Hitler, Staline, Saddam Hussein, pris comme allégories du Sida en Allemagne : est-ce si pertinent ?
La campagne de sensibilisation contre le Sida qui est en cours en Allemagne, ne risque pas de passer inaperçue. Un choix de procédés de choc tend à lui donner un maximum de force de frappe, mais au risque de pulvériser sa cause. Elle comprend un clip et trois affiches. Leur sujet est identique : on y voit trois dictateurs, Hitler, Staline, Saddam Hussein, surpris en plein coït avec une jolie femme. Un même slogan anglais, dans un bandeau en travers de l’image, explique ces scènes insolites : « AIDS is a mass murderer », le Sida est un tueur de masse.

Quel est le leurre qui capte le premier l’attention ? Le leurre d’appel sexuel ou le paradoxe que représente la présence inattendue de ces personnages historiques dans cette posture sexuelle ? Probablement les deux à la fois et en même temps. C’est ce qui provoque justement le choc chez le lecteur par un chassé-croisé brutal entre deux réflexes antagonistes stimulés, un réflexe inné d’attirance et un réflexe socioculturel conditionné de répulsion.
Réflexe d’attirance par leurre d’appel sexuel ostentatoire
Le réflexe inné d’attirance est ici stimulé par un leurre d’appel sexuel ostentatoire. Il tend à provoquer la sidération du voyeurisme par l’exhibition du plaisir d’autrui ou de son simulacre. La métonymie offre, en effet, les effets explicites d’un coït furieux : mis hors contexte sur fond obscur pour ne pas distraire le regard, deux êtres nus, filmés de près en plan moyen, s’étreignent dans trois postures de jouissance sexuelle différente, la femme s’offrant tantôt de dos, tantôt de face. Une lumière tamisée érotique, rougeâtre et couleur chair, fait ressortir dans le contraste des ombres le relief des corps féminins tourmentés sous les convulsions du plaisir ou leurs simulations.
Le double jeu de l’exhibition et de la dissimulation montre et cache à la fois. Il permet comme toujours de satisfaire aux règles de la morale du groupe qui gouvernent les convenances de l’époque en la matière ; mais il vise aussi à stimuler un réflexe inné de frustration chez le lecteur avide, faute de ne pouvoir voir tout des corps qui s’ébattent. Il ne faut pas, en effet, que l’image accapare l’attention au point de la détourner de sa finalité : mettre en garde contre le SIDA.
Réflexe de répulsion par paradoxe de dictateurs en partenaires sexuels
La présence des dictateurs comme partenaires sexuels est, en revanche, le paradoxe qui déclenche dans le même temps un réflexe inverse de répulsion. Une seconde métonymie les oppose d’ailleurs à leurs compagnes. Bouche ouvertes, yeux fermés et tête renversée sont chez elles les effets d’une cause évidente, l’instant d’une jouissance extrême. Par contraste, les partenaires dictateurs montrent un visage étonnement glacé, parfaitement insensible : ils restent étrangers, en tout cas, à l’emportement débridé de leur compagne. C’est le moins qu’on puisse dire !
Le procédé de l’image mise en abyme accentue cette impression : ils ne sont même pas du tout à leur affaire. On les sent plus préoccupés de planter leurs yeux dans ceux du spectateur, comme si c’était le moment de le toiser et de chercher à l’intimider. On lit dans leur regard fixe la froideur de la bête sanguinaire en pleine besogne. Mais sans doute chacun doit-il ainsi se faire bien reconnaître du lecteur pour stimuler le réflexe de répulsion attendu : ils sont, en effet, dans la conscience collective, le symbole du mal absolu pour les massacres gigantesques auquel leur nom est définitivement attaché. On ne les attendait sûrement pas comme acteurs dans une scène d’amour.
Les limites de l’allégorie
Reste à savoir si cette allégorie, assimilant par l’image ces dictateurs au virus du Sida, est pertinente. On est tenté d’acquiescer en songeant à l’opération inverse qu’Albert Camus, par exemple, a lui-même opérée : n’a-t-il pas symbolisé dans un livre fameux, « La Peste », le Nazisme et plus généralement les totalitarismes par le bacille de la peste ? Le Nazisme a même été qualifié de « peste brune », de la couleur de certains de ses uniformes. Pourquoi la représentation inverse du Sida par Hitler, Staline ou Saddam Hussein ne pourrait-elle donc pas être aussi appropriée ?
1- Il semble qu’une première objection tienne à la réduction malheureuse d’un régime totalitaire à un individu, fût il son chef. On en oublie qu’un tyran ne peut rien sans un État tyran. Hitler, Staline ou Saddam Hussein n’auraient pu perpétrer leurs crimes de masse sans disposer d’un appareil et d’une administration d’État composés d’une multitude de collaborateurs, bons fonctionnaires soumis, dévoués, loyaux et d’une conscience professionnelle irréprochable.
On objectera que, c’est ainsi justement que le SIDA opère : il emprunte lui aussi des voies apparemment sûres, aussi anodines et peu suspectes, celles de partenaires inconscients, se présentant comme inoffensifs. Oui, sans doute, mais, dans ce cas, ces dictateurs, reconnaissables entre mille, qui portent le mal sur leur visage, peuvent-ils symboliser leurs exécutants qui respirent la confiance ?
2- Précisément, on touche à une deuxième limite de cette allégorie qui assimile le virus du Sida à ces dictateurs. L’abandon de ses femmes entre leurs pattes tient, lui aussi, tout de même, du paradoxe : comment ont-elles pu s’y retrouver sans y avoir consenti en toute connaissance de cause ? Avant de se donner, n’ont-elles donc pas reconnu Hitler ou les autres ? Hitler, connais pas ? Ne sont-elles pas victimes d’elles-mêmes et de leur propre inconscience ? Peuvent-elles inspirer dans ce cas un sentiment de compassion ? Ou alors, par intericonicité, il faudrait imaginer le scénario inversé de « La Belle et la Bête » : ce serait cette fois le prince charmant qui aurait séduit la Belle et qui, ensuite, dans l’étreinte, se serait soudainement métamorphosé en bête dévoreuse et mortifère.
Le danger de la farce
Mais le plus grave est que cette image du Sida symbolisée par des dictateurs, n’est même pas tempérée par la distanciation de l’humour. Au contraire, elle s’expose à sombrer dans la farce qui tend à la discréditer. La distorsion est si grossière entre ce qui est – des dictateurs en plein coït - et ce qui devrait être et a été – l’image qu’ils ont laissée de tyrans implacables jusqu’à la destruction de leur peuple. Ces monstres froids historiques qui incarnent la haine et le mal peuvent-ils être représentés dans un contexte d’amour sans faire pouffer de rire ? Ce n’est sûrement pas ce que recherchent les auteurs de cette campagne.
La Mairie de Paris a-t-elle été mieux inspirée dans la sienne (voir ci-dessous les deux photos) ? Elle a choisi, elle, ouvertement l’humour d’une autre image qui assimile le préservatif à un chien, une sorte de basset, un de ces chiens boudins rasant le sol, tenu en laisse et qualifié de « meilleur ami de la femme et de l’homme ». Encore faut-il aimer les chiens ! Du moins, le moyen de protection qu’est le préservatif est-il clairement exhibé. Quand des ecclésiastiques tentent de faire douter de son efficacité prophylactique, il n’est pas mauvais de réaffirmer le contraire. Sans doute est-ce plus utile de rappeler quel arme employer pour se défendre que de pérorer en assimilant de manière aventurée et fumeuse le Sida aux dictateurs tueurs de masse. Paul Villach
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