Fascination pour l’androïde
Les androïdes nous fascinent. La science fiction explore le sujet et entretient un rêve qui, finalement, est vieux comme le monde. Peut-être est-il temps de se réveiller pour « revenir sur terre » ? La robotique humanoïde ne tiendra pas ses promesses.

La série sur les robots qui a débuté jeudi sur Arte est, en ces temps de crises et de crimes, l’occasion d’introduire un peu de rêve dans un quotidien dont l’horizon s’assombrit sans cesse.
Nous replongeons toujours avec bonheur dans le bon vieux mythe de l’an 2000, avec toutes ses promesses, et notamment celle de disposer d’automates entièrement à notre service pour nous soulager de tout ce qui, de l’ordre du travail, ferait obstacle à notre jouissance immédiate.
Nous avons déjà vu ici que l’an 2000 n’est plus ce qu’il était. Dans la même veine, je voudrais à présent inviter le lecteur à considérer la possibilité que la robotique humanoïde ne tienne jamais ses promesses. En tout cas, pas dans cette génération, pas même de notre vivant.
Ma conviction est, en effet, que jamais il ne nous sera donné de connaître des androïdes à notre insu, c’est-à-dire, des robots humanoïdes tellement bien conçus que nous ne pourrions les distinguer des humains, même en vivant avec eux au quotidien, même dans l’intimité.
Ne rêvons pas, cela ne nous arrivera pas.
Qu’est-ce qui m’amène à une telle conviction ? : tout simplement ce que je tiens pour l’évidente absence de progrès significatifs de la robotique humanoïde qui, depuis ses débuts en est toujours, si je puis dire, à apprendre à marcher.
J’en veux pour preuve que Honda continue de nous présenter années après années des automates de forme humaine qui... savent marcher. Et encore, pas à tous les coups ! (cf. Asimo, le robot de Honda se casse la gueule dans l’escalier).
D’ailleurs, celui qui a été présenté comme le « premier robot humanoïde de l’histoire » est incapable de marcher. Il s’agirait serait selon la municipalité de Lausanne d’un jockey conducteur de chameaux construit par la société K-Team et destiné à remplacer les jeunes enfants dans les courses de chameaux au Qatar. Il y aurait là, a priori de quoi s’enthousiasmer car voilà une situation où un robot remplace l’humain dans une activité complexe en environnement « naturel ». Mais, en visionnant la démo, on découvre bien vite que le robot en question n’est qu’un mannequin servant de support à des mécanismes de téléguidage opérés par l’humain encore et toujours. On peut à cette occasion mesurer à quel point tout concourt à nous faire prendre des vessies pour des lanternes, de sorte que, jusqu’à présent, la forme humanoïde a surtout été un cache-misère posé sur un bricolage de circonstance.
Evidemment, les robots comme Curiosity, l’aspirateur Roomba ou, par exemple, le Vitirover qui désherbe les pieds de vigne, nous allons en voir de plus en plus. On ne cessera de nous vanter leurs prouesses mais ces automates sont à des années-lumière de l’humain.
Donc, rassurons-nous, il n’y a pas de danger de « singularité » sous ce rapport. La peur des humanoïdes est, pour nous et même nos enfants, aussi infondée que la croyance au père Noël.
Ce constat ne clôt pas la réflexion pour autant. Car il serait intéressant de comprendre... :
- pourquoi cet échec de la robotique après un demi-siècle de recherche ?
- pourquoi nous ne le voyons pas en tant que tel (cet échec) et pourquoi voulons-nous continuer de croire aux annonces fantastiques qui nous sont faites régulièrement par les « experts » et qui, à chaque fois, se trouvent infirmées ?
- pourquoi le projet de construire des androïdes exerce sur nous une telle fascination ?
Pour le premier point, au risque de me faire des ennemis, je répondrais que tout comme il ne faudrait surtout pas laisser l’économie aux seuls économistes, il ne faudrait surtout pas laisser la robotique aux seuls informaticiens.
Tout porte à penser qu’ils ne sont plus véritablement humains [1]. Ils sont bien trop rationnels et « computo-symboliques » pour cela. Ils ressemblent à leurs machines et, dès lors, ne peuvent se mettre efficacement au service de l’humain. Faute de percevoir l’humain chez l’autre, ils se déhumanisent.
Les utilisateurs de logiciels, surtout ceux conçus pour des administrations publiques, ont pu constater que ces derniers ne pouvaient décemment pas avoir été conçus par des humains, c’est-à-dire, des personnes ayant connaissance des besoins des autres humains. Seules des machines peuvent concevoir des « machins » pareils ;-) !
