Fusion SUEZ-GDF, manquement à la parole donnée et hold-up économique
"Entre l’argent public et l’argent privé, il y aura la même différence qu’entre une arme détenue par un particulier qui peut servir à faire un hold-up ou bien à protéger un innocent et une arme confiée à un soldat et qui a pour seule fonction de défendre la patrie. C’est dire que l’une inspire la défiance et l’autre le respect." François de Closets, Toujours plus.
Les citoyens et les peuples peuvent-ils changer le cours du droit international et (re)trouver leur pouvoir de décision ? C’est possible : d’abord en se réappropriant toute leur culture juridique, composante essentielle du patrimoine démocratique depuis 1789. Les droits fondamentaux constituent une arme puissante qui, bien comprise, permettrait d’enrayer le déferlement d’un droit tout entier fondé sur la primauté du commerce et du profit. Le rappeler participe de la pression civique contre la résignation et la loi du plus fort (ou du plus riche) qu’on essaye d’imposer à des démocraties affaiblies, déclare Me Nuri Albala, avocat et président de la Commission internationale droits fondamentaux et mondialisation.
A l’occasion d’un entretien qu’il accordait le 20 septembre 2005 devant le Conseil de l’Europe, le criminologue britannique Michael Levi, auquel son interlocuteur demandait s’il y avait en Europe une définition commune de ce qu’on appelle le crime économique, répondait par la négative. Il précisait toutefois que le Conseil de l’Europe avait listé un certain nombre de figures juridiques qui en tenaient lieu, en rappelant notamment l’adoption en 1981, par ce même Conseil, d’une recommandation R(81) 12 qui répertoriait seize crimes et délits économiques concernant notamment les cas de fraudes financières, de blanchiment d’argent et de corruption.
A une autre question qui lui était posée, celle de savoir si cette liste était toujours valable aujourd’hui, ou si l’on voyait apparaître de nouveaux délits financiers, il répondait par l’affirmative, ajoutant toutefois de manière très pertinente en pensant aux anciens pays communistes de l’ex-bloc soviétique, que s’il était vrai qu’à cette époque certains délits touchant notamment aux privatisations n’avaient pas été pris en compte, il ne fallait pas " non plus oublier que combattre le crime économique, (c’était) aussi regarder du côté de personnes bien établies injustement respectées et pas seulement du côté des gangsters auxquels on assimile facilement le crime organisé."
Or, avec la question de la fusion Suez-GDF, c’est précisément à une nouvelle catégorie qui s’apparente à un véritable hold-up économique que l’on est en train d’assister, lequel met en péril, sur fond de libéralisation du marché de l’énergie en Europe occidentale, aussi bien les consommateurs eux-mêmes que les Etats qui y participent, laissant la porte ouverte à de véritables prédateurs autrement plus puissants et dangereux.
Il convient de rappeler qu’en lançant le débat sur une
future politique européenne commune dans le domaine de l’énergie avec son "Livre vert" publié au mois de mars 2006, la Commission européenne qui
venait d’être échaudée par le conflit gazier survenu entre la Russie et
l’Ukraine au mois de janvier 2006, n’avait plus d’autre choix que de
s’intéresser rapidement au dialogue énergétique entre la Russie et l’UE,
en pressant parallèlement ses membres d’achever
l’ouverture des marchés européens du gaz et de l’électricité,
d’intensifier les relations avec les principaux fournisseurs d’énergie
comme la Russie et l’OPEP, et de travailler à l’utilisation des
énergies
renouvelables en privilégiant l’efficacité énergétique et la recherche
sur les
technologies pauvres en carbone .
Si les chefs d’Etat et de gouvernement ont alors largement approuvé les propositions de la Commission lors du sommet annuel de printemps tenu le 24 mars 2006, plusieurs pays ont toutefois jugé utile, s’agissant du choix du "bouquet énergétique" à mettre en place, d’indiquer que l’UE ne devait pas empiéter sur leur souveraineté nationale. Mais plus précisément encore, des observateurs très attentifs ( la Confédération européenne des syndicats, par exemple) ont aussi souligné la nécessité de réserver un droit d’accès aux services énergétiques pour tous en Europe, appelant pour ce faire à la mise en place d’un service public européen ! Le secrétaire général de la CES, M. John Monks, déclarant que la future politique énergétique européenne devait s’articuler autour de quatre priorités : "le renforcement du contrôle public et de la démocratie dans le secteur énergétique, la réduction de la consommation énergétique, la sécurisation des approvisionnements et la diversification de l’offre énergétique", regrettait vivement que le Livre vert de la Commission n’ait pas cru devoir tenir compte de la dimension sociale de la politique énergétique.
