Etienne Klein a osé s’attaquer à E. Kant à propos du Temps
Parmi les intellectuels dont la Toile a grandement contribué à la célébrité, le physicien Etienne Klein s'affiche comme un grand vulgarisateur de sa discipline. Sa rigueur intellectuelle et la clarté de son propos ne manquent pas d'exercer une certaine séduction dans l'esprit de ses adeptes, dont je suis, à telle enseigne qu'il a achevé de faire de moi l'un de ses fidèles allocutaires.
Or, dans certaines de ses conférences où il s'intéresse à la quiddité du Temps, il a tenté le pari de passer sous les fourches caudines la conception corrélationiste du Temps, en s'attaquant ouvertement à l'un de ses plus grands concepteurs, à savoir le grand E. Kant1. Le philosophe allemand a, en effet, assigné au concept du Temps le simple statut épistémologique d'une "catégorie" de l'entendement. Pour lui, le Temps n'est rien d'autre qu'un outil cognitif (un instrument de l'intelligence humaine) qui opère dans la médiation entre un sujet connaissant et un objet à connaître. Autrement dit, l'épistémologie kantienne fait du concept du Temps un simple instrument que l'entendement humain met au service d'une appréhension des objets du Monde, afin de les rendre intelligibles. Il s'agit, en somme, d'un simple outil de la conscience humaine dans le cadre d'une théorie de la connaissance, lequel est, à cet égard, totalement dépendant du sujet connaissant ; bref, de la conscience humaine. Pour Kant donc, sans conscience, point de Temps.
Dans cette perspective, E. Klein, malgré la circonspection d'usage dont il tente de se couvrir, s'est tout de même risqué à remettre en question la conception corrélationiste du Temps, celle qui le suspend à la présence d'une conscience, en essayant de montrer que cette conception aboutit in fine à une aporie ; d'où son interrogation : la théorie du Big-Bang nous enseigne que l'âge de l'Univers est d'environ 13,7 milliards d'années, comment le Temps a-t-il fait pour passer depuis la singularité initiale, sachant que l'Homme n'existe que depuis 2,5 millions d'années ? Il s'ensuit, selon lui, que l'Univers, et partant le Temps, a passé le plus clair de son temps sans la présence d'une conscience humaine. Et, à cet égard, il rappelle la parole de M. Merleau-Ponty qui professe qu'il importe de tenir compte des découvertes philosophiques négatives ; c'est à-dire que certaines découvertes scientifiques doivent nous conduire à "corriger" certaines conceptions philosophiques. En l'occurrence, si la science nous enseigne que l'Univers existe depuis 13,7 milliards d'années et que l'homme n'existe que depuis 2,5 millions d'années, le Temps ne peut pas dépendre de la conscience humaine, qui, elle, lui est nécessairement tardive d'après la théorie du Big-Bang. E. Klein résume donc ce qu'il appelle le paradoxe de l'ancestralité dans cette question : si le Temps a besoin d'une conscience pour exister, comment a-t-il fait pour exister avant l'apparition de cette conscience ?
Dans cette perspective, le physicien entame sa critique par ce qu'il qualifie d'énigmatique chez Kant, à qui il fait dire : « je suis le Temps et je suis dans le Temps ». « Comment penser le Temps à la fois comme un mode de la sensibilité humaine et comme une donnée du Monde ? » s’interroge-t-il pour souligner le paradoxe kantien2.
Or, il importe de rappeler, à cet égard, la profondeur de la pensée kantienne. Dans sa "correction" du Cogito cartésien, le philosophe allemand reprochait à ce dernier sa conception du sujet comme une subjectivité pure. Descartes n’a pas vu, selon lui, que, dans le connaître, le sujet n’est pas détaché de son immanence : il ne transcende pas le réel puisqu’il est lui-même objet de ce réel. Dans le « je pense donc je suis », ce « je » est à la fois sujet et objet de l’acte de connaître. Sujet, en tant qu’initiateur de ce connaître et en même temps son objet, dans la mesure où le résultat de cette opération mentale qu’est le connaître est que la conscience de mon être découle de ma pensée. C'est parce que je pense (je suis donc sujet du connaître) que je sais que j’existe (je suis aussi objet de ce connaître).
