Il y a 500 ans, Luther publiait ses 95 thèses
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Une parole intéressante de Karl Marx consiste à dire que "les hommes font l'Histoire sans savoir l'Histoire qu'ils font". Il me semble que cette maxime peut très bien s'appliquer à Martin Luther, moine augustinien allemand né en 1483 et mort en 1546. Si dans un premier temps, ses "95 thèses" placardées sur le chateau de Wittenberg sonnent comme un "coup de gueule", elle n'en devinrent pas moins l'origine d'une scission profonde et d'une révolution en Occident, aussi bien au niveau religieux que moral, politique et philosophique. Martin Luther eut le temps de se rendre compte des divergences qui plongeraient l'Europe dans un grand tumulte de conflits, mais il ne vit pas de son vivant l'héritage profond de la Réforme dans le monde occidental.
Que s'est-il passé le 31 octobre 1517 et pourquoi cet événement eut-il de telles conséquences ?
Que s'est-il passé ?
Commençons par détailler les événements du 31 octobre 1517. Qu'a-t-il bien pu se passer ce jour là et pourquoi ? D'abord, il faut évoquer une des causes, une pratique très courante dans l'Eglise de l'époque et qui choqua le moine allemand : la vente des Indulgences. Que cela signifie-t-il ? Que l'Eglise, pour financer la construction de Saint-Pierre de Rome, vendait aux croyants le moyen de raccourcir le temps de passage au purgatoire après la mort. Les indulgences existent toujours aujourd'hui mais ne sont plus commercialisées.
Le 31 octobre, afin d'afficher publiquement tous ses désaccords, il afficha ses "95 thèses" sur la porte de l'Eglise du château de Wittenberg, ville où il enseignait la théologie. Rassurez-vous, il n'a pas passé 95 thèses de doctorat (c'est physiquement impossible). Ces thèses se résument chacune à quelques lignes, sous forme de déclaration. Il s'agissait aussi de montrer son désaccord avec Johan Tetzel, frère dominicain avec qui il entama une controverse en 1518.
Au départ, Martin Luther ne pensait d'ailleurs toucher qu'un public restreint, bien que l'affichage le 31 octobre (veille de la Toussaint et du rassemblement des fidèles) ne soit pas anodin. Mais il fut surpris de la diffusion et du succès rapide de ses déclarations. Ses thèses mettent pourtant en avant des principes nouveaux qui vont également lui attirer les foudres de l'Eglise : Dieu seul est sacré, la Grâce seule permet de sauver, la Foi seule compte devant Dieu, les Ecritures seules sont sources de la Vérité... A cela s'ajoutera le sacerdoce universel, ce qui amplifie la remise en cause des autorités religieuses et de la Tradition. Tous ces événements ne manquèrent pas de faire basculer les choses rapidement d'un continent religieusement homogène à un continent fracturé.
A cours terme : l'éclatement
Réfléchissons d'abord à court terme. Bien évidemment, après que l'Eglise demanda le retrait de "41 erreurs" (ce que l'Allemand refusa, brûlant la Bulle apostolique) c'est l'excommunication qui s'imposa contre le moine récalcitrant, mais ce ne fut pas tout. Charles Quint, Empereur du Saint-Empire, le somma de renoncer à ses idées devant la Diète de Worms en 1521, ce que Luther refusa également. Il fut alors mis au ban de l'Empire et interdit de publication. Cela n'empêcha pas la diffusion de la Réforme dans les milieux artistiques, ecclésiastiques et princiers, ce qui devint ensuite un prétexte pour contester l'autorité impériale : les princes "protestants" (notamment Frédéric III de Saxe) accueillirent Luther et se convertirent. Ils contestèrent également l'Empereur à la Diète de Spire en 1529, revenant sur la liberté religieuse et forment en 1531 la Ligue de Smalkalde. Après un trêve, les Protestants refusèrent de reconnaître le Concile de Trente qui commençait en 1545, et perdirent la bataille de Mühlberg en 1547. La Paix d'Augsbourg de 1555 entérina la division par son fameux cujus regio, ejus religio (Tel Prince, Telle Religion).
De la même manière, les guerres de Religion en France mélangèrent les conflits religieux aux désaccords politiques, tout simplement parce que le pouvoir politique et la souveraineté royale de l'Epoque se fonde sur une origine divine. Par ailleurs, ce fondement est le socle de l'unité du pays (Un Roi, une Foi, une Loi).
