Et la liberté, bordel !
C’était il y a un an, quand la polémique sur les caricatures de Mahomet enflammait le monde musulman. C’était il y a un an pourtant aujourd’hui la situation ne semble pas avoir évolué. A l’instar des pays de l’Union européenne comme l’Espagne, la France ou encore la Belgique, nos démocraties contemporaines sont-elles en danger ? Quand la liberté d’expression fout le camp, tout fout le camp ?
A quoi a-t-on encore le droit de s’attaquer aujourd’hui ? Qui peut-on caricaturer sans se faire taxer de racisme, d’homophobie ou même d’islamophobie ? Au nom de la liberté d’expression, peut-on tout accepter, même le pire et le mauvais goût ? Y a-t-il aujourd’hui une limite à ne pas franchir au droit d’expression ? Enquête.
Sujet extrêmement sensible et par définition controversé, la religion suscite bien souvent des polémiques parce qu’elle touche au coeur même de la conscience d’un individu. Parce qu’il faut bien commencer un moment, non sans prétention de vouloir faire une ébauche exhaustive du sujet, Vivons curieux ! s’est intéressé à une polémique assez ancienne (mais tout aussi importante) qui avait déjà provoqué la colère des pays du Moyen-Orient, bien avant celle des caricatures de Mahomet par un quotidien danois. Retour en arrière. Nous sommes alors en 1988 quand Salman Rushdie - essayiste et romancier britannique - publie un brûlot sur la religion coranique. La parution des Versets sataniques va aussitôt provoquer un tollé dans le monde musulman en raison de la ressemblance plus que troublante entre le personnage principal du roman de Salman Rushdie - Mahound - et le prophète Mahomet. Là n’est pas le problème, mais là où le bât blesse c’est que ce prophète Mahound mélange des vers sataniques avec le Divin. L’ambiguïté est soulevée, la polémique, elle, ne cesse alors de s’enflammer. Il ne faudra d’ailleurs pas longtemps aux pays du Moyen-Orient pour réagir : moins d’un mois après sa publication, l’Inde - pourtant pays d’origine de Salman Rushdie - décide d’interdire le livre dans son pays. Suivie très rapidement par d’autres nations telles que l’Arabie saoudite, le Soudan, le Pakistan ou encore le Qatar. La polémique va ensuite s’embraser à tel point que le romancier britannique va recevoir jusqu’à des menaces de mort. Publiquement, l’Iran entre en scène et, par l’intermédiaire de l’Ayatollah Khomeini, lance une fatwa contre Salman Rushdie. Et les violences ne s’arrêteront pas à un seul homme. A travers le monde entier, de nombreux traducteurs des Versets sataniques vont faire les frais en personne de leur collaboration avec l’essayiste britannique : en 1991 d’abord, le traducteur japonais de Rushdie - Hitoshi Igarashi - se fait poignarder à l’université de Tsukuba pendant que son traducteur italien, lui, est abattu à Milan. En 1993, à Oslo, c’est l’éditeur norvégien de Rushdie, William Nygaard, que l’on tente d’assassiner. Et ce sont 37 personnes qui trouveront la mort dans un hôtel à Sivas, en Turquie, incendié par des manifestants contre Aziz Nesin, le traducteur turc du romancier britannique. Mais la polémique sur les Versets sataniques n’en finit pas et a même repris récemment. Le 17 juin dernier, en effet, Salman Rushdie reçoit alors le titre de chevalier par la reine d’Angleterre. Cette distinction provoque une nouvelle fois la colère des pays musulmans et plus particulièrement celle du Pakistan où des effigies de la reine Elisabeth II et du romancier britannique ont été brûlées. L’Iran a également condamné cet anoblissement et des voix politiques et religieuses ont rappelées que la fatwa contre l’écrivain était toujours en vigueur. Une question se pose enfin : au-delà même de la notion de liberté d’expression, quel est le devenir de nos romanciers qui osent eux - à travers leurs livres - s’attaquer à nos problèmes contemporains ? Au risque de heurter la sensibilité des uns, les autres doivent-ils se taire ? Peut-être ! Mais alors si on ne peut même plus romancer notre vie quotidienne, bonjour tristesse !
Dans une tout autre mesure, mais tout aussi stupéfiante, l’Espagne s’est heurtée dernièrement aux limites de la liberté d’expression, et plus précisément l’hebdomadaire satirique El Jueves qui a été poursuivi en justice pour avoir publié une caricature - certes très douteuse, mais tel est le but d’une caricature - sur le prince Felipe et son épouse Letizia Ortiz, et sur laquelle on pouvait lire : « Tu te rends compte ? Si tu tombes enceinte, je n’aurais jamais été aussi près de la sensation de travailler », en référence aux 2 500 euros par enfant promis par le gouvernement Zapatero. Un goût pour la satire qui n’a visiblement pas plu à la justice espagnole puisqu’elle a demandé au magazine de retirer sa caricature de tous les kiosques de la péninsule ibérique, estimant que ce dessin était "une atteinte à l’honneur et à la dignité des personnes représentées" et n’était "pas nécessaire" pour la "formation de l’opinion publique". L’accusation n’a pas du tout fait rire les associations de défense de liberté d’expression ainsi que l’hebdomadaire espagnol, passible désormais d’une peine de prison de 6 à 24 mois... L’affaire a été mise en délibéré. A la justice espagnole maintenant de trancher. La caricature d’El Jueves ou quand le politiquement correct s’attaque au politiquement incorrect. La liberté d’expression a encore du souci à se faire...