Il s’ensuit alors dans l’esprit de Kant que le sujet connaissant "fabrique" la connaissance grâce à ses catégories mentales, parmi lesquelles le Temps occupe une place privilégiée. Il s’agit, en quelque sorte, d’un concept-outil, et partant un produit de l’entendement, qui opère nécessairement dans l’acte de connaître. Mais comme il ne saurait y avoir de subjectivité pure, le sujet qui produit le Temps dans le cadre de sa médiation avec l'objet à connaître, est en même temps sous l'emprise de ce Temps qu'il produit puisqu'il est également objet de la connaissance. En d'autres termes, c'est l'immanence du sujet qui fait de lui à la fois un "producteur" qui devient, ipso facto, "prisonnier" du Temps qu'il produit. L'acte de connaître révèle au sujet, donc à la conscience, qu'il est lui-même objet du réel. Et, comme il ne saurait y avoir de connaissance sans conscience, c'est cette dernière qui assigne au Temps sa double fonction : il est l'outil par le truchement duquel elle connaît et, dès lors qu'elle connaît, elle est sous son emprise ; d'où la formulation : « je suis le Temps et je suis dans le Temps ».
Il faudrait que E. Klein ajoute à son interrogation ce qui suit : « Comment penser le Temps à la fois comme un mode de la sensibilité humaine et comme une donnée du Monde », ce Monde qui est d'abord objet de la connaissance ? pour que se dissipe le paradoxe apparent. Il ne faut pas qu'il perde de vue que lorsque ce Monde est évoqué, il l'est dans le cadre d'une relation de connaissance. Il faudrait qu'il parvienne à se détacher de cette conception newtonienne qui oublie que le Monde est d'abord un concept, et que, à ce titre, il appartient à une relation où le sujet connaissant joue un rôle cardinal. Bref, pour surpasser ce paradoxe apparent, il est salutaire de considérer le Monde dans son statut de "concept" faisant, à ce titre, nécessairement partie d'une relation à un sujet, et partant à une conscience.
Oui, le Monde existe bel et bien en dehors de la conscience. Mais, il faut se résoudre à admettre que tant qu'il n'est pas connecté à la conscience, je ne sais rien de lui. Il n'est qu'une obscure contingence, ce n'est qu'un pur chaos fait d'une diversité sensible qui ne pourrait donner lieu à aucune connaissance, puisqu'il n'est arrimé à aucune conscience. Je ne sais donc pas s'il contient un Temps ou non. Ce n'est d'ailleurs que par commodité de la pensée et du langage que je l'appelle "Monde" à ce stade, c’est-à-dire avant le processus de sa connexion à la conscience. N'est-ce pas sa seule inhérence à celle-ci qui justifie pleinement ce signifiant, pour parler comme les linguistes ? Qui oserait dire que ce concept du Monde existe pour un animal ou un arbre ? Or, ce n'est que lorsque je reconnais son existence que je commence à connaître quelque chose de lui, à savoir qu'il existe d'abord. Cette reconnaissance de son existence lui fait donc changer de statut : il passe ainsi de l'être ignoré à l'être connu, de l'être obscur à l'être éclairé par la lumière de l'entendement, du chaos au concept. Dans cette perspective, endossant immanquablement le statut de "concept", il n'a plus aucune existence autonome : il n'est que dans le cadre de sa relation à un sujet connaissant, partant, à une conscience. Ceci est donc la première étape du processus de la connaissance qui s'est mis en branle à propos du Monde. Or, c'est dans ce cadre que la conscience met en jeu le Temps, nous dit Kant, pour rendre intelligible cet objet de la connaissance qu'est le Monde. Et, rien ne nous autorise à décréter l'existence d'un Temps dans un Monde dont on ignore tout avant son arrimage à la conscience. N'en déplaise au réalisme spéculatif qui entend dépasser à bon compte le kantisme, tout objet du réel, à y réfléchir sérieusement, ne saurait se penser en dehors de sa relation à l'activité de l'entendement.
Faisant, semble-t-il, foi en ce réalisme spéculatif, E. Klein ne désespère pas de nous convaincre de l'existence d'un Temps indépendant de la conscience. À cet égard, il reprend la distinction opérée par J. M. E. Mc Taggart3, entre deux types de considérations relatives au Temps. D'une part, les notions d'antériorité, de simultanéité, et de postériorité, qui consistent en des relations temporelles ; et d'autre part, les attributs temporels qui sont le passé, le présent et le futur. E. Klein prétend que « les relations strictement chronologiques, celles d’antériorité, de postériorité et de simultanéité entre événements, sont objectives et indépendantes de nous. Elles ne changent pas à mesure que le temps passe : il demeurera toujours vrai que Newton est né avant Einstein. » Il pourrait, ainsi, dire la même chose entre Kant (1724) et Newton (1643) ou entre Leibniz (1646) et Newton ; la comparaison entre n'importe quels événements marquant une relation d'antériorité serait tout aussi valable.
