L’enfant géopolitique observant la naissance du second empire
Depuis l'implosion de l'URSS qui a mis fin de facto à la "guerre froide", on a assisté à un réaménagement des alliances dans le paysage politique international et certains changements exercent un attrait particulier chez les intellectuels et les universitaires "de gauche" qui considèrent les ennemis de leurs ennemis comme leurs amis.
Ils sont séduits par les initiatives des gouvernements qui, pour des raisons diverses et variées, contestent les exigences politiques ou économiques des États-Unis et de leurs alliés.
Ils considèrent a priori ces gouvernements comme des alliés dans la lutte pour une plus grande justice sociale et contre l'impérialisme pourvu qu'ils contestent l'hégémonie américaine.
La "guerre froide" reposait sur des alignements issus de la conférence de Yalta. Les choses étaient simples. Pendant une cinquantaine d'années, la plupart des gens ont eu l'illusion que le monde était divisé en trois :
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les pays à "économie dirigée" dits "socialistes" à l'est
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les grandes puissances à "économie de marché" et leurs satellites (néo)coloniaux à l'ouest
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les pays dits "non alignés" qui refusaient de se joindre à la croisade "anticommuniste"des occidentaux au sud
Un ordre aussi clairement défini, accompagné d'un conflit tout aussi clairement défini entre le leader du camp de l'est, l'URSS, et le leader du camp de l'ouest, les États-Unis, était décrit par la presse dominante comme celui de la fin des rivalités entre les pays industrialisés et réconciliés grâce à l'intervention providentielle de l'archange étasunien et qu'il ne restait plus qu'à exporter le système idéal nommé "démocratie" dans les contrées sauvages pour libérer les peuples opprimés.
Et patatras, en 1991, tout l'édifice s'est écroulé, laissant apparaître un paysage qui n'était guère différent de celui qui avait précédé les deux guerres mondiales, comme tout le monde a pu le constater avec la disparition de la Yougoslavie et la remise en selle des états qui en étaient devenus des constituants.
La chute de l’URSS et l’intensification de crises capitalistes à répétitions, politiques, sociales, écologiques et surtout financières, ont mis au jour des lignes de clivage, plus profondes que de simples fissures dans la façade occidentale.
Parallèlement, les évolutions des modes de gestion du capital devenu mobile, transfrontalier et doté d'internet, un outil qui réalise le vieux rêve d'ubiquité des anciens, mais surtout l'anéantissement des structures de protection sociales "grâce" à l'externalisation de la production vers des horizons où le travail est meilleur marché, mais encore les progrès techniques des moyens de transports, la privatisation des services et des biens publics, tous ces phénomènes, donc, ont exacerbé une concurrence impitoyable entre les acteurs de cette loi de la jungle où tous les coups sont permis et où les "faibles" n'ont pas leur place (sauf pour acheter les produits et payer des impôts). Et ces rivalités sont le terreau qui nourrit les conflits entre des états dont les lobbies n'ont conservé que la coquille militaire pour défendre leurs intérêts là où ça rue dans les brancards.
Tout comme les industriels et les financiers du dix-neuvième siècle imposaient leurs propres règles du jeu pour se partager le monde en le colonisant et pour s'entendre sur leurs fiefs respectifs d'un "libre-échange" en trompe-l’œil (conférence de Berlin de 1884-1885), les alliés occidentaux de l’après-guerre froide ont bricolé de nouvelles règles, alliances et accords commerciaux en éliminant des entraves aux mouvements de capitaux, aux échanges de marchandises et à l’exploitation du travail à l’échelle mondiale. Et ce développement fulgurant pour le "happy few" a été (et reste) présenté comme la preuve de l'efficience du système capitaliste, malgré quelques dégâts collatéraux dus au mauvais caractère de quelques bachibouzouks comme Saddam Hussein, Kadhafi et Ben Laden, tous mis dans le même sac, qu'ils soient des ennemis réels ou fabriqués.
Mais ce développement inégal, l'arrivée de nouveaux rivaux et les croche-pieds plus ou moins déloyaux de la concurrence ont repoussé aux calendes grecques l'avènement du paradis terrestre promis. Après un intermède de paix relative entre les grands blocs qui n'avaient pas disparu comme par enchantement, le nouvel ordre a commencé à battre de l'aile avec l’instabilité économique endémique, les rivalités commerciales entre alliés, la montée en puissance et en volume des armements, la résistance (néo)coloniale et les guerres nationalistes. La « mondialisation » n'a pas tenu ses promesses, surtout auprès de ses promoteurs eux-mêmes, et malgré l’encadrement réglementaire des institutions internationales qu'ils avaient mises en place pour consolider et légitimer leurs positions.
Secoué par une dépression mondiale et une crise de la dette européenne traitée par l'homéopathie en soignant le mal par le mal (c'est-à-dire une fausse reprise alimentée par un alourdissement de la dette elle-même), le bâtiment est en train de sombrer sur fond de guerres constantes, d’instabilité sociale et politique et de dysfonctionnement économique accéléré. Une arnaque planétaire sans précédent pour imposer un confinement supposé refroidir les circuits d'une pile atomique en surchauffe n'a fait que déboucher sur une période prolongée de stagnation et d’inflation.
Faut-il se résoudre au "TINA" (il n'y a pas d'alternative) de Mme Thatcher ?
Un certain nombre de représentants de la "gauche" en Europe et aux Etats-Unis sont séduits par le chant d'un chœur hétéroclite composé non pas de belles sirènes mais de vieux briscards (ou BRICSards ?), comme s’il s'agissait d'extraterrestres tombés du ciel, alors qu'ils ne font qu'occuper le terrain abandonné à la friche par leurs mouvements sans cohésion, sans analyse pertinente des enjeux et sans programme de rechange, le plan B n'ayant pas fonctionné, et tout en continuant à prôner un "libéralisme" et une social-démocratie de plus en plus discrédités.
