L’irraison ambiante
Hier, la culture était comme la confiture de grand-mère, un assaisonnement de la tartine, une délicatesse de la personnalité. Aujourd’hui ? La culture est comme la confiture industrielle, la préférence pour le « light » et le « bio » ; l’irraison est élevée au rang des beaux-arts.
C’est un professeur de philosophie qui le dit : « Une chose est de constater la présence d’erreurs de jugement, d’incompréhensions, de lacunes dans les connaissances. Ce qu’on observe aujourd’hui est d’une autre nature : il s’agit de l’incapacité des élèves à saisir le sens même du travail qui leur est demandé. (...) Il est devenu impossible de se référer à l’art de construire une problématique et une argumentation pour différencier les copies. » (Eric Deschavanne dans ‘Le Débat’ mai-août 2007). Bien que déjà mûrs - plus qu’avant - à 17 ou 18 ans, bien que possédant une "culture" qui, si elle n’est pas celle des humanités passées, n’en est pas moins réelle, les jeunes gens paraissent dans leur majorité incapables d’exercer leur intelligence avec méthode.
Ils ne raisonnent pas, ils "résonnent". Ne comprenant pas le sujet, ils le réduisent au connu des lieux communs véhiculés par la culture de masse (la télé) ; ne connaissant que peu de choses et ne s’intéressant à "rien" d’adulte, ils régurgitent le peu de savoir qu’ils ont acquis, sans ordre, sans rapport avec le sujet. Ils n’agissent pas, ils "réagissent". Ils ne font pas l’effort d’apprendre, ils "posent des questions". Leur cerveau frontal, peu sollicité par les images, la musique et les "ambiances" propres à la culture "jeune", ne parvient pas à embrayer, laissant la place aux sentiments et aux émotions. Ils ont de grandes difficultés avec l’abstraction, l’imagination et la mémorisation, car ce ne sont pas les images animées ni les jeux de rôle, ni le rythme basique et le vocabulaire du rap qui encouragent tout cela... Tout organe non sollicité s’atrophie. On n‘argumente pas, on "s’exprime". On n’écoute pas ce que l’autre peut dire, on est d’accord ou pas d’accord, en bloc, sans examiner pourquoi.
Comment, dès lors, s’étonner que l’exercice démocratique d’une élection se réduise, pour le choix d’un candidat, à "pouvoir le sentir" ? Comment s’étonner que l’exercice pédagogique de la dissertation soit abandonné comme trop dur, au profit de la paraphrase du commentaire ? Comment s’étonner que le bac devienne, pour notre époque, ce que fut le certificat d’études jadis, la sanction d’un niveau moyen d’une génération et absolument pas le premier grade des études supérieures ?
Et c’est là que l’on mesure ce que peut avoir d’hypocrite la " moraline"* dégoulinante de bons sentiments des soi-disant progressistes français. "Le collège unique pour tous ! La culture générale obligatoire jusqu’à 16 ans ! 80% d’une classe d’âge au bac !" Qu’est-ce que cela signifie réellement, sinon l’effet de moyenne, cet autre nom de la médiocrité ? Car que croyez-vous qu’il se passe quand la notation des épreuves est réduite à se mettre au niveau des élèves ? Quand l’éducation ne consiste plus qu’à faire de l’animation dans les classes, pour avoir la paix ? Eh bien, c’est tout simple : la véritable éducation à la vie adulte s’effectue ailleurs. Et c’est là où la « reproduction », chère à Bourdieu et Passeron, revient - et plus qu’avant.
Quels sont les parents qui limitent la télé, les jeux vidéo et le tropisme facile de la culture de masse ? Pas ceux des banlieues ni les ménages moyens... mais ceux qui ont la capacité à voir plus loin, à financer des cours privés et à inscrire leurs enfants dans des quartiers où puisse jouer le mimétisme social. Mais oui, on tient encore des raisonnements logiques dans les khâgnes et les prépas ; on apprend encore dans les "grandes" écoles, surtout à simuler des situations ; on ingurgite des connaissances lorsqu’il y a concours. Le "crétinisme égalitariste" de l’UNEF, que dénonce Oliver Duhamel (sur France-Culture hier), laisse jouer à plein tous les atouts qui ne sont pas du système : les parents, leurs moyens financiers, le quartier, les relations. Le fossé se creuse donc entre une élite qui sait manier son intelligence, parce qu’elle a appris à le faire, et une masse de plus en plus amorphe, acculturée et manipulée.
Faut-il en incriminer « le capitalisme » ? Allons donc ! Quel bouc émissaire facile pour évacuer l’indigence de la pensée démocratique ! Ne trouvez-vous pas étrange que, malgré deux septennats de présidence de gauche et un quinquennat de gouvernement Jospin, malgré la vulgate antibourgeoise des intellectuels depuis 1968 , l’égalité des chances n’ait en rien progressé depuis une génération ? Au contraire, même, cela se mesure simplement : allez lire les soi-disant « commentaires » sur ma note d’il y a quelques jours, Idéologique ou "idiot logique". Comme au bac philo, vous y trouverez plus de "réactions" que d’argumentation, plus d’incapacité à lire que d’objections logiques, plus de "sentiment" au premier degré que de recul raisonné...
Croyez-vous vraiment qu’à cette sauce les blogs et le Net vont démocratiser un peu plus la société ? Comme le disait une philosophe chère à Fraise des Bois, "du nul plus du nul, ça ne fait jamais que du nul." Il faisait référence à Barbara Cassin, interrogée par Alain Finkielkraut dans son émission Répliques.
* « Moraline » : expression de Frédéric Nietzsche dans Ecce Homo. Elle signifie sans mièvrerie bien-pensante, sans cet optimisme béat des croyants en la bonté foncière, sans ces « bons sentiments » qui pavent l’Enfer depuis l’éternité.
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