Nous aimerions rappeler, à cet égard, à notre ami E. Klein, lui qui aime bien évoquer les expériences de pensée, de considérer la suivante : imaginons que les parents de Newton, avant de se marier, aient pu faire un voyage dans l'espace dans un engin se déplaçant à une vitesse proche de celle de la lumière ; la relativité d'Einstein ne nous enseigne-t-elle pas qu'à leur retour sur terre, Newton pourrait bien naître après Leibniz ? E. Klein a-t-il songé un seul instant que ce "toujours vrai" n'a de sens que dans le cadre d'une conception newtonienne du Temps ? Le paradoxe des jumeaux de Langevin n'est-il pas là pour nous montrer que ces relations d’antériorité, de postériorité et de simultanéité n'ont plus de sens dans le cadre de la Relativité d'Einstein, ou du moins qu'elles sont relatives, c'est-à-dire liées à un observateur et à un référentiel donnés et que, de ce fait, elles n'ont plus de réalité objective comme le prétend E. Klein ? Est-il concevable de soutenir que le jumeau qui a plus vieilli que son frère a vécu plus que lui et qu'il a eu, ainsi, une vie antérieure à celle de son frère ? Oui, Newton est né avant Einstein, mais ceci n'est vrai qu'à la condition que le temps propre de chacun des deux individus ait été synchronisé avec l'autre. Il s'ensuit que toute désynchronisation des temps propres ruine l'existence d'une relation d'antériorité intrinsèque et objective entre les événements.
Si nous concédons volontiers que l'argument de la Relativité, qui fait dépendre le Temps d'un référentiel et d'un observateur, ne suffit pas pour montrer que celui-ci dépend aussi d'un sujet conscient, cet argument a au moins le mérite de disqualifier la thèse selon laquelle le Temps aurait une réalité totalement objective. En revanche, c'est dans les attributs temporels que réside la possibilité de montrer la corrélation du Temps à la conscience. En effet, à bien considérer ces trois instances, l'on s'aperçoit que la seule qui possède une existence réelle c'est le présent, tant le passé n'est plus et le futur n'est pas encore. D'ailleurs, le passé et le futur ne peuvent être pensés qu'en référence à un instant présent : le passé est ce qui a été présent et le futur est ce qui sera présent. Or, qu'est-ce que le présent si ce n'est ce moment qui accueille la présence d'une conscience ? Comment peut-il en être autrement puisque le présent n'existe qu'en référence à un sujet conscient dont il marque la présence ? Il s'ensuit alors que c'est l'instant présent, ce substrat du Temps qui dépend nécessairement d'une conscience, qui nous révèle le lien intime entre le Temps et la conscience. Ainsi, l'idée d'un Temps qui existerait avant l'apparition de la conscience humaine devient douteuse, dès lors que nous prenons conscience de l'existence de ce lien. Car, ce "avant" a-t-il encore un sens sans la présence d'un sujet connaissant ? En d'autres termes, si l'on accepte l'idée que le présent n'a de sens que vis-à-vis d'une conscience qui le constate et que le passé n'est qu'un ancien présent, alors ce "avant", qui n'est rien d'autre -qu'on le veuille ou non- qu'un passé anciennement présent, est lui aussi tributaire d'une conscience.
