L’étouffement, programmé par De Gaulle, de la souveraineté populaire
En renvoyant Charles de Gaulle vers les nécessités militaires, et vers elles seules, l’amiral Muselier et ses proches commettaient tout bonnement, du point de vue du Général, un crime de lèse-majesté. Une seconde lettre, dans laquelle Muselier se dit prêt à glisser du rôle de président à celui de vice-président, ne change rien à l’affaire. Voici le cartel que l’Amiral reçoit le 23 septembre 1941 :
« Dans l’une et l’autre [propositions], vous demandez que votre chef d’état-major fasse partie du Comité avec en main tous les fils politiques et militaires de notre action secrète [commandant Moret, Marine et Coordination des Services Secrets]. Dans l’une et dans l’autre, vous prévoyez que le Comité national soit, pour l’essentiel, composé de vous-même, de votre chef d’état-major et de M. Labarthe. » (Vice-Amiral Muselier, De Gaulle contre le gaullisme, etc., page 228.)
Arrêtons-nous ici un tout petit instant…
André Labarthe inquiète décidément Charles de Gaulle… De même que Pierre Cot lui est immédiatement apparu comme un homme à éloigner de Londres… Ajoutons cet élément essentiel apporté par l’amiral Muselier dans le livre qu’il a publié en 1946 :
« […] Labarthe, qui devait être chargé de l’action en France, tenait absolument à être sûr de la personnalité chargée de diriger cette action. Jusque-là, ces services étaient partagés entre les agents de Passy et ceux de M. Dejean. » (Idem, page 228.)
Au moment où tout ceci se passe à Londres, Jean Moulin est en transit entre la France et l’Angleterre. Il vient y prendre contact avec les Britanniques et avec la France Libre. Une part essentielle de son activité ultérieure sera conditionnée par la qualité des liens qui s’établiront entre ce qu’on appellera plus tard la Résistance extérieure, et la Résistance intérieure. La manœuvre de l’amiral Muselier ayant échoué, Passy restera en place, ce qui va avoir des conséquences dramatiques… pour Jean Moulin. Nous y reviendrons.
Mais Muselier a tout de même été à deux doigts de réaliser ce qui était attendu par… Pierre Cot, Jean Moulin et quelques autres. Il écrit :
« Dejean acceptait de renoncer à cette partie de ses fonctions. Passy m’avait plusieurs fois déclaré qu’il accepterait les directives de Moret, dont il reconnaissait la grande expérience en ces sortes de questions. » (Idem, page 229.)
Reprenons, maintenant, la lettre de Charles de Gaulle à l’amiral Muselier :
« Vous justifiez vos prétentions en alléguant, d’une part des difficultés éventuelles avec nos alliés britanniques, d’autre part les tendances démocratiques de notre pays, comme si ces difficultés éventuelles ne pouvaient être résolues, ni ces tendances démocratiques satisfaites sans la prééminence de l’amiral Muselier et la présence du capitaine de vaisseau Moret et de M. Labarthe dans le Comité. » (Charles de Gaulle, Lettres, notes et carnets, 1941-1943, etc., page 71.)
Et voilà bien le dictateur :
« J’attendrai votre réponse jusqu’à demain 24 septembre à 16 heures. Passé ce délai, je prendrai les mesures nécessaires pour que vous soyez mis hors d’état de nuire et que votre conduite soit publiquement connue, c’est-à-dire stigmatisée. » (Idem, page 71.)
… hors d’état de nuire… Jean Moulin, m’entends-tu ?… demande un écho lointain…
Car, le même jour, Charles de Gaulle doit donner une conférence de presse à Londres. Il y sera question, justement, de la souveraineté dont il faut rappeler, dès maintenant, qu’elle était partie intrinsèque du Conseil de la Résistance réuni et présidé par Jean Moulin le 27 mai 1943, vingt-cinq jours avant son arrestation (21 juin 1943). Voici en quels termes De Gaulle présente l’objectif qui est le sien, en montrant bien que, pour lui, la question militaire n’est vraiment pas déterminante :
« À partir de maintenant, il ne faut pas seulement que la France Libre se contente de combattre l’ennemi commun par les armes dont elle dispose, il faut encore qu’elle s’organise de manière à représenter une nation qui n’a pas d’autre moyen que la France Libre pour faire valoir sa volonté, pour soutenir ses intérêts au-dehors, et enfin pour préparer demain le cadre dans lequel il sera possible d’exercer la souveraineté nationale. » (Idem, page 73.)
Mais le général de Gaulle, qui vient, le jour même, de menacer l’amiral Muselier de le mettre hors d’état de nuire, sait qu’il lui faut user, devant le public britannique, et indirectement américain, d’un minimum de prudence. Se rangeant parmi les anonymes de la France Libre, il affirme donc :
« Nous sommes obligés, puisque aucune expression de la souveraineté nationale n’existe en France actuellement [ce qui deviendra faux à compter de la première réunion du Conseil de la Résistance, le 27 mai 1943], d’improviser une autorité de fait que nous détenons comme gérants du patrimoine national et comme gérants provisoires. » (Idem, page 74.)
Et voici maintenant la promesse que Charles de Gaulle aurait dû tenir au bénéfice du Conseil National de la Résistance, non seulement du vivant de Jean Moulin, mais jusqu’au jour même où, la Libération effectuée, il aurait dû lui remettre tous ses pouvoirs en rendant compte, devant lui, de l’usage qu’il en avait fait :
« Nous avons déjà dit solennellement, et je tiens à le répéter, que cette autorité nous la tenons pour ce qu’elle est, c’est-à-dire, une sorte de délégation de l’intérêt national, autorité que nous exercerons provisoirement et que nous remettrons à la représentation nationale dès qu’il aura été possible d’en constituer une librement. » (Idem, page 74.)
Cela aurait donc été dit en public à Londres, et donc, indirectement, devant le monde entier. Pour bafouer cette parole solennelle, il est bientôt devenu nécessaire de briser à tout jamais… Jean Moulin et, à travers lui, la souveraineté populaire portée par le Conseil National de la Résistance… Nous allons, peu à peu, découvrir comment et par la main de qui…
Michel J. Cuny
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