L’élection du président de la République au suffrage universel a-t-elle fait son temps ?
Ils n’ont pas de chef, ils n’ont pas de chef ! Le reproche fait aux socialistes est devenu si répétitif et donc évident qu’on ne songe même pas à le contester. C’est même l’occasion de bons mots : le Parti socialiste et François Bayrou seraient faits pour se rencontrer, car l’un est un parti sans leader et l’autre un leader sans parti !, s’esclaffe un ministre de la majorité. Ça n’empêche pas le Parti socialiste et ses alliés, pourrait-on lui rétorquer, de gagner les élections régionales et municipales.

Mais c’est dire si un groupe sans chef est perçu aujourd’hui comme une anomalie. Nulle autre organisation sociale ne peut prétendre rivaliser avec la structure pyramidale. Un groupe sans chef est tenu pour un corps sans tête. On ne se risquerait pas à soutenir au contraire qu’un chef dans un groupe peut devenir une tête sans corps.
Endroit et envers de la structure pyramidale
Les expériences historiques en tout genre montrent, en effet, que la structure hiérarchique pyramidale est de loin la plus prisée. On ne peut nier les bénéfices immédiats que l’on tire à court terme d’une structure monarchique : la concentration de l’information et des leviers du pouvoir associe la rapidité de la prise de décision sans avoir à souffrir des freins d’instances délibératives et celle de son exécution grâce à la soumission aveugle des échelons qui en ont la charge.
Nul doute que, par temps de crise aiguë, ce type de fonctionnement a toutes les apparences de l’efficacité. La République romaine y recourait en confiant pour un temps limité tous les pouvoirs à un « dictateur » en cas de péril majeur. L’article 16 de la Constitution française de 1958 s’en est inspiré : le président de la République est investi lui aussi de tous les pouvoirs pour faire face à des circonstances de danger exceptionnel, comme cela s’est produit lors du putsch des généraux à Alger en avril 1961.
Mais l’Histoire ne montre pas moins la faillite où court une société prise dans les serres d’un leader supposé charismatique, isolé au milieu de sa cour : perdant tout contact avec la réalité, il ne tolère bientôt plus que l’approbation de ses fantasmes pour le malheur des citoyens ravalés au rang de sujets.
Une IVe République méritante
On sait que les institutions de la Ve République française ont prétendu trouver remède aux défaillances d’une IVe République ballottée, sans chef incontesté, au gré de majorités de circonstances variant selon les questions à traiter. La IVe république a-t-elle pourtant démérité dans les douze années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale ? Son bilan est même plutôt impressionnant, depuis la reconstruction du pays jusqu’à l’organisation de la décolonisation en passant par celle du Marché commun. Mais c’est vrai, les majorités variaient sans cesse : il fallait en trouver une pour quasiment chaque problème. Une équipe ministérielle ne pouvait prétendre survivre plus longtemps. Les élections ne dégageaient pas clairement une majorité pour un mandat donné.
Une forte opposition gaulliste, d’un côté, et, de l’autre, un électorat communiste à 25 % tenu en lisière par temps de guerre froide, n’y aidaient pas non plus. La question algérienne a montré les limites du système : son règlement n’a pu réunir de majorité. Mais il faut dire que des factions travaillaient dans l’ombre pour l’empêcher, croyant que le général de Gaulle serait le garant de l’Algérie française. Mauvais calcul ! Aussi ont-elles alors tenté d’éliminer celui qu’elles avaient aidé à revenir au pouvoir.
La monarchie élective de la Ve République
Noircissant le tableau d’une IVe République jugée impuissante car soumise aux combinaisons des partis, le général de Gaulle en a profité. Pierre Mendès-France, François Mitterrand et quelques autres exceptés, il a su convaincre, en pleine crise algérienne, de la nécessité d’instaurer un exécutif fort. La clé de voûte de ce système a été l’instauration en 1962 de l’élection du président de la République au suffrage universel.
Du coup, tous les pouvoirs ont procédé désormais du monarque élu pour une durée déraisonnable de sept ans renouvelables, récemment réduite à cinq ans toujours renouvelables par le référendum du 24 septembre 2000 pour lequel 70 % des électeurs ne se sont même pas déplacés. Le Parlement, en cas de majorité du même bord que le président, est réduit à une chambre d’enregistrement sans même la maîtrise de son ordre du jour : les lois sont à la discrétion du président et du gouvernement pour l’essentiel. L’indépendance de la justice est prétendument garantie par le président lui-même, à la tête du Conseil supérieur de la magistrature. On a vu ce que ça donne quand le président lui-même est assiégé de procédures.
Enfin, le prince-président fait et défait les carrières de milliers de hauts fonctionnaires, comme au temps des rois : il dispose d’un pouvoir de nomination quasi discrétionnaire qui n’a cessé de croître au fil des ans et des présidents. Ce seul pouvoir dans la durée suffit à générer la pire relation sociale qui soit pour une démocratie, le clientélisme et la corruption qui l’accompagne.