Le problème vient, je pense, a) de l’immense pouvoir d’abstraction et de dégagement du réel qu’offre les mathématiques et des b) habitudes de pensée que cela amène et des choix d’action que cela entraîne.
Je me rappelle, par exemple, une conversation avec une responsable de l’Association pour la Recherche Cognitive qui, informaticienne de son état, croyait pouvoir s’appuyer sur les travaux de l’épistémologue Popper pour justifier le fait que des simulations soient d’emblée fausses, c’est-à-dire, incapables dès la conception d’offrir un modèle plausible des processus cognitifs censés être étudiés.
J’ai eu à lui faire toucher du doigt que Popper demandait la falsifiabilité (réfutabilité), pas la fausseté des modèles, nuance !
Telle que je la comprends, cette posture était liée au fait que les roboticiens se trouvent dans des institutions qui, comme Saint Thomas, ne croient que ce qu’elles voient et se méfient des théoriciens, de ceux qui pensent d’abord et tardent à passer aux actes.
Bien que non complètement dénuée de fondement, cette vision a ses dangers qui font le prurit de la publication dans la science en général, et le prurit de la démo en robotique particulièrement.
Dans ce contexte, l’important c’est de « faire », de « réaliser » et non pas de « penser » ou de « théoriser ». Dès lors, bien sûr, la porte est ouverte au n’importe quoi, puisque toute « réalisation » satisfait à la demande dès lors qu’il y a quelque chose à voir qui permette de supporter l’espérance, de rendre crédible les promesses et de faire payer les crédules.
Non pas qu’il n’y ait pas eu des réalisations de valeurs, mais celles-ci, précisément, portent à la modestie car, en visant le réel de la performance robotique et non pas l’illusionnisme, elle aide à prendre la mesure du chemin qui reste à parcourir.
Je pense ici à la robotique autonome qui, tournant le dos aux habitus de l’Intelligence Artificielle classique s’est piquée de construire des machines adaptées et adaptables (ré)agissant hic et nunc dans un environnement physique concret, bien réel et non pas outrageusement simplifié comme cela a toujours été le cas avec la robotique computo-symbolique de laboratoire.
La conception de ces machines s’est d’abord attachée à la résolution de problèmes élémentaires (et donc fondamentaux) comme la locomotion en milieu « hostile » de sorte que ce que l’on visait, c’était l’intelligence du cafard ou de tout autre insecte capable de se déplacer sur n’importe quelle surface, aussi accidentée qu’elle soit.
Des hexapodes insectoïdes ont été développés à profusion mais en dépit du succès rencontré et du fait que cela a définitivement assis la légitimité de cette nouvelle approche de la robotique, il apparaît clairement que cela a aussi été un échec puisque, à l’évidence, nos robots martiens marchent encore sur des roulettes ;-).
L’échec apparaît encore plus patent si on prend en compte les espoirs et les projets que cela a suscité sous le rapport des androïdes.
Le pape de cette nouvelle robotique, Rodney Brooks s’est en effet très vite lancé dans la conception d’un humanoïde qu’il entendait « éduquer » comme on éduque un enfant. Une vraie construction ex nihilo qui aurait fait de lui un véritable démiurge. Mais son enfant robot, le dénommé Cog, s’il a bel et bien vu le jour comme prototype de recherche, est resté un idiot, un bâtard qui n’a pas su mériter l’admiration de ses concepteurs et dont on a plus de nouvelles.
Brooks d’ailleurs, s’est éloigné de la recherche pure. Il a quitté le MITet intervient dorénavant dans des problématiques technologiques et économiques comme l’évolution de la production manufacturière étasunienne. C’est toujours de la robotique mais industrielle. Pour les humanoïdes, vous repasserez.
Cela ne veut dire qu’une seule chose me semble-t-il : Brooks a compris que son projet Cog ne pouvait aboutir. On ne passe pas du cafard à l’homme en un coup de cuillère à pot. Vous pouvez y mettre des gazillons de bits par seconde en force de calcul, si vous vous trompez de voie, vous n’irez pas au but.
Pour conclure cette partie, je dirais donc que ce qui manque terriblement dans les laboratoires de robotique, ce sont non seulement des biologistes (on en trouve) mais surtout des psychologues (on en trouve aussi) de bonne extraction, c’est-à-dire, capable de penser en termes sensorimoteurs comme le faisait Piaget.
