que l’on juge un vrai champion, mais à son courage, sa nécessité et sa capacité de se transcender.