Le respect de la loi ou de l’autorité ?
Cette confiscation des pouvoirs par un seul chef est-elle plus efficace que leur répartition changeante au sein d’un Parlement ? Car qui dit Parlement ne signifie pas pour autant pagaille. La Grande-Bretagne, l’Allemagne et même l’Espagne le montrent. Le leader du parti vainqueur aux élections devient le chef du gouvernement avec l’assurance en général de disposer d’une majorité pour gouverner, mais il n’accapare pas pour autant tous les pouvoirs comme le président de la République française.
Serait-ce affaire de tempérament national déjà critiqué par Chamfort au XVIIIe siècle ? « L’Anglais, écrit-il, respecte la loi et repousse ou méprise l’autorité. Le Français, au contraire, respecte l’autorité et méprise la loi. Il faut lui enseigner à faire le contraire, et peut-être la chose est-elle impossible, vu l’ignorance dans laquelle on tient la nation (…) » (1)
Une société politique française corsetée par ses institutions
On mesure en tout cas aujourd’hui avec le recul le type de société politique que l’élection du président de la République au suffrage universel a fini par modeler et corseter. Pour prétendre l’emporter dans cette unique compétition qui vaille désormais en France, les partis doivent par mimétisme singer cette structure pyramidale avec un chef incontesté à son sommet, s’ils veulent nourrir quelque espoir de victoire.
François Mitterrand qui a été pourtant l’un des plus féroces contempteurs de ce type de pouvoir assimilé, selon le titre d’un de ses livres, Au coup d’État permanent, a su s’y conformer, exerçant déjà sur le Parti socialiste, avant 1981, une autorité quasiment sans partage. Et une fois président de la République devenu, il s’est coulé dans les vêtements du monarque avec le plus grand naturel et les dérives arbitraires qu’on a vues. Certains l’appelaient « Dieu » ! Le respect de la loi n’était pas une priorité, la maîtrise de tous les contre-pouvoirs, oui. On ne peut pas dire que les présidents qui ont suivi aient corrigé les travers de ce monarchisme malfaisant.
La nuisance révélée d’un président élu au suffrage universel
Ainsi, la pléiade de personnalités qui rivalisent entre elles au Parti socialiste n’est un handicap pour ce parti que parce que les institutions françaises sont une monarchie élective. Tant de talents divers seraient au contraire un atout dans des institutions parlementaires rénovées, où le débat est l’énergie spécifique de ce type de démocratie.
Devraient conduire à y songer ces élections où ce sont moins les idées que l’apparence du candidat - le "look", dit l’Anglais - qui permettent de l’emporter : ainsi un acteur adepte du « body-building » s’est-il fait élire gouverneur de l’Etat le plus puissant des Etats-Unis, la Californie. Ou alors c’est un programme démagogique qui arrache la victoire en faisant basculer dans son camp, comme une cargaison mal arrimée dans un bateau soumis à un fort roulis, "les SOF", les Sans opinion fixe dont on stimule sans honte aucune les réflexes les plus primaires.
Il n’est pas civiquement souhaitable non plus que la fonction symbolique chargée de représenter une nation et ses institutions soit cumulée avec celle de l’exercice effectif du pouvoir. Toutes les conditions sont alors réunies pour l’exercice solitaire du pouvoir et les avanies qu’il réserve aux citoyens. Hors de France, cette fonction symbolique s’incarne selon les traditions dans un roi ou une reine traditionnels qui, selon la formule anglaise « règnent mais ne gouvernent pas ». À défaut, un président de la République élu par le Parlement pour son autorité morale fait l’affaire. Il n’y a guère qu’en France que le président détenteur du pouvoir effectif soit ainsi outrancièrement sacralisé par cette fonction honorifique qu’il cumule.
Reste à savoir, si l’on est convaincu de sa nuisance, comment retirer au suffrage universel direct l’élection d’un président qui lui a été attribuée. Le projet de réforme constitutionnelle se garde bien d’en parler. Un parti peut-il même avoir le courage de porter cette réforme sans courir le risque d’un naufrage assuré ? On criera facilement au déni de démocratie, en oubliant que ce type d’élection n’appartient tout compte fait qu’aux méthodes primitives de la démocratie.
À défaut d’une telle initiative, pourtant, il est à craindre que cette structure pyramidale rigide montre au fil des ans un pouvoir de nuisance encore plus grand au point de conduire un jour à une de ces crises qu’on ne souhaite pas, mais dont la fonction, du moins en France, est d’accoucher de nouvelles institutions. Paul Villach
(1) Chamfort, Maximes et pensées, caractères et anecdotes, Éd. Gallimard, 1970.
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