C’est avec raison que le lecteur reconnaîtra ici un plaidoyer pro domo. La robotique m’a, c’est clair, toujours intéressé. On peut la concevoir comme un parfait terrain d’expérimentation d’une psychologie théorique encore à inventer. La robotique autonome peut en effet être pensée comme une psychologie artificielle ou plutôt une psychologie synthétique, pour reprendre l’appellation que lui a donnée le neurophysiologiste Valentino Braitenberg récemment disparu.
Vous comprendrez dès lors l’intérêt que je peux porter à ces recherches :-) et ma frustration en constatant à quel point le public peut être tenu dans la plus totale ignorance de la modestie des avancées présentes comme de la nécessité de disposer d’approches tout à la fois plus diverses et surtout plus solides d’un point de vue théorique. Le pragmatisme par essai-erreur, le bricolage en somme, c’est sympathique, ça permet de produire des résultats mais c’est très vite limité. On le voit bien à présent.
Concernant le deuxième point, qui porte sur la question de savoir pourquoi nous ne reconnaissons pas cet échec de la robotique, je vois au moins deux facteurs explicatifs à l’œuvre. Le premier, c’est notre formidable motivation intrinsèque pour un tel projet. Comme nous en parlerons au point suivant, je passe immédiatement au deuxième facteur que je crois discerner ici et qui tient à la médiocrité phénoménale du journalisme scientifique qui fait au mieux un travail de vulgarisation — avec tout ce que cela implique de péjoratif — et qui n’a jamais, mais alors jamais été effleuré par l’idée que la science pourrait et devrait être avant toute chose une activité citoyenne qu’on ne devrait jamais, jamais, jamais laisser aux mains des seuls experts. Les journalistes — tout à leur idéologie naïve d’objectivité et donc de transparence pour eux-mêmes en tant que porteurs de messages qu’ils auraient mission de conserver intacts — se contente de rapporter la parole de l’expert sans la passer au filtre de la pensée critique, c’est-à-dire qu’ils font exactement la même chose en politique où les plus énormes bourdes peuvent être formulées sans qu’ils réagissent.
Il nous faut, bien sûr, des experts, des maîtres, des génies, mais le processus décisionnel doit rester (devenir en fait) citoyen, c’est-à-dire, populaire. Les savants devraient, selon moi (et bien d’autres heureusement) sortir de leur tour d’ivoire pour exposer recherches et projets devant des assemblées citoyennes qui, en lieu et place des politiciens imbéciles et sous influence du grand capital, décideraient des financements en prenant en compte tous les paramètres de la situation, c’est-à-dire, l’humain et l’environnement, pas seulement le potentiel marchand de la recherche.
C’est un immense débat et je ne m’y attarde donc pas. Disons pour résumer que la qualité de l’information scientifique du grand public est telle qu’elle me fait penser à ces films de zombies où ces derniers sont tenus à distance à coup de feux d’artifices qui leur en mettent plein les mirettes et les laissent comme paralysés le temps du spectacle.
Le dernier point est le plus intéressant car il va nous obliger à plonger au plus profond de l’humain. Il faut bien cela pour comprendre notre fascination pour nos doubles artificiels.
Celle-ci ne date pas d’hier. Des statues qui s’animent de la mythologie en passant par le Golem de Prague ou Frankenstein, nous sommes constamment ramenés à cette troublante dialectique hégélienne du maître et de l’esclave qui flatte autant notre volonté de puissance qu’elle se nourrit de la peur d’être débordé par sa créature.
Mon hypothèse est en effet que l’attrait pour les androïdes vient de cette archaïque volonté de puissance de l’homme sur l’homme que nous avons de tout temps cultivée, en commençant par l’enfance elle-même.
Ne nous y trompons pas : même si la Corée du Sud a déjà instauré des obligations de protection à l’égard des robots, il est très clair que la première chose qui sera faite d’un androïde, même approximatif, c’est un esclave. Un esclave sacrificiel d’abord, c’est-à-dire, un soldat consacré à la destruction sur le champ de bataille. Un esclave sexuel ensuite, c’est-à-dire, un être sur lequel ses propriétaires pourront assouvir tous leurs fantasmes sans avoir jamais à essuyer le moindre refus ni avoir à éprouver la moindre culpabilité.
Le fait est que vivre avec un humain est extrêmement exigeant si on entend vivre en paix. Cela nous oblige à renoncer à notre toute-puissance, cela nous oblige à respecter l’autre, ses désirs, sa personne.
La plupart des humains n’ont pas trouvé la clé des rapports harmonieux. L’éducation ne la leur a pas donnée. Et dans la société où nous vivons, ils n’ont pas le temps d’y réfléchir. Ils sont automatisés par l’urgence du vivre et du survivre ou par leur compulsions d’achat téléguidées par la publicité ou la norme sociale environnante.