E. Klein reconnaît la subjectivité des trois déterminations (passé-présent-futur) et admet le fait qu'en dehors de la conscience elles perdraient tout leur sens. Mais il s'accroche à ne voir dans les relations chronologiques (antériorité, simultanéité et postériorité) qu'une réalité objective et à en faire, ainsi, la seule réalité qui sous-tend l'indépendance de ce qu'il appelle « le concept “physique” du temps » à l'égard de la conscience. Or, même si l'on s'efforce d'admettre que cette séparation entre les attributs temporels et les relations chronologiques n'est pas un subterfuge langagier quelque peu "tracto-capilaire"4, un artifice lexical (ne jouerait-on pas ici avec les mots ? L'antériorité n'est-elle pas une autre manière de dire le passé, etc. ?) et que les notions de "avant-maintenant-après" ne sont pas elles-mêmes de simples outils cognitifs dont l'entendement use pour appréhender le cours des événements, au nom de quoi irons-nous jusqu'à transposer les déterminations chronologiques, qui concernent seulement le déploiement des événements, au Temps lui-même ? Qu'est-ce qui nous autorise à conclure que ce qui concerne les événements concerne également le Temps ? Est-il légitime d'identifier les événements au Temps ? Est-ce la même chose ? À son corps défendant peut-être, E. Klein semble s'accommoder de cette transposition sans s'interroger le moins du monde sur sa légitimité intellectuelle. Et, à cet égard, il tombe dans une contradiction flagrante. Il ne cesse de répéter à l'envi que « lorsqu'on dit que le Temps passe, on commettrait la même erreur que si on dit qu'un chemin chemine. On confondrait ainsi l'objet et sa fonction. » Non, poursuit-il, « le chemin ne chemine pas, il permet à des promeneurs de passer. De même, le Temps ne passe pas, il fait passer les événements. » Comment fait-il alors pour asséner brusquement que « le Temps a passé le plus clair de son temps avant l'apparition de la conscience humaine », si le Temps ne passe pas ?
Par ailleurs, il ne s'aperçoit pas qu'il fait un saut qualitatif, qui ne va pas de soi, entre des considérations épistémologiques et des considérations ontologiques. Il passe d'un discours relatif à la connaissance à une discussion sur l'existence des choses. La problématique kantienne du Temps se situe dans un registre épistémologique et non ontologique. Le corrélationisme est une théorie de la connaissance. Dès lors, son questionnement ne vise pas l'étude d'une existence en tant que telle : son objet ne consiste pas à étudier l'être du Temps ; ce n'est pas une ontologie. Ce n'est pas une philosophie de l'être qui étudie « l'être en tant qu'être », au sens aristotélicien du terme. Il se veut une entreprise philosophique qui tente de comprendre les principes de la connaissance. Et c'est dans ce cadre qu'il s'aperçoit que le Temps est intimement lié à la conscience d'un sujet connaissant. Le corrélationisme étudie le Temps, non en tant qu'être, mais en tant que donnée du Monde tel qu'il apparaît à l'acte de connaître, c’est-à-dire un phénomène (un "pour-soi", selon la terminologie kantienne). Et c'est la réflexion philosophique sur les conditions de la connaissance de ce Monde qui révèle le lien entre la conscience et le Temps. S'interroger sur l'existence du Temps c'est déjà le présupposer comme un objet du réel sensible. Et, de ce fait, on s'écarte des préoccupations épistémologiques, que met en avant le corrélationisme, pour transformer le questionnement en problématique ontologique.
Eu égard à toutes ces considérations, il importe de rappeler à E. Klein que les travers dans lesquels il est tombé viennent, semble-t-il, de son refus, conscient ou non, de s'affranchir du paradigme newtonien du Temps, comme si la relativité d'Einstein n'était jamais passée par-là. Par ailleurs, l'arrogance de la science physique lui fait parfois oublier la profondeur de la pensée philosophique. Les considérations qui peuvent parfois paraître antinomiques en son sein ne le sont que parce qu'on aborde ses problématiques propres avec les données conceptuelles empruntées à d'autres disciplines, en l'occurrence la physique newtonnienne. Ne voit-on pas, du reste, que les absurdités apparentes de la mécanique quantique ne sont que le fruit de notre obstination à vouloir continuer à l'appréhender avec les concepts de la physique classique ? S'il nous paraît absurde que le chat de Schrödinger puisse être, à la fois, mort est vivant avant l'ouverture de la boîte où il se trouve, ou qu'une particule puisse être, en même temps, à deux endroits différents, n'est-ce pas à cause du mauvais usage que nous faisons de nos outils cognitifs, lequel nous fait appréhender le monde quantique avec des concepts qui ne lui sont pas appropriés ?
Tout ceci nous conduit à reconnaître, sans ambages, l'utilité pédagogique d'une vulgarisation de la science. Mais la vulgarisation d'une pensée philosophique ne risque-t-elle pas de dénaturer la profondeur de ses concepts et la subtilité de son raisonnement ? C'est peut-être là que réside l'autre erreur de E. Klein, dans sa critique de la conception kantienne du Temps.
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Philosophe anglais qui, d'ailleurs, considère le Temps comme une pure illusion.
Tiré par les cheveux.
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