Si le premier bouleversement est violent, clivant et menace la stabilité des Etats de l'époque, un second vient se consacrer progressivement, d'un point de vue philosophique et juridique. Si les Réformateurs comme Luther ne sont pas des novateurs philosophiquement parlant, leur "geste" donnera lieu à des nouveautés dans ses conséquences. Ce n'est donc pas la pensée de Luther et Calvin (qui sont respectivement opposés au libre arbitre et défenseur de la prédestination), mais leur vision de la théologie, de l'herméneutique biblique et de l'histoire humaine qui vont changer les mentalités. C'est en cela qu'ils sont l'impulsion de certaines nouveautés, bien que leur volonté de restitution et de retour aux sources du christianisme ancien font d'eux des conservateurs dans l'âme.
A long terme : les héritages de la Réforme protestante
Premier point essentiel, la Réforme remet en cause le concept de vérité religieuse car toute vérité est par essence unique. Or, la Réforme prétend aussi incarner la Vérité. Elle introduit de fait un pluralisme qui réduit la vérité. Par ailleurs, la critique et l'histoire s'invitent dans l'herméneutique biblique et la Vérité révélée contenue par la Bible perd sa dimension sacrée. En effet, la critique nouvelle de celle-ci se fonde sur la liberté d'analyse (celle-ci n'est plus seulement réservée aux spécialistes et autorités), la grammaire, la rhétorique et la contextualisation. D'ailleurs, Erasme et Reuchlin avant eux avaient introduit cette méthode rationnelle d'analyse des Ecritures sans toutefois franchir le pas de la scission religieuse. La Réforme est donc, avec l'Humanisme, à l'origine du rationalisme qui entame un mouvement de dissociation entre philosophie et théologie. Descartes en est un bon exemple, lui et son doute radical père de toute réflexion rationnelle.
Au-delà d'une remise en cause de la vérité au travers de l'individu, la "geste réformatrice" entraîne également des mutations profondes dans les sociétés concernées, par le droit et la politique. En effet, le pluralisme amène également progressivement à l'idée de Tolérance. Les thèmes de la cohabitation et de la liberté religieuse s'imposèrent progressivement, comme si la Réforme et ses conséquences avait permis une bonne gestation des idées des Lumières. La transition se fait peu à peu d'une souveraineté de privilèges (droits accordés par le Roi) à une souveraineté d'acquisition de droits par les individus. En France, les philosophes et politologues réfléchissent sur la légitimité du pouvoir royal, notamment après la révocation de l'Edit de Nantes, qui fut pour les Réformés difficile, puisque cela actait leur inexistence officielle pour près d'un siècle. Et c'est bien parce que le pouvoir royal est mis à mal dans son unicité que cette Révocation arrive : le Roi se devait en effet de défendre deux religions, deux vérités... Ces réflexions aboutissent à des éléments qui "sapent" déjà quelque part l'autorité royale :
- Etienne de la Boétie estime par exemple qu'il est naturel chez l'Homme de se retourner contre un roi tyrannique au nom de la Liberté.
- La Tolérance est de plus en plus considérée comme un droit naturel et un droit des gens, non comme un privilège (on voit d'ailleurs que la notion perd déjà de sa force sans même qu'il ne soit question d'impôts).
- L'idée d'un contrôle de l'autorité royale commence même à germer, entraînant la possibilité théorique d'une souveraineté divisée. Cette idée naît d'ailleurs dans les deux camps qui s'opposent lors des Guerres de Religion.
On le voit donc, la France et son absolutisme fut au coeur de la réflexion philosophique protestante. Mais il ne faut pas oublier la circulation des Idées : la République des Lettres, les exilés aux Pays-Bas, les autres protestantismes, ont aussi favorisé le développement d'idées nouvelles, comme en Angleterre (John Locke sécularise l'origine du pouvoir et développe sa théorie du Contrat) et aux Pays-Bas. Jurieu et Bayle, de leur côté, diffusent les idées rationnelles au Royaume d'Orange, diffusant par la même occasion la langue française. Jurieu conteste en effet l'origine divine du pouvoir, l'absolutisme et défend l'insurrection du peuple, comme la Boétie. Il est toutefois orthodoxe religieusement et ne reprend pas à son compte l'idée de tolérance, loin s'en faut. Pierre Bayle, lui, développe toute la base des arguments antireligieux des Lumières, bien que ces derniers les aient interprétés plus radicalement. Pierre Bayle affirme en effet l'indépendance de la morale par rapport à la religion et affirme que la raison ne peut soutenir la religion sans mener au Déisme. Lui reste "proprement" calviniste et croit en la Nécessité de la Grâce, seule à pouvoir expliquer les mystères de la Religion, inaccessibles à la Raison. Par rationalisme, les Lumières comprendront cela comme une critique de toute religiosité, pas comme un scepticisme.