Mais que pèsent ces considérations face au formidable eldorado qui vient ainsi de s’ouvrir ? Les grandes manoeuvres ont commencé, on s’en souvient, avec l’italien ENEL qui a lancé une OPA sur Suez, dirigée par M. Gérard Mestrallet, (Suez, l’ancienne Lyonnaise des eaux, que dirigeait le très chiraquien Jérôme Monod) , et dont l’activité couvre les marchés de l’eau, des déchets et de l’électricité. Enel, dont on a rapidement compris qu’il projetait de revendre le département aquatique de Suez à Véolia, son premier concurrent, a alors créé la panique : ne s’était-il pas en effet mis d’accord avec Henri Proglio, le dirigeant de Véolia, chiraquien lui aussi, certes, mais plutôt sarkozyste ? Qu’à cela ne tienne, une solution a vite été trouvée par le Premier ministre qui a paré le coup en proposant de fusionner Suez avec Gaz de France, lequel a comme chef M. J-F. Cirelli, autre sarkozyste.
Une autre difficulté surgissait alors, tenant au fait qu’au mois de juillet 2004 et alors qu’il était ministre de l’économie, M. N. Sarkozy avait fait promulguer une loi portant ouverture du capital de Gaz de France et fixant un seuil minimal de participation de l’Etat fixé à 70 %. Deux mois plus tard, les deux sociétés EDF et GDF avaient aussi changé de statut en devenant sociétés anonymes. Que faire, dès lors que, pour opérer la fusion Suez GDF, il devenait nécessaire d’échanger des actions entre les deux sociétés, obligeant ainsi à réduire à 34 % le seuil de participation de l’Etat ? Comment justifier un tel manquement aux engagements donnés ? Mais tout simplement ! En renversant l’échiquier, en accréditant auprès du grand public - patriotisme économique oblige, n’est-ce pas ?- l’idée de prime abord séduisante que la fusion Suez-GDF permettrait au groupe nouvellement formé d’atteindre une taille critique susceptible d’en faire le premier groupe européen fournisseur de gaz, une entité suffisamment crédible pour traiter d’égal à égal et négocier des tarifs favorables avec l’Algérie, la Norvège, la Russie , le Qatar et... l’Iran. On ne peut qu’être confondu devant une telle pratique du bonneteau !
Qui ne voit pas que ce montage n’a aucune force économique face à un partenariat aussi important que celui qui lie désormais Gazprom et Lukoil avec Sonatrach, aux termes d’un accord de participations croisées entre ces trois géants des hydrocarbures ?
Qui peut sérieusement ignorer qu’à part distribuer du gaz, GDF ne sait rien faire d’autre, face à Gazprom et à Sonatrach qui représentent ensemble 36% du marché européen d’une énergie qu’ils fournissent, produisent et vendent aussi en en indexant de surcroît le prix sur celui d’un pétrole qu’ils contrôlent pleinement ?
A part son portefeuille de clients qu’elle partage avec EDF, qui sera désormais son concurrent, GDF n’est rien, et n’apporte rien, si ce n’est une bouée de sauvetage temporaire à Suez et à son dirigeant dans un combat pitoyable entre réseaux chiraquien et sarkozyste.
Le député européen Claude
Turmes (Luxembourg) ne se trompait pas lorsqu’il déclarait que "tous
les bénéfices de la libéralisation supposée des marchés du gaz et
de l’électricité vont dans les poches d’une poignée d’entreprises du
secteur et de leurs actionnaires." Pour le moment, ajouterai-je, car
cette manipulation qui a pour cadre la libéralisation du marché de
l’énergie va rejaillir de plein fouet sur les consommateurs.
Les citoyens que nous sommes et les peuples peuvent-ils changer le cours du droit (inter)national et (re)trouver leur pouvoir de décision ? Oui. Et voici comment : grâce à la pression civique contre la résignation et la loi du plus fort (ou du plus riche) qu’on essaye d’imposer à des démocraties affaiblies.
Et quel est le premier de ces droits fondamentaux ?
C’est le vote. Le vote qui permettra de rappeler utilement dans moins
de huit mois que quelqu’un qui souhaite briguer la magistrature suprême,
surtout s’il est déjà ministre d’Etat, ne peut se permettre de manquer à la parole qu’il a donnée à ceux-là
mêmes dont il sollicitera le mandat pour les gouverner pendant cinq ans.
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