La France, elle non plus, n’est pas épargnée. Histoire d’homophobie latente. Vendredi 13 juillet dernier, lors d’une émission sur la chaîne publique France 2, l’humoriste et imitateur Laurent Gerra a provoqué la colère des associations gays et lesbiennes pour ses propos jugés homophobes. Sur le lancement de l’opération Velib’ à Paris, Laurent Gerra s’était exprimé ainsi, visant le maire de la capitale, Bertrand Delanoë : "C’est sûr maintenant avec Velib’, Paris va devenir la capitale de la pédale". Propos homophobes ou humour douteux ? A vous de juger ! Quand on s’attaque avec humour à l’intégrité physique, morale, sociale ou encore culturelle d’une personne, atteint-on ici les limites du respect d’autrui ? A vrai dire, tout semble être une question... de point de vue et de subtilité. L’homophobie du député nordiste UMP Christian Vanneste est condamnable en raison de son statut et des conditions dans lesquelles il s’est exprimé. Celle de Laurent Gerra l’est-elle pour autant ? Peut-on vraiment parler d’homophobie dans ce cas ? C’est à se demander aussi si, au nom de l’humour et de la liberté d’expression, on peut encore se moquer de tout et tout accepter ? Mais, dans le cas contraire, si l’on condamne Laurent Gerra pour les propos qu’il a tenus, peut-on encore parler de liberté d’expression et, a fortiori, de démocratie ? La question reste ouverte...
La politique n’y échappe pas. L’exemple du Portugal est flagrant. Depuis quelques mois, le gouvernement socialiste de José Sócrates multiplie les atteintes à la liberté d’expression. Plusieurs fonctionnaires ont été suspendus ou démis de leurs fonctions pour avoir critiquer la politique gouvernementale. A cela s’ajoutent des atteintes au droit de grève et le vote au Parlement d’un nouveau statut des journalistes qui les oblige à révéler leurs sources. C’en est trop pour Manuel Alegre - membre fondateur du Parti socialiste portugais - qui a vigoureusement dénoncé l’attitude actuelle de son parti, dans une tribune publiée le 25 juillet dernier par le quotidien Público : "Nous ne vivons pas dans une dictature et nous ne pouvons pas parler de dérive autoritaire dans le pays. Les institutions démocratiques fonctionnent. Alors, pourquoi a-t-on cette sensation que l’on ne peut pas toujours dire ce que l’on pense ?", avant d’asséner : "Cela ne doit jamais se produire en démocratie. Et encore moins dans un parti comme le PS, qui a toujours été un parti d’hommes et de femmes libres". L’hebdomadaire portugais Visão est également venu rajouter de l’huile sur le feu à la polémique : "Ne pas critiquer son chef en public ou au téléphone. Ne pas brocarder le gouvernement. Faire attention à ce que l’on dit, où on le dit et, surtout, à qui on le dit. Tout cela, bien entendu, n’est pas interdit comme au temps de la dictature. Mais il semblerait que le fonctionnaire exemplaire se doive d’être prudent dans ses affirmations, modéré dans ses commentaires, réservé quant à ses objections".
Même mort, rien n’arrête les accusations. L’art de la condamnation à tout bout de champ a visiblement fait des émules et semble être devenu très tendance ! Dernière polémique en date, cette fois-ci, c’est la Belgique qui en a fait les frais et son célèbre créateur de la bande dessinée Les Aventures de Tintin, Georges Rémi alias Hergé. De quoi l’accuse-t-on ? De racisme évidemment ! C’est un étudiant congolais qui a soulevé la polémique en portant plainte contre le livre Tintin au Congo, jugé xénophobe selon l’accusateur bruxellois. "Il n’est pas admissible que Tintin puisse crier sur des villageois qui sont forcés de travailler à la construction d’une voie de chemin de fer ou que son chien Milou les traite de paresseux", argumente Bienvenu Mbutu Mondondo, l’étudiant congolais. Mais Hergé ne souhaitait-il pas avant tout retranscrire à travers sa bande dessinée la réalité d’une époque, celle des années 30 ? Les temps ont changé. Il est facile aujourd’hui d’intenter des procès en tout genre, histoire de surfer sur la vague du moment. Non, on ne refait jamais l’Histoire et on ne la refera jamais. La repentance a aussi ses limites.
Alors que faut-il faire ? Dénoncer à tout va notre société, dans toute sa splendeur et sa décadence ? Ou faut-il s’embrigader dans un politiquement correct que tout le monde - ou presque - exècre ? Quel ennui pour Le Canard enchaîné ! Mais surtout quel danger pour notre société ! Si la satire n’existe plus alors là, oui, la démocratie commence vraiment à foutre le camp !
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