L'éclatement provoqué à court et moyen terme par la "geste réformatrice" initiée par Martin Luther est donc conséquent. C'est cela qui conduit d'ailleurs en partie au développement d'idées nouvelles au niveau philosophique, politique et juridique dans l'Europe occidentale. Passeurs de Lumières, les réformés ont joué un rôle non négligeable dans ces nouveautés qui constituent concrètement des héritages. Les calvinistes furent très largement patriotes pendant la Révolution Française et la Tolérance devint avec la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen une vertu d'éthique naturelle, tout comme la Liberté de Conscience devint un droit fondamental.
Mais là n'est pas le seul héritage. Il convient aussi de comprendre une seconde phase de l'héritage protestant, développée par l'historiographie réformée du XIXème et du XXème siècle. Une des oeuvres majeures est celle de Max Weber qui lie étroitement l'esprit du capitalisme à un ethos protestant. D'abord, il apparaît que dans son autorisation "tempérante" du prêt à intérêt, Calvin participe à développer un esprit capitaliste. Mais le comportement puritain adopté par des branches du protestantisme favoriserait aussi le développement du capitalisme moderne. En effet, les Calvinistes croient à la prédestination : le salut n'est dû qu'à la Grâce Divine et Dieu a déjà un plan pour nous tous. Dés lors, l'enjeu ne réside plus dans l'obtention de son salut par des bonnes oeuvres, mais dans la réception de signe laissant penser qu'on est élu. Cela favoriserait ainsi un travail méthodique dans une vie rigoureuse. Aussi, le célèbre sociologue allemand voit aussi dans Luther l'origine de la profession et du travail comme devoir qui favoriserait également le développement du capitalisme et l'enrichissement personnel. Tous ces arguments, ajoutés à l'importance de la raison dans le protestantisme, favoriserait l'organisation rationnelle du travail, la comptabilité rationnelle, la recherche rationnelle de marchés porteurs, la réévaluation et la recherche de l'amélioration, la séparation entre propriété industrielle et personnelle.
Si l'oeuvre de Weber reste fondamentale, elle n'en fut pas moins critiquée et relativisée, même si un parallélisme peut tout à faire être admis entre l'éthique protestante et l'esprit du capitalisme. Dans d'autres domaines, ont peut aussi dire que le protestantisme a également été un ferment de l'individualisme (ce qui est une conséquence non voulue de la Réforme selon Michel Grandjean). Ce n'est peut-être pas totalement faux, tant les conséquences de la Réforme furent grande pour la liberté de conscience, la tolérance et le droit des gens. Par ailleurs, l'application stricte de l'herméneutique biblique protestante amène à se passer allègrement de toute autorité et à un examen très individuel et personnel des Ecritures. La dynamique du protestantisme n'est-elle pas d'aller vers une dissolution de l'idée d'Eglise comme communauté ? L'éclatement du protestantisme en de très nombreuses branches peut en partie le confirmer bien que les protestants n'aient pas vraiment renoncé à l'idée de communauté (ni d'ailleurs au dialogue avec Rome). Toujours est-il que culturellement, les Eglises Evangéliques (qui ont le vent en poupe) incarnent bien cette volonté de recentrage individuel mais y adjoint une chaleur communautaire évidente. Régis Debray estime également que la culture protestante américaine est à l'origine du culte de l'émotion, du témoignage et de la pluralité qui sont largement acquis en Occident.
Conclusion
Nous commémorons aujourd'hui les 500 ans d'un événement à la fois fondateur de l'Occident et perdu dans un faisceau causal. Car bien évidemment, retenir uniquement Luther, c'est également oublier Calvin après lui, mais aussi Hus et Wiclyf avant lui. C'est également oublier la dynamique réformatrice catholique médiévale tout comme l'influence de l'Humanisme.
Il faut donc retenir le moine augustin moins comme fondateur que comme celui qui donne l'impulsion. Comme dit précédemment, beaucoup de conséquences sont indirectes plus que directes, involontaires plus que préméditées et pensées. Luther, c'est l'élément déclencheur par excellence dans un contexte qui était favorable au changement.
Quel changement ? D'abord l'éclatement politico-religieux, ensuite les idées nouvelles, la sécularisation, le désenchantement du monde. "Contre-religion", la Réforme rationalise la Foi, désacralise la religion et tout son univers mental plus ou moins superstitieux pour tout ramener à Dieu, les Ecritures et le Salut de chacun.
Si l'Eglise catholique avait le potentiel pour se réformer et si de telles idées se seraient probablement développées par d'autres moyens (l'humanisme notamment), Luther fut, par ses choix de rupture profonde, un formidable accélérateur d'histoire à l'aube de notre modernité.
Sources
Les 1001 jours qui ont changé le monde. F.Gersal. Flammarion.
Histoire de la Philosophie. Pradeau JF (dir), Editions Points.
Oratoire du Louvre
Le Temps
Réforme.net
Musée Protestant
Enquête Revues
Wikipedia
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