Se trouvant sans réponse à un monde de tensions mondiales et de rivalités croissantes entre les états-nations qui ressuscitent, beaucoup de gens à "gauche" se sont enfermés dans une position de défense nostalgique d'un « âge d’or » imaginaire d'avant Donald Trump. et le "populisme" de droite pour les Américains, ou avant Macron et le fondamentalisme marchand pour nous.
Plutôt que d'attribuer la décadence du capitalisme à l'économie de marché elle-même, cette "gauche" entend mieux gérer le capitalisme pour obtenir de meilleurs résultats, une illusion aussi vieille que celle des Girondins qui refusaient de choisir entre l’égalité et la liberté, et se trouvaient devant le même dilemme que l'âne de Buridan qui est mort de faim et de soif devant un sac d'avoine et un seau d'eau, ne sachant pas par lequel commencer.
Tout aussi illusoire est l’idée selon laquelle un bloc ou un ordre émergent constituerait le fondement d’un puissant mouvement contre l’impérialisme lorsque ce bloc lui-même est composé d’états dominés par des lobbies financiers puissants ou d’états dotés d’un secteur économique reposant sur les "marchés", les deux n'étant pas incompatibles. Comment des états comme les membres de l'OPEP, experts en tractations multilatérales débouchant sur des ententes monopolistiques pourraient-ils participer à un grand nettoyage des écuries en mettant de côté leurs propres intérêts, pour créer un monde sans compétition, sans frictions, sans conflits et guerres entre états, alors qu'ils sont eux-mêmes constitués de capitaux en concurrence les uns avec les autres ?
Amorcé il y a 13 ans par cinq acteurs majeurs privés d’accès au club exclusif des états membres de l'OTAN et du Japon, le groupe des BRICS est devenu la panacée pour beaucoup de réformistes mais aussi pour beaucoup de conservateurs nationalistes, voire isolationnistes en forgeant l'oxymore "multipolarité" comme si, sur l'échiquier mondial, certaines pièces représentaient le changement social auquel ils aspirent dans leur propre case. Frustrés par leur perte d'audience auprès des masses qui ne supportent plus l'écart entre leurs discours et les exploits de leurs champions quand ils sont au pouvoir, ils s'investissent par procuration dans les actions d’autres gouvernements qui, pour diverses raisons, sont en opposition aux politiques des États-Unis et de l’Union Européenne.
Ils confondent cette identification de substitution avec la solidarité ou l'internationalisme qui, eux, naissent de l'empathie pour d'autres peuples ou pour des gouvernements qui sont au service du peuple. Par exemple, la solidarité avec Cuba repose sur la résistance de longue date du peuple cubain aux pressions et à l'ostracisme des États-Unis et de leurs alliés, et de fait, le gouvernement cubain organisant et soutenant cette résistance, bénéficie de cette solidarité, quoi qu'on puisse en penser.
Le gouvernement américain a perdu une partie de sa capacité à imposer sa volonté au reste du monde et la domination octogénaire de ce pays se trouve défiée par de nouvelles puissances dont ils ont contribué à assurer la croissance, ce qui explique en partie la montée des conflits et du chaos dans les relations internationales. Mais les partisans de la "multipolarité" interprètent cette situation comme un revers pour le système impérialiste alors qu’il s’agit, au mieux, d’un revers pour l’impérialisme américain en croyant que des challengers capitalistes peuvent être inoffensifs et renoncer à leurs intérêts afin d’établir l’harmonie et la paix mondiales. Seules des fées peuvent transformer des crapauds en princes charmants.
La présence d’apôtres de la multipolarité au sein des BRICS ne garantit en rien que la chute de l'hégémonie américaine éradiquera l’impérialisme en tant que système. Les relations de l'Inde et de la Chine ne sont pas au beau fixe depuis longtemps, et l'Inde (ou plutôt Modi), joue sur tous les tableaux en acceptant d'adhérer à presque toutes les formations internationales, qu'elles soient orientées vers l'Occident ou non.
Et les nouveaux membres des Brics présentent des caractéristiques encore plus contradictoires que les fondateurs. L’Égypte et l’Éthiopie ont un différend de longue date qui ne sera pas résolu par les BRICS. L’Iran et l’Arabie Saoudite sont en conflit par procuration, notamment au Yémen. Les Saoudiens sont prêts à reconnaître Israël, même aujourd'hui, afin d’acquérir une technologie nucléaire comparable à celle de l’Iran, ce qui en dit long sur ses intentions réelles.
Existe-t-il un projet commun progressiste et ou anti-impérialiste qui unisse les membres des BRICS, ou bien se sont-ils associés par opportunisme ? Croire que l'éclatement de l’empire américain fera disparaître les rivalités entre conquérants est aussi illusoire que d'avoir pu penser en 1918 que la dislocation de l'Empire Ottoman apporterait la paix et le bonheur aux peuples du Moyen Orient sous l'aile protectrice des philanthropes britanniques et français.
En fait, les BRICS mettent la barre très bas pour ce qui est de la réorganisation des relations mondiales, contrairement aux rêves de leurs supporters occidentaux.
Aujourd'hui, plutôt que de participer à des actions menées pas des organisations porteuses d'un projet de société, les "contestataires" et les "militants" sont devenus les observateurs d'une partie d'échecs entre gouvernements capitalistes, en encourageant de toutes leurs forces toute initiative susceptible de mettre à mal la puissance américaine. Mais une condition nécessaire est-elle suffisante ?
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