Il est très clair qu’un humanoïde complètement soumis aux désirs et aux volontés de son partenaire-propriétaire lui offrirait un confort et une tranquillité inimaginable.
Il suffit de visionner ce documentaire de France 3 sur la manière dont les japonais fuient de plus en plus la complexité des relations sexuelles pour comprendre qu’il y aurait là un exutoire formidable à toutes les angoisses, frustrations et vexations auxquelles exposent les relations à nos semblables.
Avec le robot sexuel, pas de risque sanitaire, pas de risque relationnel, seulement le vide sidéral et la solitude du maître qui n’a que des esclaves pour échanger et qui vit donc seulement une simulation, un semblant de vie normale, un erzatz, un paradis artificiel engendré par l’être artificiel qui « mime » seulement le vrai.
Imaginons maintenant l’impossible, imaginons que les androïdes deviennent un jour complètement indistinguables de l’humain, qu’il faille des blade runners et des tests psychologiques interminables pour les repérer : il est clair qu’ils ne présenteraient alors plus aucun intérêt pour ceux qui recherchent le partenaire idéal d’emblée conforme à leurs attentes et toujours disposé à les suivre. Justement parce qu’il n’y aurait plus aucune différence. Autrement dit, il n’y aurait plus de soumission toujours-déjà acquise, il n’y aurait plus cette obéissance éternelle que l’on attend du robot et qui peut sembler tellement délicieuse lorsque l’on n’a connu que le conflit dans ses relations humaines.
L’androïde n’est donc intéressant que s’il reste un échec, c’est-à-dire, un sous-homme, un esclave que l’on peut dominer parfaitement. C’est à cela que porte la volonté de puissance qui, faute de merle humain, se rabat sur les grives androïdes.
Les poupées gonflables sont, sous ce rapport, le degré zéro de l’androïde. Le documentaire sur la vie sexuelle des japonais montre les avancées actuelles. A partir de là, on peut imaginer tous les progrès que l’on veut. Une seule chose ne devra pas être réussie : mettre la liberté du sujet dans la machine. L’androïde humain réussi au point d’être indistinguable de l’homme, donc libre et mortel, est tout aussi effrayant que les humains pour celui qui a besoin de dominer.
Bien entendu, tout ça est décrit et écrit à la hache. Je fais (trop) simple. On peut imaginer bien des glissements d’une situation à l’autre. Car entre, d’une part, le couple d’homo sapiens qui mène une vie machinale où l’autre est devenu un simple support d’affects, de plaisir et de confort et, d’autre part, le couple « hétérobot » (Homme + robot) où ce même support d’affects, de plaisir et de confort est tellement satisfaisant qu’il nous porte à croire à l’incroyable, à son humanité, la différence risque d’être tout à la fois bien tenue et très facile à percevoir au point que, pour certains, le choix pourrait être vite fait.
Tout ça pour dire que le problème des relations humaines a toujours été et restera pour longtemps encore le problème de l’instrumentalisation, c’est-à-dire, le fait de réduire le partenaire à un statut d’objet de satisfactions diverses et autres. Ceci est une réalité quotidienne dans laquelle s’enracinent l’essentiel de la conflictualité humaine.
Cela atteint des niveaux complètement géopolitiques dans la mesure où sous couvert de démocratie et de propagation des idéaux des Lumières, bien des nations, dont la nôtre, se sont adonnées à des entreprises guerrières et néocoloniales d’une actualité grandissante qui font que le problème de l’esclave robotique apparaît comme une aimable variation sur le thème beaucoup plus sérieux de l’immémoriale mise en esclavage de l’homme par l’homme.
Nous voilà revenu les pieds sur terre.
Si nous devons rêver de quoi que ce soit, c’est d’abord de ça : l’abandon de toutes les formes d’esclavage de l’homme par l’homme et, en particulier, la plus terrible d’entre toutes : la dette.
Un effort immense effort de lucidité nous est demandé. Des révolutions et des refondations vont être nécessaires. Alors, de grâce, éteignons la télévision, cessons de cultiver notre technophilie et regardons les humains que nous sommes devenus.
La possibilité de l’androïde nous sert de miroir : au fond, si nous voulons la domination, si nous sommes fascinés par l’idée de l’esclave robotique, c’est surtout parce que nous voulons le consentement, l’accord, donc la paix... avec nos semblables.
Qu’attendons-nous pour la faire ?
[1] Mon avocat me conseille d’indiquer ici que : 1) je plaisante 2) il y a des exceptions à la règle 3) ces exceptions, ce sont mes amis, et ils sont peu nombreux.
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